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par la conversation, la seconde sied bien à un homme. qui avait fait sa fortune par la chaire, en parlant au nom de quelque chose de plus grand que lui.

Fénelon ne juge les écrits que dans leurs rapports avec la conduite de la vie'. Quant à cette sorte de scolastique littéraire née de la mauvaise fertilité des derniers temps, qui distingue le fond de la forme, l'art de son objet, l'écrivain de l'homme, il n'y a pas dans Fénelon une seule ligne dont elle pût s'autoriser pour un seul de ces principes d'invention récente, qui ont gâté le goût de notre nation. L'écrivain n'est pour Fénelon que l'honnête homme qui excelle à bien dire, et qui ne s'adresse, dans le lecteur, qu'à l'honnête homme cherchant le vrai pour s'y conformer. Il aime les lettres pour leur influence bienfaisante. Il est plein de vues ingénieuses sur les qualités et les effets des ouvrages d'esprit, et de jugements délicats et profonds sur les modèles. Voici des traits comme il ne s'en rencontre que dans les écrits de Fénelon. Parlant de Démosthène : «Il se sert de sa parole, dit-il, comme un homme modeste se sert de son habit pour se couvrir. » Image à la fois sévère et aimable, qui devrait être toujours présente à ceux qui manient la parole ou la plume. Un écrit qui ne persuade pas quelque vérité ou ne redresse pas quelque erreur, une peinture qui ne fait pas aimer le beau ou haïr le laid, un ouvrage d'esprit où l'écrivain ne communique pas avec le lecteur par ce qu'il a de meilleur en lui, n'est qu'une production méprisable ou un vain jeu d'imagination*.

D. NISARD.

"Histoire de la Littérature française, t. III, p. 397-400. Paris, Didot.

1. Autrement dit, Fénelon ne sépare pas le beau du vrai et de l'utile, et il repousserait comme fausse et pernicieuse la théorie moderne de « l'art pour l'art ».

LA «< LETTRE A L'ACADÉMIE » ET LA QUERELLE

DES ANCIENS ET DES MODERNES

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Fénelon, comme Bossuet, était un de ces rares esprits, assez vastes pour contenir, à l'exemple des Pères les plus illustres de l'Eglise, beaucoup de science et beaucoup de foi. Heureux siècle, que celui où l'Eglise pouvait montrer à ses adversaires ces

1. Cette dispute est éternelle; on a toujours vu, et sans doute l'on verra toujours, les « modernes » quereller sur les anciens ». Mais le débat est plus vif aux plus belles époques de la littérature, au siècle d'Auguste, par exemple, et au siècle de Louis XIV. Sans doute, on n'opposerait pas ainsi le passé au présent, si ces deux époques ne paraissaient glorieuses et dignes d'être mises en balance. Cette querelle, qui a chagriné quelques personnes, n'est donc pas si regrettable; elle n'annonce pas toujours la corruption du goût, mais elle est l'indice assuré d'une vive admiration pour le génie contemporain. Ajoutons que les préférences de chacun, en ces matières, doivent être fondées et suffisamment libérales. Les anciens ont l'avantage d'être venus les premiers et d'être créateurs. Leurs mœurs et leur genre de vie laissaient bien des loisirs favorables au génie. La science n'encombrait pas alors l'intelligence et n'étouffait pas l'art. Aussi les pensées des anciens sont plus fortes et plus fraîches, comme des fleurs venues en des terres vierges, comme des fruits exquis poussés à de jeunes arbres vigoureux. Mais, en revanche, quel avantage pour les modernes qu'une morale pure, avec l'expérience des siècles et un riche trésor d'idées !

Voici en quelques mots l'histoire de la querelle au temps de Fénelon. Elle avait été soulevée par Boisrobert, en 1635. Desmarets de Saint-Sorlin continua les hostilités par la publication de plusieurs ouvrages où il prétendait surtout que le merveilleux chrétien est plus épique et plus touchant que la mythologie. Il eut tort d'appuyer ses opinions sur de méchants exemples, mais Clovis et Marie-Madeleine ne donnent de démenti qu'à son talent, et point à ses idées. Boileau eut donc raison de trouver ce Clovis mauvais, mais il s'est trompé sur le sujet du merveilleux chrétien (voyez plus haut la note de la page 43).

Si Desmarets est, « par sa date, le véritable chef du parti des modernes », Charles Perrault sera toujours considéré, pour l'importance de son rôle et le retentissement de ses opinions, comme le premier des modernes. Le Poème sur le siècle de Louis le Grand, lu à l'Académie en 1687, fut le vrai manifeste du parti des modernes et le signal de la mêlée. Fontenelle suivit Perrault; dès 1688, il fit paraître, à la suite d'Eglogues, une Digression sur les Anciens et les Modernes. En même temps, Perrault revenait vigoureusement à la charge par ses fameux Parallèles des Anciens et des Modernes. Perrault et Fontenelle s'efforçaient d'établir que les hommes

grands évêques, les premiers dans les lettres comme. dans la religion, et de qui le génie captivait l'admiration de ceux mêmes dont leur doctrine ne soumettait pas la foi! L'Église, par l'ascendant de ses chefsd'oeuvre, gardait ainsi une prise même sur l'indifférence, et s'emparait des esprits quand elle n'avait pas les âmes. Chrétien admirable, Fénelon était le dépositaire le plus fidèle du génie antique, l'interprète le plus vrai de la muse de Sophocle et d'Homère. De tous les partisans des Anciens, ce fut le plus étroitement attaché à leur cause, parce qu'il aimait l'antiquité, non pas avec son goût, mais avec son cœur.

d'aujourd'hui valent bien ceux d'autrefois, et que le génie des modernes n'a rien à envier au génie des anciens.

Pour que « le champ de bataille ne demeurât pas à Perrault», selon le mot même de Boileau, celui-ci, qui n'avait encore lancé que quelques épigrammes, écrivit les Réflexions critiques sur Longin. Au lieu de répondre aux raisons de Perrault, il relevait chez lui seulement des erreurs de détail. Chacun gardait donc à peu près ses positions. Le grand Arnauld vint proposer une trêve qui suspendit la querelle (1694).

Peu de temps après (1699), une femme de beaucoup de science et d'une raison solide, Mme Dacier, donnait une traduction d'Homère précédée d'un éloge militant. Comme personne ne répondait, les partisans des anciens se crurent maîtres du terrain; et « Mme Dacier, l'Antigone du poète aveugle, paraissait l'avoir conduit au port à travers tant d'ennemis» (Rigault). Mais voilà qu'Houdart de la Motte, un poète qui médisait des vers, refit à sa façon l'Iliade d'Homère, en douze chants seulement, avec des explications aussi désobligeantes pour le vieux poète que son procédé même. Cela ralluma la guerre. La mêlée fut plus grande et l'action plus chaude à cette reprise d'hostilités. Il y eut une grèle de gros livres et de gros mots. Les deux troupes ennemies, conduites avec plus d'habileté par la Motte, et plus de vigueur par Mme Dacier, auraient lutté longtemps encore, si un ami commun n'avait réconcilié leurs chefs dans un banquet célèbre (1716).

C'est au cours de cette seconde période que Fénelon, sans se commettre au fort de la mêlée, décocha ses flèches aux modernes dans sa Lettre à l'Académie. Il semble qu'il ait voulu faire, comme Perrault, ses Parallèles des Anciens et des Modernes. Il est certain, dans tous les cas, que la Lettre est la réponse la plus directe, la plus sûre et la plus pénétrante aux prétentions des Parallèles. Cet agréable livre a, pour ceux qui le lisent aujourd'hui, un intérêt propre; mais il avait encore, à sa publication, un intérêt de polémique. Nous devions donc, pour le bien comprendre, le remettre à sa vraie place et connaître les circonstances qui expliquent sa naissance et son caractère. Rien, au reste, ne fait plus l'éloge de Fénelon que d'avoir montré, dans l'échauffement de tout son entourage, tant de finesse, de justesse et de modération.

L'amour des Anciens dans Fénelon, ce n'est pas seulement une inclination littéraire; c'est une morale, je dirais presque c'est une préférence politique. Pourquoi cette tendresse pour Homère ? Est-ce uniquement parce qu'il a le mieux peint le premier âge du monde? Non; c'est parce qu'aux yeux de Fénelon, le premier âge du monde est réellement l'âge d'or. La société antique, avec la simplicité de son mécanisme et la frugalité de ses mœurs, lui paraît la plus parfaite des sociétés '.Il s'arrête en souriant devant le roi Évandre, qui fait paître ses troupeaux; devant le vieillard de Tarente, qui cueille le premier ses fruits et ses roses : leur vie est à ses yeux la plus naturelle et la plus vraisemblable. « J'aime cent fois mieux, dit-il, la pauvre Ithaque d'Ulysse, que la Rome brillante de Salluste. » Rome ici, c'est Paris, c'est Versailles. La description de Salente dans le Télémaque, ce n'est pas seulement une fantaisie littéraire du poète rêveur, un ornement détaché des œuvres de Platon pour parer un roman; c'est le vœu sincère d'un retour de l'humanité vers les premiers âges du monde, c'est la théorie d'un politique et d'un moraliste qui voudrait ramener l'humanité virile au berceau de son enfance. La simplicité des temps héroïques unie aux lumières de la religion chrétienne, voilà l'idéal que Fénelon a conçu; et comme à ses yeux le premier âge du monde est l'époque la plus belle et la plus heureuse, il regarde le poète qui l'a peinte en beaux traits comme le plus grand des poètes.

Sa théorie même de l'art porte la marque de cette prédilection pour la simplicité du monde naissant. La perfection de l'art, selon lui, c'est le naturel; la beauté qu'il aime, c'est la beauté unie, aimable, si familière et si simple << que chacun soit tenté de croire qu'il l'aurait

1. La société antique éclairée des lumières de la religion chrétienne, comme l'auteur a soin de l'ajouter plus bas.

trouvée sans peine, quoique peu d'hommes soient capables de la trouver ». Il admet le commun, même le trivial, s'il est expressif; il a été presque le seul de son temps à louer « les magots » de Téniers. Mais le rare l'effraye. « Les rayons du soleil, dit-il, sont-ils un moins grand trésor parce qu'ils éclairent tout l'univers?» Mais, pourrait-on répondre, parce que le soleil éclaire tout l'univers, il n'en est pas moins rare, puisque le soleil est unique. S'il y avait deux soleils pour éclairer l'univers, le nôtre aurait moins de prix. Les beautés simples et naturelles sont charmantes; mais, à force de les aimer, Fénelon ne fait-il pas tort aux beautés ornées et sublimes? Il n'épargne pas les louanges à La Fontaine; mais il en est bien avare pour Racine et pour Corneille, dont il signale surtout les défauts. « Le Titien, dit Fénelon, peint un vallon plein de fraîcheur avec un clair ruisseau; il se garde bien de peindre un riche parterre avec des jets d'eau et des bassins de marbre. » Aimons les fleurs naturelles des prairies, mais aimons aussi les fleurs charmantes des parterres cultivés par l'art d'un Racine; aimons ces fleurs rares et merveilleuses, que, sur la cime des montagnes, fait éclore le souffle puissant d'un Corneille.

Fénelon était donc par ses idées, par ses sentiments, par son goût littéraire, le plus ancien de tous les anciens. Quand il fut prié de donner son avis sur les travaux de l'Académie, par Dacier, le secrétaire perpétuel, il n'évita pas de s'expliquer sur une discussion qui occupait tous les esprits; mais il s'efforça d'exprimer sa pensée sans blesser l'opinion d'une assemblée où l'antiquité n'était pas souveraine. Il est curieux d'étudier la marche que va suivre ce grand esprit, jaloux de plaire à tout le monde. Le caractère de Fénelon s'y montre tout entier. Effleurant d'abord avec délicatesse la question philosophique, et reprenant la comparaison de Perrault et de Fontenelle, il

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