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donnée aux enfants des hommes, toutes ces vaines sciences dont il est écrit que ceux qui les accumulent, au lieu de se rendre sages et heureux, ne font qu'augmenter leurs travaux et leurs inquiétudes '. »

Malebranche écrivain a cependant ses défauts : les négligences, les incorrections 2, les longueurs; et, malgré tant de qualités exquises, il n'a jamais été mis de pair avec Fénelon, avec Bossuet. Il n'a point la facile élégance, les grâces enchanteresses de l'un, les images et les mouvements sublimes de l'autre ; il n'égale pas la perfection des deux. De plus, on n'entre pas de plain-pied dans ses œuvres comme dans celles des maîtres que j'ai nommés; les initiés seuls y pénètrent sans peine et s'y trouvent tout de suite à l'aise. Or les initiés sont peu nombreux. Quelques héritiers de ses interlocuteurs, quelques Érastes venus trop tard, comme les nomme Sainte-Beuve, placeront Malebranche à une hauteur presque sans rivale3; les autres, admirateurs eux aussi, réclameront pour lui de moindres honneurs, et lui assigneront, immédiatement après les plus grands, une place glorieuse encore et rayonnante d'un paisible et immortel éclat*. A. LARGENT.

NOTICE SUR LE R. P. LARGENT

Le R. P. Augustin Largent, né en 1834, s'est adjoint de bonne heure au groupe brillant des Gratry, des Perraud, des Lescœur, des Valroger et des Perreyve, qui, sous la direction du R. P. Petétot, venaient de restaurer l'Oratoire de France (1852). Il y entra

* Introduction à la Recherche de la Vérité. Paris, Poussielgue. 1. IX Méditation chrétienne, 25.

2. Malebranche a une belle langue, facile et pleine d'ampleur, mais pas strictement correcte.» (SAINTE-BEUVE, P.-R., liv. VI.)

3. « Malebranche, admirable dans sa vie, dans sa pensée et dans sa parole, idéal ravissant où on retrouve harmonieusement fondu tout ce que la nature morale garde de précieux dans ses trésors... Qui est plus grand, plus beau et plus doux que Malebranche? » (Pensées de Jules Bruneau, Angers, 1838. Citation de Sainte-Beuve, P.-R., liv. VI.)

en 1859. C'était alors un jeune étudiant très épris de littérature et de poésie et fort mêlé à cette société distinguée de gens de lettres et d'artistes qui, depuis 1856, se réunissaient chez M. Eugène Loudun, à l'Arsenal. Il y rencontrait entre autres M. H. de Bornier, le futur auteur de la Fille de Roland, Amédée Gabourd, Amédée Pommier, le statuaire Vital Dubray, le peintre de batailles Jules Duveaux, Ernest Daudet et son frère Alphonse, qui y récitait à dix-huit ans ses premiers vers et faisait présager à ses auditeurs ravis un poète et un écrivain.

Le charme de ces relations et d'une vie studieuse toute pleine de promesses ne retint pas A. Largent. Il se jeta dans la théologie et l'histoire de l'Église avec la même ardeur qu'il avait mise aux lettres. De bonne heure il y devint maître. Il a été professeur d'histoire ecclésiastique à l'École supérieure de théologie de Paris. Il n'a cependant pas renoncé à ses premiers goûts. Fidèle à la tradition oratorienne qui, depuis le P. de Condren et Massillon jusqu'au P. Gratry, associe la culture littéraire à l'étude des sciences ecclésiastiques, il relève le solide mérite de ses travaux sur les origines du christianisme, de ses articles sur diverses questions controversées d'histoire religieuse, de ses ouvrages de spiritualité, par la distinction de la forme, par un style ferme, élégant, coloré. A travers le savant et le théologien apparaissent le lettré et l'homme de goût. Les pages précédentes empruntées à une Introduction au second livre de la Recherche de la vérité témoignent qu'il avait tous les titres pour expliquer et faire goûter Malebranche.

Outre divers ouvrages de piété, entre autres des méditations sur saint Joseph et sur la sainte Vierge, le R. P. Largent a publié une Vie de sainte Thérèse (Paris, Sauton); l'Abbé de Broglie, sa vie, ses œuvres (Paris, Bloud); Saint Jérôme (Lecoffre), et il a été chargé d'éditer plusieurs manuscrits de l'abbé de Broglie sur des questions d'apologétique.

A. C.

LA BRUYÈRE'

D'UNE NOUVELLE PÉRIODE LITTÉRAIRE INAUGURÉE
PAR LA BRUYÈRE

On a distingué deux grandes périodes dans le XVIIe siècle, l'une finissant vers 1660, l'autre s'achevant par la mort de Louis XIV, en 1715. Mais chacune d'elles comprend deux générations bien distinctes: l'école des Malherbe et des Balzac règne de 1600 à 1630; de 1630 à 1660 brille toute une élite de génies originaux, tels que Corneille, Descartes, Pascal, La Rochefoucauld,. auxquels se rattachent, par l'éducation qu'ils ont reçue et qui les a formés, les Sévigné et les Bossuet.

Avec le règne personnel de Louis XIV commence la génération des Boileau, des Racine, des La Fontaine, des Bourdaloue, des Fléchier. L'apparition des Caractères, en 1688, marque une fin de saison et l'aube d'un jour nouveau merveilleusement caractérisées par Sainte-Beuve (Portraits):

<< Boileau et Racine avaient à peu près terminé leur œuvre à cette date de 1687; ils étaient tout occupés de leurs fonctions d'historiographes. Bossuet régnait pleinement par son génie au milieu du grand règne, et sa vieillesse commençante en devait longtemps encore soutenir et rehausser la majesté. C'était donc un admirable moment que cette fin d'été radieuse. La Bruyère

1. Annotation de l'abbé A. Chauvin.

et

Fénelon parurent et achevêrent, par des grâces imprévues, la beauté d'un tableau qui se calmait sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire, était alors d'une merveilleuse sérénité. La chaleur modérée de tant de nobles œuvres, l'épuration continue qui s'en était suivie, la constance enfin des astres et de la saison, avaient amené l'atmosphère des esprits à un état tellement limpide et lumineux, que, du prochain beau livre qui saurait naître, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une pensée ne resterait dans l'ombre, et que tout naîtrait dans son vrai jour. Conjoncture unique! éclaircissement favorable en même temps que redoutable à toute pensée! car combien il faudra de netteté et de justesse dans la nouveauté et la profondeur! La Bruyère en triompha. Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer l'aimable génie de Fénelon était également disposé, et comme pétri de toutes parts. »

PORTRAIT MORAL DE LA BRUYÈRE

La Bruyère fut avant tout honnête homme : c'est l'opinion de Boileau, de Saint-Simon et de tous les contemporains. La vertu était pour lui un devoir de charge; un moraliste immoral est le pire des charlatans. I vécut dans une sorte de retraite, et, s'il fut homme du monde, il regarda la scène sans devenir acteur. «< On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres, ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître, poli dans ses manières et sage dans ses

discours, craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. » Ce dernier trait est de trop; mais les autres représentent bien l'homme d'esprit désabusé du monde, ayant appris à se réprimer et à s'abstenir et n'ayant plus d'autre plaisir que de lire et d'observer.

« Il était, dit Saint-Simon, fort désintéressé. 11 se contenta toute sa vie d'une pension de mille écus que lui faisait M. le Duc, à qui il avait enseigné l'histoire, et ne chercha pas à tirer parti de son livre. » « Il venait presque journellement, dit M. Formey, s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s'amusait avec une enfant fort gentille, fille du libraire, qu'il avait prise en amitié. Un jour, il tire un manuscrit de sa poche et dit à Michallet Voulez-vous imprimer ceci? (C'étaient les Caractères.) Je ne sais si vous y trouverez votre compte, mais, en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. Le libraire entreprit l'édition. A peine l'eut-il mise en vente qu'elle fut enlevée et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux. » Il y a beaucoup de grâce dans cette anecdote, et elle fait d'autant plus de plaisir qu'on sait que La Bruyère ne possédait à sa mort qu'un tiers dans un petit bien situé à Sceaux et estimé quatre mille francs.

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Il avait l'âme fière, et ne voulut point, même pour entrer à l'Académie, faire ces sortes de démarches et de sollicitations qui ne sont que des cérémonies. La première fois, il fut refusé et n'eut que sept voix ; la seconde fois, il fut reçu, mais sans jamais avoir employé le crédit des princes à qui il appartenait. Il le fit sentir à ses confrères dans son discours de réception et se vengea de son premier échec avec beaucoup de

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