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choses pour les relever par la beauté du génie et du style ».

A. CHAUVIN.

L'ORDRE CACHÉ DANS LES « CARACTÈRES »>

« La Bruyère, a dit Sainte-Beuve, a déjà l'art (bien supérieur à celui des transitions qu'exigeait trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l'air, par une sorte de lien caché, mais qui reparaît d'endroits en endroits, inattendu. On croit au premier. coup d'œil n'avoir affaire qu'à des fragments rangés les uns après les autres, et l'on marche dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe, s'éclaire par les environnantes. »

Ce fil invisible relie non seulement les pensées de chaque chapitre, mais aussi les chapitres du livre. Les premiers, qui ont pour titre : Des Ouvrages de l'esprit, Du Mérite personnel, Des Femmes, Du Cœur, De la Société et de la Conversation, ne supposent pas tout d'abord un ordre logique. « Mais les quatre suivants vont nous peindre successivement les mœurs des principales classes de la société, des gens de finance et de fortune, des gens de la ville, des gens de la cour, des grands proprement dits et princes du sang, héros ou demi-dieux le tout se couronnera par un chapitre du Souverain ou de la République, avec le buste ou la statue de Louis XIV tout au bout, en perspective. Un livre composé sous Louis XIV ne serait pas complet, en effet, et, j'ajouterai, ne serait pas assuré contre le tonnerre, s'il n'y avait au milieu une image du roi. La Bruyère n'a manqué ni à la précaution ni à la règle, et, en grand artiste, il a disposé les choses de telle façon qu'on arrive à cette image par des degrés successifs, et comme par une longue avenue. L'autel est au centre et au cœur de l'œuvre, un peu plus près de la

fin que du commencement et à un endroit élevé d'où il est en vue de toutes parts. »

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Le chapitre de l'Homme en général couronne naturellement cette peinture des conditions particulières. Il est vrai qu'on semble se perdre un moment dans les chapitres mêlés, Des Jugements, De la Mode, De quelques Usages, mais pour se retrouver et remonter bientôt à ce qu'il y a de plus élevé dans la société comme dans l'homme, la Religion ». Avant de montrer et de caractériser la vraie, il avait commencé par flétrir courageusement la fausse dans le chapitre De la Mode. Le chapitre De la Chaire, l'avant-dernier du livre, bien qu'essentiellement littéraire et relevant surtout de la rhétorique, achemine pourtant, par la nature même du sujet, au dernier chapitre tout religieux, intitulé Des Esprits forts; et celui-ci, trop poussé et trop développé certainement pour pouvoir être considéré comme une simple précaution, termine l'oeuvre par une espèce de traité à peu près complet de philosophie spiritualiste et religieuse. Cette fin est beaucoup plus suivie et d'un plus rigoureux enchaînement que le reste. On peut dire que ce dernier chapitre tranche d'aspect et de ton avec tous les autres. C'est une réfutation en règle de l'incrédulité.

Telle est la composition cachée du livre des Caractères « et son économie sous une apparence de désordre. On est frappé d'abord de la variété, et l'on distingue bientôt l'intention. La Bruyère cherche avant tout cette variété et fuit la méthode. Il aime à tenir un fil, mais un fil seulement, et dans un labyrinthe >> (Nouveaux Lundis).

UNE JOURNÉE A LA COUR AVEC LA BRUYÈRE

Si l'on veut errer soi-même un instant avec La Bruyère au sein de la cour et dans le monde, ignoré

comme lui dans cette foule orgueilleuse et s'écartant avec lui pour laisser passer ses modèles, on trouvera plus naturelle que ne l'eût été aucune autre l'ordon= nance si libre et si vive qui a mêlé dans une confusion apparente ces maximes, ces portraits et ces discours. La Bruyère réfléchit et il écrit ce qu'il pense, il regarde et il dépeint ce qu'il voit, il écoute et il redit ce qu'il entend. Voici N..... qui arrive avec grand bruit, écarte tout le monde, se fait faire place, gratte, heurte presque; il se nomme, on respire, il n'entre qu'avec la foule. Voici d'autres gens qui entrent sans saluer, marchent des épaules, se rengorgent, interrogent sans regarder jusqu'à ce qu'il survienne un grand qui fasse tomber cette hauteur contrefaite. Voyez maintenant passer gravement Cimon et Clitandre ayant pour unique affaire de paraître chargés des affaires de l'État. Quel est ce débordement de louanges qui inonde tout à coup les cours, la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la galerie? On en a au-dessus des yeux, on n'y tient pas; c'est un tel qui vient d'être placé dans un nouveau poste, et le torrent de l'adulation emporte tout le monde. Pourquoi Timante, presque abandonné naguère, est-il entouré comme jadis, assailli de gens qui veulent tous le tirer à l'écart pour l'entretenir mystérieusement de rien? Une disgrâce apparente avait effacé tous ses mérites, une faveur imprévue vient de les lui rendre. Voyez plus loin serpenter Théodote prêt à demander, et pour de bonnes raisons, la place de Cassini pour le suisse ou le postillon du favori, si l'occasion s'en présente; prêt à tout sacrifier à ce qui porte les livrées de la faveur. Écoutez ce plaintif murmure du courtisan dégoûté, mais dégoûté pour un jour, de son triste labeur : « Les deux tiers de ma vie sont écoulés; pourquoi m'inquiéter tant sur ce qui m'en reste? La plus brillante fortune ne mérite point ni le tourment que je me donne, ni les petitesses

où je me surprends, ni les humiliations, ni les hontes que j'essuie; trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait bien qu'à force de lever la tête; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement et de qui j'espérais toute ma grandeur : le meilleur des biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine. » Mais le maître a paru, et les voilà tous enlaidis par sa présence à peine les peut-on reconnaître, tant leurs traits sont altérés et leur contenance avilie. Les plus superbes sont les plus défaits; l'homme modeste, descendant de moins haut, se soutient mieux. Enfin commence cette messe royale où les grands, formant un vaste cercle au pied de l'autel et la face élevée vers le prince, paraissent l'adorer luimême, tandis qu'il paraît adorer Dieu. Quelle étude suivie, quelle description régulière de la cour et du monde vaudrait cet admirable et capricieux mélange d'incidents, de personnages et de pensées, image fidèle de la nature? C'est ainsi que les grands, les riches, les lettrés, les avocats, les prédicateurs, toutes les figures originales que peuvent produire les combinaisons de la nature avec les lois et les usages du monde traversent comme en courant les divers chapitres de cet ouvrage immortel; tous ces personnages ont gardé leur physionomie et leur allure, ils ont l'air de ne songer qu'à eux et d'aller à leurs affaires; ils se pressent et se mêlent dans le libre mouvement de ce livre comme ils se coudoyaient dans le tumulte de la vie.

Aussi le mot de comédie vient-il aux lèvres lorsqu'on voit marcher avec naturel tant de caractères originaux. Et cependant ce n'est point une comédie, non seulement parce qu'on ne peut saisir dans les actes de tous ces personnages une action suivie, et qu'ils ne sont point lancés ni engagés les uns contre les autres, mais encore parce que leur caractère est dessiné d'une

façon plus savante, plus fine, plus déliée que le caractère de ces personnages d'un ordre différent que le poète comique destine à se mouvoir sur la scène et à saisir fortement l'esprit du spectateur. Pour intéresser, pour émouvoir et même pour laisser dans l'imagination la vive impression d'un caractère, le poète comique est inévitablement conduit à forcer un peu la nature et à s'écarter jusqu'à un certain point de la vraisemblance. Il fait violence à la réalité de diverses manières, non seulement en resserrant et en précipitant l'action plus que ne le comporte le train ordinaire de la vie, mais en donnant aux caractères de ses personnages plus de relief et à leurs actes plus d'emportement ou de résolution que ne le permettrait une reproduction discrète de la nature. Le poète comique ne fait comprendre et admirer un personnage de la foule qu'en le peignant de couleurs plus fortes, en le faisant aller plus vite et en le poussant plus loin que ne le ferait le moraliste, étudiant le même modèle à son aise, et uniquement appliqué à serrer de près la vérité. Voulez-vous avoir une juste idée de cette différence? Voulez-vous sentir l'avantage du moraliste dépeignant à loisir un caractère sur le poète comique qui ne peut nous montrer ce même caractère qu'en action, et qui est conduit à le faire agir avec quelque excès pour nous le faire mieux comprendre? Lisez dans La Bruyère le portrait d'Onuphre composé avec l'intention évidente de mettre en lumière toutes les fautes contre la vraisemblance dontle Tartufe de Molière peut être accusé '.

L'exacte vérité dans les choses ne suffit pas à La Bruyère; il poursuit avec le même scrupule, ou, pour mieux dire, avec le même plaisir, la vérité dans les termes. Il y a bien moins de fantaisie qu'on ne l'imagine dans l'infinie variété de ses tours; il n'en prend guère qui ne soit choisi avec discernement, mis à sa

1. Voir, plus haut, le parallèle entre Oauphre et Tartufe.

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