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place, employé à propos. Il y a une raison, et on la découvre, dans sa manière de commencer et de finir, dans ses interpellations soudaines, dans ses comparaisons hardies, dans la gradation de ses expressions et de ses figures qui vont se resserrant et s'aiguisant toujours, jusqu'à un dernier mot ou un dernier trait auquel il s'arrête, parce qu'en effet, au delà, il n'y a plus rien. Quelle marche savante dans cette description des âmes vénales!

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu, capables d'une seule volupté qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre, curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De tels gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes; ils ont de l'argent.

Quelle hardiesse heureuse et opportune dans l'apostrophe célèbre !

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--

Je

Fuyez, retirez-vous, vous n'êtes pas assez loin. - Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans l'autre hémisphère; montez aux étoiles si vous pouvez. M'y voilà. - Fort bien; vous êtes en sûreté. découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut vivre aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et, quoi qu'il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune et regorger de biens.

La vivacité du tour n'est ici que le vêtement léger d'une impression vive; est-il une façon plus ingénieuse de nous présenter ce personnage redoutable et de nous engager à le fuir*?

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PREVOST-PARADOL.

Etudes sur les Moralistes français, p. 197-207, passim. Paris, Hachette

LES << CARACTÈRES » DE LA BRUYÈRE

ET LES « MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD

Il convient d'abord de distinguer fortement, au double point de vue de la méthode et des idées, le livre des Caractères et celui des Maximes. Ce ne sont plus ici les réflexions bornées d'un frondeur en retraite qui ne veut voir et décrire le monde qu'à travers ses expériences et ses mésaventures. Voilà le vrai livre de morale, celui que les gens du moyen âge eussent nommé le « trésor de bonne science », celui où tout le monde, tous les états, tous les âges peuvent trouver leur compte, celui où sont touchées, sinon traitées, toutes les questions auxquelles peut donner lieu la vie sociale morale, littérature, richesse, femmes, mode, politique, religion... On sent l'observateur consciencieux qui traite vraiment comme une science, délicate et complexe, la connaissance de l'homme et qui ne prétend pas la résoudre par une formule unique, applicable à tous les cas. On sent l'homme qui à cette science a consacré entièrement, religieusement, tous les loisirs d'une vie studieuse.

D'abord il philosophait dans la solitude et l'indépendance d'un véritable homme de lettres; puis il se trouve appelé, par le hasard des circonstances, à voir de près, sur les sommets les plus hauts, la société de son temps. Précepteur du petit-fils de Condé, hôte de Chantilly, pouvant frayer avec tout ce que la cour, l'armée, l'église, la magistrature, la « ville », comptaient de plus illustre, il a profité de cette situation privilégiée pour contempler, pour étudier à l'aise ce grand monde qui est alors dans tout son éclat. Il a noté au jour le jour les impressions reçues des hommes et des choses, et ces notes, récoltées au hasard des

rencontres, ont fini, en s'accumulant, par faire un amas considérable. Considérable et bizarre, très composite, très bariolé, comme la matière humaine ellemême et comme la vie mondaine qui en avait fourni les éléments. Dans ce « journal de bord », où il y avait de tout, La Bruyère eût sans doute pu, tout comme un autre, mettre de l'ordre, ne prendre que ce qui se fût adapté avec telle ou telle idée abstraite et dogmatique sur la nature de l'homme ou sur le but de la vie, trier ses matériaux pour composer soit un traité de philosophie, soit un recueil plus réduit et consacré à la démonstration d'une thèse spéciale et restreinte, telle que celle de La Rochefoucauld. C'est ce qu'il ne fit pas. Il se contenta de grouper, selon leurs rapports, pour la commodité de la lecture et de la recherche, sous certains titres larges et généraux, les documents de ce long voyage d'exploration psychologique. Point d'ordre rigoureux et étroitement subdivisé; à tel point même que telle maxime a pu, sans inconvénient, voyager, à travers les éditions successives des Caractères, d'un chapitre à l'autre. Point d'idée unique et dominante, point d'ensemble, point de système; et si les pédants de son siècle lui ont reproché ce désordre comme une incorrection', si les philosophes du nôtre 2 ont blâmé le manque d'unité de son livre comme une marque de conception faible, ni le public de son temps, ni les lecteurs des générations suivantes ne lui en veulent, je gage. Car ce que le livre a pu perdre en profondeur, il l'a gagné probablement en sincérité et en intérêt, sûrement en exactitude et en richesse. Je veux bien cependant que ceux-là le

1. Le Mercure galant (cahier de juin 1693): « L'ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces détachées qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi. » [A.]

2. Ta ne en particulier (Nouveaux Essais de critique et d'histoire).

regrettent qui aiment les thèses et les synthèses, qui goûtent les explications audacieuses et veulent à tout prix des solutions décisives; mais, par contre, on saura gré à La Bruyère de sa modestie, et de n'avoir pas cherché à présenter, comme Montaigne, La Rochefoucauld et Pascal, « un corps d'idées liées et précises sur la fin de l'homme, sur ses facultés et sur ses passions», si l'on estime que ces « corps d'idées » sont d'une valeur bien subjective, bien transitoire et contestable, que la meilleure philosophie est celle que chacun se fait soi-même, et le meilleur moraliste celui qui nous offre, non des constructions aventureuses, mais des données positives, des faits bien observés, des expériences qui étendent et nourrissent la nôtre. Au lieu de nous servir les hypothèses de sa philosophie, La Bruyère a préféré nous jeter à pleines mains les résultats de ses enquêtes. Tant mieux.

Non pas cependant qu'il n'ait un but, s'il n'a pas de système. Et ceci encore le distingue de La Rochefoucauld sa conception très élevée du rôle qu'il doit remplir. Il est convaincu qu'il peut être utile, et il veut l'être, et il ose le dire : « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule. S'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre et qu'il y a de l'esprit ; mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée; il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. » On ne doit parler, on

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ne doit écrire que pour l'instruction, et si « de corriger les hommes est le succès que l'on doit le moins se promettre », c'est pourtant « l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant ». Il est à craindre que ces ambitions-là n'aient jamais hanté l'esprit de La Rochefoucauld et que ce portraitiste très désillusionné de l'incurable nature humaine n'eût souri des chimères d'un confrère assez naïf pour croire à la morale une vertu réformatrice.

Aussi bien y a-t-il entre La Rochefoucauld et La Bruyère une dernière différence, la différence de l'incrédule au chrétien.

-

Non pas, assurément, que les Caractères aient un dessein religieux marqué et une intention d'édification, comme La Bruyère pourtant l'a prétendu, lorsque, dans la préface apologétique de son Discours à l'Académie, il embrasse vivement l'opinion des « personnes de piété » qui avaient découvert dans son livre une démonstration indirecte du christianisme et un supplément des Pensées de Pascal. La Bruyère eût été bien embarrassé de montrer dans la plupart des réflexions ou des portraits qui composent son ouvrage cette préoccupation qu'il se laisse attribuer par ses dévots amis, de « démontrer le faux et le ridicule des objets des passions et des attachements humains », et de « rétablir dans les esprits des hommes la connaissance de Dieu ». En fait, il n'avait pas songé d'abord à ce sens de son œuvre ; tout au contraire, dans le Discours sur Théophraste, qui servait d'introduction à son propre ouvrage comme à sa traduction du moraliste ancien, il spécifiait nettement que son dessein se distinguait tout autant de celui de Pascal que de celui de La Rochefoucauld. La vérité est qu'il ne s'avisa d'adopter cette interprétation ', que comme

1. La préface du Discours à l'Académie, où se trouve le passage que nous venons de citer, est de 1694, et ce n'est aussi que dans le dernier

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