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déry », comme plus tard on devait dire des Marly de Louis XIV: « Je suis de tous les Marly. » Chapelain s'y montrait fort assidu; il était l'âme de la cabale. On y intriguait contre les nouveaux talents; on se soutenait, on s'entre-louait, on se concertait, tantôt pour négliger, tantôt pour discréditer tous ceux qui ne cabalaient point, ou dont on n'avait pas peur. Faut-il beaucoup insister sur ce que devait avoir de puissance, soit pour égarer, soit pour intimider le goût du public, une association de poètes ligués par le danger commun, tenant à tous les grands personnages de la cour, loin d'ailleurs d'être sans mérite, et dont quelques-uns, très médiocres poètes, étaient de fort habiles gens? Ils avaient la possession, qui est une si grande puissance. Leur coterie durait encore en 1696; on les voit cabaler contre le discours de réception de La Bruyère, et prendre le parti de tous les ridicules flagellés dans son livre.

Enfin, plusieurs d'entre eux étaient puissants par eux-mêmes. N'est-ce point, par exemple, une preuve assez frappante du crédit personnel de Chapelain, qu'à une époque où Descartes et Pascal avaient écrit, où Bossuet se faisait entendre dans la chaire, où Molière, Racine, La Fontaine, Boileau avaient produit quelquesuns de leurs chefs-d'œuvre, le choix de Colbert ait désigné Chapelain pour régler la distribution des libéralités du roi, et tenir la feuille des bénéfices littéraires? Que dire du chancelier Séguier, qui donne un privilège à la Ménardière pour imprimer une critique de Chapelain, qu'il n'aimait pas, et, sur la réclamation de Chapelain, retire ce privilège et déclare qu'on le lui a surpris? Attaquer Chapelain, c'était presque un délit contre l'ordre public. Des comédiens de Clermont l'avaient joué sur le théâtre; ils furent réprimandés1. Voilà en quel crédit étaient ces poètes « obscurs >>>

1. Mémoires de Fléchier sur les Grands Jours tenus à Clermont,

pour qui se sont attendris les contempteurs de Boileau. Ils avaient tout ce qui donne la force dans ce monde : ils étaient puissants par leurs patrons, par ces sots de qualité dont parle Boileau ', lesquels peuvent impunément juger de travers; ils l'étaient par leur ligue même, par la vogue qui faisait prospérer leurs vers et suscitait, en dix-huit mois, six éditeurs du premier tome de la Pucelle; par le roi, qui prenait Chapelain pour distributeur de ses munificences, et qui pensait à le donner pour précepteur au dauphin; par la cour, où ils avaient la protection de tout ce qui y tenait un rang; par la ville, où l'on ne s'avisait guère d'avoir d'autres admirations qu'à la cour. Celui qui leur déclara la guerre était le fils d'un greffier, sans autre appui que ses vingt-quatre ans, et cette haine que lui avait inspirée, dès quinze ans, tout sot livre. Ce jeune homme osa blâmer les bienfaits du roi, et indirectement Colbert, qui en avait confié la distribution à Chapelain; il prit la défense du public sensé, qui se taisait, contre le public de la mode, qui parlait par toutes les voix; il plaida, selon ses paroles, la cause de la raison contre la rime, c'est-à-dire de l'esprit français contre une mauvaise école de poésie, et il gagna.

Aujourd'hui que le danger est passé, il est commode de le croire moins sérieux qu'il n'a été. Mais rappelons-nous ce qu'il y avait à craindre. La prose aurait pu ne pas sauver la poésie, l'une n'étant point sous l'empire de la mode qui faisait toute la valeur de l'autre, et la prose n'étant pas jugée assez noble pour donner des exemples à la poésie 2. Les sublimes beautés du grand Corneille n'avaient pu le garder lui-même de ses fautes, parce que ses fautes lui venaient de la

1. Sat. IX.

2. C'était l'opinion du public de la mode; Saint-Évremond la met dans la bouche de Chapelain, dans la Comédie des Académistes:

La prose est trop facile, et son bas naturel
N'a rien qui puisse rendre un auteur immortel

mode; comment en auraient-elles gardé le goût du public? Le respect même pour sa gloire trompait les plus habiles témoin La Bruyère, qui, dans le jugement qu'il en a porté, met Eilipe sur le même rang que les Horaces. Molière n'avait pas encore fait de beaux vers; il en avait fait beaucoup d'agréables, et sa prose plus saine que ses premiers vers ne promettait pas l'incomparable poésie du Misanthrope.

Rien n'était assuré. Les souvenirs et les habitudes prévalaient sur les écrits nouveaux. Le Cid n'avait nullement dégoûté des vers de Scudéry et de Chapelain. On mettait le P. Lemoine au même rang que Virgile. Racine débutait par des madrigaux; il prenait Chapelain, «< qui enfin avait de l'esprit », dit le cardinal de Retz, pour juge de ses premiers vers; il disait : << Voici le jugement de M. Chapelain, que je rapporterai comme le texte de l'Évangile, sans y rien changer. » Qui peut dire qu'il n'eût pas continué à s'affadir ou à raffiner dans ce style dont il apostrophait ainsi l'Aurore:

Et toi, fille du jour, qui nais avant ton père...

Molière hésitait presque à composer le Tartufe et le Misanthrope, faute de temps, disait-il, pour faire des vers travaillés. Ne pouvait-il pas être tenté par la gloire plus commode des deux mille pièces de Lope de Vega? La Fontaine, si supérieur dans les fables qu'il avait faites difficilement, d'après la nouvelle discipline, pouvait s'en tenir au genre facile et aimable, dans lequel il donnait quittance à Fouquet des quartiers de sa pension, et continuer de haïr le travail. Tout autour de Boileau, l'admiration publique se portait sur d'autres que ses amis. Mme de Sévigné s'obstinait à ne pas admirer Racine et à admirer Me de Scudéry, dont les livres lui plaisaient, disait-elle, par-dessus tout.

A l'époque où parut Boileau, les forces se balançaient, ou, s'il y avait avantage quelque part, c'était plutôt du

côté du tour d'esprit personnifié dans les poètes en possession, que du côté du génie national s'annonçant par des nouveautés et par des auteurs de trente ans. La république des lettres en France pouvait alors se comparer à un Etat où deux partis, à peu près d'égale force, se disputent le gouvernement. Qu'un caractère, un talent s'y produise, voilà l'un des partis qui devient le maître, et l'Etat est assuré. Ainsi pour les lettres, entre le tour d'esprit du moment et le génie national, Boileau se range du côté du génie national et lui donne l'empire.

Je ne doute pas que ce génie ne l'eût emporté à la fin par ses propres forces, tout comme je ne doute pas que, sans Richelieu et Louis XIV, la France ne se fût à la fin tirée de l'anarchie et n'eût conquis son unité politique. Mais de même que ce grand résultat se serait accompli plus lentement, avec plus d'alternatives et de sacrifices, si la Providence n'eût fait naître à propos Richelieu pour le préparer, et Louis XIV pour le consommer; de même, si Boileau ne fût venu à temps faire cesser l'hésitation de tout un siècle, les destinées de la poésie française n'eussent pas été si tôt ni si complètement assurées. Sans l'aiguillon de Boileau, Molière et Racine risquaient de s'égarer, ou de ne pas remplir tout leur génie, Molière en s'en tenant à la comédie bourgeoise ou d'intrigue, Racine en raffinant sur la tendresse où le portait sa nature délicate et passionnée, tous les deux en n'acceptant pas dans toute sa rigueur la loi, imposée par l'Art poétique, de faire difficilement des vers faciles.

Il faut songer à l'influence qu'un esprit excellent, ferme, sans complaisance, supérieur par la raison, peut exercer même sur des hommes qui le surpassent par l'étendue et la fécondité du génie. Le xvIIe siècle venait d'en donner un exemple éclatant. L'influence du grand Arnauld sur Pascal, sur Racine, sur La Fontaine, qui

songeait naïvement à lui faire hommage de ses Contes, sur Boileau lui-même, que cette influence aida et soutint, n'explique-t-elle pas celle que Boileau allait exercer, à son tour, sur ses illustres amis, esprits plus rares, génies plus heureux, qui lui fournissaient les types d'après lesquels il traçait ses règles?

Toutes les facultés, toutes les forces du génie, et, si je puis parler ainsi, la matière d'un grand siècle littéraire, existaient en France avant Boileau; de même, avant Louis XIV, dans la France victorieuse de l'Espagne et de la féodalité, il y avait la matière d'une grande nation. Mais comme il fallait un Louis XIV pour organiser cette nation, et lui apprendre tout ce dont elle était capable, de même il fallait un Boileau pour diriger toutes ces facultés, discipliner toutes ces forces, et faire voir à la France une image éclatante de son génie dans les lettres *.

D. NISARD.

DES LACUNES ET DES DÉFAUTS DE L'« ART POÉTIQUE »

L'Art poétique porte fortement l'empreinte du génie particulier de Boileau, génie droit, juste et ferme, plutôt que large et élevé. Il ne voit que dans un cercle restreint, mais il voit avec une netteté et une pénétration singulières. Il ne se fait pas une idée assez haute, ni par conséquent bien fidèle de la poésie, qu'il semble réduire à une question de mètre, de règles matérielles et d'imitation. L'essence lui échappe derrière les formes. Toutefois n'exagérons pas. Pour lui, la première des règles était d'avoir le génie poétique; il sait bien que sans celle-là les autres ne sont rien, et il a soin de le proclamer au début.

* Histoire de la Littérature française, Didot, 12 édition, t. II, p. 274288, passim.

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