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cette âme supérieure rend au centuple et en silence

tout le dédain qu'elle a subi 1».

A. C.

ORIGINALITÉ DE LA BRUYÈRE COMME MORALISTE

A l'époque où parut le livre des Caractères ou des Moeurs de ce siècle, les Maximes et les Pensées étaient dans les mains de tout le monde, et La Bruyère sentit le besoin de repousser d'avance le reproche d'imi

tation.

Dans la préface de la première édition (1688) 2, 2, il apprécie ainsi les deux ouvrages de ses devanciers :

L'un (les Pensées), par l'engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connaître l'âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux

1. « Il y a beaucoup d'Alceste dans La Bruyère, remarque avec justesse M. Faguet, de l'Alceste vrai, non poussé au grand, et béatifié, comme il l'est dans l'admiration indiscrète de certaine critique moderne, mais de l'Alceste avec ses qualités et ses défauts, bon, tendre, très sensible, honnête et droit, morose aussi, chagrin, assez orgueilleux, jetant sur la société un regard sévère, où il entre de la déception, de l'amour propre blessé et quelque injustice. »>

Dans le chapitre du Cœur, et dans plusieurs autres, que de notes émues qui attestent une sensibilité profonde!

Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui on vient de donner. Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres. » L'article sur les paysans respire une compassion profonde et ici, selon le mot de M. Faguet, l'amertume est de la sympathie.

Des accents plus intimes encore dénotent des délicatesses exquises et parfois des souffrances secrètes du cœur. « Être avec des gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.

Il devrait y avoir dans le cœur des sources inépuisables de douleur pour de certaines pertes. Ce n'est guère par vertu ou par force d'esprit que l'on sort d'une grande affliction: l'on pleure amèrement et l'on est sensiblement touché; mais l'on est ensuite si faible ou si léger que l'on se console. »

2. Et non 1689, comme on le trouve dans les bibliographies. J'ai sous les yeux cette première édition, avec la date de 1688. [A.]

motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme chrétien.

L'autre (les Maximes), qui est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse était égale à la pénétration, observant que l'amour propre est dans l'homme la cause de tous ses faibles, l'attaque sans relâche quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille autres, a toujours, par le choix des mots et la variété de l'expression, la grâce de la nouveauté.

La Bruyère se caractérise ensuite lui-même :

L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères (de Théophraste); il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes.

Aucun auteur n'a mieux défini la nature ni marqué plus nettement le but de ses écrits. C'est là cette morale pratique dont nous fournissons la matière, et qui nous avertit de nos plus secrets mouvements, non par des analogies plus ou moins éloignées, mais en nous les faisant toucher du doigt.

Pascal avait affirmé avec cette force qui lui est propre, plutôt que pénétré par des efforts d'analyse qu'il dédaignait, nos imperfections et nos impuissances; il nous avait fait voir la profondeur de nos maladies et la vanité de nos remèdes; il avait frappé de discrédit jusqu'à notre morale, vraie en deçà des Pyrénées, disait-il, fausse au delà. Au lieu de s'étendre avec une curiosité tranquille sur le détail de nos misères, il s'était borné à éclairer d'une lumière terrible les principaux objets de notre confiance, ce que l'on pourrait appeler les garanties des sociétés, la justice, la loi, la vertu. Il nous avait fait rougir de notre sagesse et douter de notre vérité; il avait voulu nous

mener, l'épée dans les reins, à la foi, par le désespoir '.

La Rochefoucauld, en poursuivant de son analyse amère et impitoyable tous les déguisements de notre mauvaise nature, en nous faisant peur de nos mouvements les plus naïfs, aurait pu nous ôter jusqu'au désir de l'innocence, à force de nous prouver qu'ell est impossible.

La Bruyère ne veut ni nous désespérer, ni nous réduire à l alternative d'être des intrigants ou des saints; il veut nous rendre meilleurs dans notre imperfection, et il nous y aide par une morale appropriée à nos forces. Aussi La Bruyère est-il le plus populaire de nos moralistes.

La morale de La Bruyère, c'est celle de Montaigne, de Molière, de La Fontaine, de Boileau; c'est tout ensemble une grande liberté d'observation, qui reste d'ailleurs dans les limites de la convenance, et une certaine indifférence qui laisse à chacun ses défauts, et qui paraît satisfaite qu'un homme imparfait ne soit pas pire.

Je ne me méprends pas sur le caractère du chapitre des Esprits forts, dont La Bruyère aurait voulu faire. comme la sanction des chapitres précédents. L'explication qu'il en donne est peut-être plus prudente que vraie. Les hommes de goût, pieux et éclairés, dit-il, n'ont-ils pas observé que, de seize chapitres

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1. M. D. Nisard fait ici de Pascal un sceptique en philosophie. L'opinion contraire semble prévaloir aujourd'hui. Nous nous permettons de renvoyer à l'étude que nous avons faite, à l'occasion de la thèse de M. E. Droz, de cette épineuse et intéressante question, dans l'Instruction publique (numéros des 18 décembre, 31 décembre 1886 et 15 janvier 1887). Nous avons essayé d'y démontrer que Pascal n'a été sceptique ni en philosophie ni en religion. Nous n'avons peut-être pas manqué complètement notre but, si nous en croyons les paroles flatteuses que M. D. Nisard a bien voulu nous écrire. « J'ai cru autrefois, nous disait-il, que Pascal était un sceptique, sans m'en prévaloir, Dieu merci; je le croyais un peu moins avant de vous lire, je suis bien près de ne plus le croire du tout après vous avoir lu. »

2. Dernière édition des Caractères (1696).

qui composent le livre des Caractères, il y en a quinze qui, s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner les obstacles qui affaiblissent d'abord et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu; qu'ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu, où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les faibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées, où la providence de Dieu est défendue contre l'insulte et les plaintes des libertins? » Ainsi, en 1696, la pensée de son livre était de ramener les hommes à Dieu. En 1688, il n'avait voulu que « les rendre raisonnables, par des voies simples et communes ». D'où vient la différence? C'est qu'en 1696 les dévots gouvernaient; il fallait se garder de leur donner prise'. Cette déclaration, dans une préface où La Bruyère répond à toutes. sortes d'attaques, n'est donc qu'une précaution du côté des dévots; elle ne doit tromper personne sur le

1. Le mot dévot, autrefois très noble, est employé ici dans un sens défavorable qu'il a pris à une époque où La Bruyère écrivait : « Un dévot est celui qui, sous un roi athée, serait athée ». Il désigne les courtisans qui, à la fin du XVIIe siècle, couvraient leurs vices du manteau de la religion et faisaient étalage de certaines pratiques religieuses pour gagner la faveur de Louis XIV converti.

En donnant au chapitre des Esprits forts l'air de n'être qu'une simple précaution contre les dévots, M. Nisard ne nous semble pas assez tenir compte des sentiments sérieusement chrétiens de La Bruyère et du progrès que le libertinage d'esprit et de cœur faisait depuis quelques années. Par opposition au mouvement religieux créé par Mme de Maintenon, la société du Temple se fondait et faisait scandale; la jeune cour dissimulait sous des apparences honnêtes une corruption toute païenne et préludait déjà aux futures infamies de la Régence; les idées de Bayle et de Fontenelle faisaient de tous côtés leur chemin. Cette démoralisation croissante, plus ou moins cachée, n'échappait point à l'observation pénétrante de La Bruyère. Ame droite, chrétienne, et qui ne se contentait pas de ce qu'on appelle dans le monde la morale des honnêtes gens, il ne serait pas étonnant qu'il eût modifié son premier dessein tout philosophique et voulu combattre l'athéisme envahissant; il ne serait pas étonnant qu'un artiste tel que lui eût ensuite présenté le dernier

caractère plus philosophique que religieux de sa morale.

Cette morale, que l'esprit chrétien a d'ailleurs élevée et épurée, ne prétend donner qu'un fonds de préceptes applicables à tous les temps comme à tous les pays, qui fassent faire à l'homme le meilleur usage de sa raison et rendent plus heureuse la vie présente. Elle nous montre tout près de la faute la peine, et dans le même jour la rémunération et le châtiment. C'est comme une justice du premier degré qui abandonne à la justice suprême tous les cas qu'elle ne peut pas accommoder*.

D. NISARD.

ORIGINALITÉ DE LA BRUYÈRE COMME ÉCRIVAIN

La Bruyère est un moraliste littérateur. Voilà le trait saillant de son originalité. Il est de tous les moralistes du siècle celui qui songe avant tout à faire œuvre d'art et qui se préoccupe le plus du style. Les autres. ont été des hommes d'action qui avaient un but pratique et écrivaient pour convaincre. Pascal est un apôtre qui veut ramener les incrédules à la religion, à la foi en Jésus-Christ; La Rochefoucauld, ambitieux

chapitre comme le couronnement naturel et voulu de son livre. Ces motifs suffisent parfaitement, sans la crainte des dévots, pour expliquer un changement au plan primitif.

Mais ce changement a-t-il eu lieu? Nul sans doute ne peut l'affirmer ou le nier absolument. Pour nous, nous ne le croyons pas. Le dessein premier du moraliste était « de rendre l'homme raisonnable ». Le chapitre des Esprits forts ne sort pas de ce programme; il n'est qu'une réfutation de l'athéisme, que La Bruyère juge une erreur contraire à la raison, une véritable monstruosité. Il ne sort donc point du domaine philosophique en se proposant de ramener les hommes à Dieu. N'est-ce pas le meilleur moyen de les rendre raisonnables?

*Histoire de la Littérature française, 12e édition, t. III, p. 183-193.

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