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Quand Corneille, encore jeune, eut écrit le Cid et Polyeucte, comme s'il se fût lui-même enfermé dans un cercle magique, vainement essaya-t-il d'en sortir, et pendant près d'un demi-siècle, mécontent de lui, mécontent. des autres, jaloux de Molière et jaloux de Racine, il ne put que se recommencer. Voltaire, à quatre-vingt-quatre ans, conservait encore toute l'ardeur du jeune homme, toute son avidité de connaître, toute son impatience d'agir. A peine, de loin en loin, quelque plainte et quelque regret du temps passé, quelque semblant d'insouciance du présent et d'incuriosité de l'avenir trahissaient-ils le vieillard. Tel il était jadis quand, à la deuxième représentation de son Edipe, il paraissait sur la scène, portant la queue de la robe du grand-prêtre, tel il était encore quand, à la sixième représentation d'Irène, se penchant sur une foule en délire, d'une voix étranglée par les larmes, il jetait cette exclamation: « Français, voulez-vous donc me faire mourir de plaisir? » C'était le 30 mars 1778; il venait d'entrer dans sa quatre-vingtcinquième année. Et pendant ces soixante années de gloire ininterrompue, par un privilège plus rare encore, ce génie si librement ouvert à toutes les influences, à toutes les nouveautés du dehors, était resté lui-même, imprimant fortement sa marque à tout ce qu'il effleurait seulement, et réalisant ainsi dans l'infinie diversité de son œuvre l'unité du caractère et du génie. Il n'est pas cependant, comme la critique étrangère a pris plus d'une fois un malin plaisir à le prétendre, comme l'a prétendu Goethe lui-même, « le plus grand écrivain qu'on puisse imaginer parmi les Français ». S'il est vrai que la profondeur de la conception, que la perfection de la forme, que l'émotion et la sincérité du sentiment aient fait défaut à Voltaire, d'autres les ont possédées, dans l'histoire de notre littérature et de notre race, d'autres à qui n'a manqué presque aucune des qualités du génie de Voltaire et

qui, par un accord heureux, n'ont oublié d'y joindre ni la décence du langage, ni la probité du caractère, ni la dignité de la vie. Dans le siècle précédent, un grand homme a représenté son temps comme Voltaire a fait le sien, et résumé pour ainsi dire en lui, sous leur forme la plus parfaite, jusqu'aux moindres qualités de ses illustres contemporains: j'ai nommé Bossuet.

Voltaire et Bossuet se ressemblent par plus d'un point s'ils diffèrent l'un de l'autre, c'est comme le XVIIIe siècle diffère du xvii. L'un et l'autre, ils ont été le plus grand nom de leur temps et la voix la plus écoutée; l'un et l'autre, ils ont parlé comme personne cette langue lumineuse du bon sens, également éloignée de la singularité anglaise et de la profondeur germanique; l'un et l'autre, ils se sont moins souciés de l'art que de l'action, de charmer que de persuader ou de convaincre et de gagner des esprits à leur cause; l'un et l'autre enfin, partout où de leur temps quelque controverse s'est émue, quelque conflit élevé, quelque grande bataille. engagée, comme si le sort du combat n'eût dépendu que de leur présence, ils sont venus, et ils ont vaincu; mais l'évêque n'a pris les armes que pour soutenir, défendre et fortifier; le courtisan de Frédéric et de Catherine II n'est entré dans la lutte que pour détruire, dissoudre, et pour achever les déroutes que d'autres avaient commencées. Bossuet n'a combattu que pour les choses qui donnent du prix à la société des hommes: religion, autorité, respect; Voltaire, sauf deux ou trois fois peut-être, n'est intervenu que dans sa propre cause et n'a bataillé soixante ans que dans l'intérêt de sa fortune, de son succès, de sa réputation. Et le prêtre du xvII siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du xvIII, car, ayant traversé comme les autres les angoisses du doute et sué, dans le secret de ses méditations, l'agonie du désespoir, il a compris que, toutes choses qui tiennent de l'homme étant impar

faites, c'était trahir la cause elle-même de l'humanité que de dénoncer au sarcasme, au mépris, à l'exécration, les maux dont on n'avait pas le remède. Aussi le premier, quand il a vu la mort approcher, a-t-il pu s'endormir dans la paix d'une haute et loyale conscience; le second, de son vivant même, a pressenti l'heure où ses disciples se retourneraient contre lui.

Au foyer de la Comédie-Française, on voit une admirable statue de Voltaire. C'est le Voltaire de Ferney, chargé d'années, exténué par l'àge, amaigri, mais éternellement jeune par la flamme du regard et la vie du sourire. Tout son corps se porte en avant et semble provoquer la lutte. On dirait que le sculpteur l'a surpris dans son attitude familière, au moment où « le bon Suisse » va lancer contre un adversaire qu'on devine quelqu'une de ces plaisanteries mortelles qui clouent à terre un ennemi. Ses mains mêmes, longues et maigres, crispées sur les bras du fauteuil, ne semblent attendre qu'un signal pour soulever et lancer tout le corps d'une seule détente. C'est bien là le vrai Voltaire, imparfaite ébauche de sa personne peut-être, mais portrait vivant et parlant de ses œuvres. Allez voir maintenant au Louvre le portrait de Bossuet, par Rigaud. Le prélat est en pied, vêtu des ornements sacerdotaux. Le visage est plein, les lignes en sont fermes et nettes; dans les yeux et sur les lèvres un léger sourire dont la sérénité, dont la douceur étonnent. On se figurait un Bossuet plus sévère. L'attitude est d'un corps tout entier rejeté en arrière, prêt à la lutte aussi, mais à cette lutte qu'on attend de pied ferme, non pas à cette lutte qu'on provoque et qu'on défie. C'est le calme de la force qui s'est éprouvée par l'expérience et la sincérité d'une inébranlable conviction contre laquelle rien d'humain ne saurait prévaloir.

Considérez-les lentement, attentivement, ce portrait

et cette statue : ce ne sont pas seulement deux hommes, ce sont deux siècles de notre histoire, ce sont deux formes du génie français, ce sont aussi, grâce à la haute signification des modèles, dans le marbre de Houdon et sur la toile de Rigaud, deux faces de l'esprit humain que l'art a fixées pour jamais *.

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MONTESQUIEU

BOSSUET ET MONTESQUIEU, HISTORIENS DE ROME

C'est à Montesquieu que commence cette suite d'ouvrages supérieurs marqués du genre de perfection où il était permis d'atteindre après le xviie siècle. Le premier en date est le livre des Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains.

Il n'importe guère plus de savoir si l'idée lui en est venue de Saint-Evremond ou de Bossuet, que de rechercher si les Lettres persanes lui ont été inspirées par les Siamois de Dufresny ou par le Spectateur d'Addison. Montesquieu était de force à concevoir tout seul la pensée de son livre. Il y rêvait tout en écrivant les Lettres persanes. Rica, visitant la grande bibliothèque d'un couvent de dervis, y remarque les historiens et surtout les historiens de la décadence romaine 2; c'est Montesquieu lui-même qui prend date, et par d'admirables réflexions sur la chute de l'empire romain révèle une pensée en travail, met la main sur le sujet, du droit du premier occupant.

Autant il est oiseux de rechercher si Montesquieu s'est inspiré de Bossuet, autant il peut être utile de comparer ces deux juges si excellents des choses humaines. C'est une heureuse nécessité de cette étude

1. Annotation de G. Le Bidois.

2. Voici le passage en question : « Là ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formidable empire romain, etc., etc. »

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