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toujours, et si aisément en apparence, qu'il ne semble l'avoir jamais recherchée.

Nous ne saurions pas, en effet, sans une précieuse esquisse de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson, qu'il a connu les lenteurs de la «< froide lime ». Et pourtant, quel « soin » se trahit là à nos yeux! Mais ses laborieuses trouvailles prenaient, dans chacun de ses petits chefs-d'œuvre, une place si naturelle, que la perfection dernière de l'ensemble défie aujourd'hui la critique d'y relever la trace d'un effort, et que rien d'apprêté n'y vient gâter cet air libre et naïf qui est le charme suprême de notre grand conteur. C'est ainsi qu'« évitant un soin trop curieux. » La Fontaine s'arrêtait au naturel; il n'avait garde de tenter « des vains ornements l'effort ambitieux », car il savait que «< cet effort ne peut plaire »; et son goût soumettait son génie à cette règle suprême de l'art qui consiste à dérober l'art lui-même.

Et le fruit de ses méditations, c'est la mesure, le nil nimium de son modèle, qu'il cherche en littérature comme en morale :

Rien de trop est un point,

Dont on parle sans cesse et qu'on n'applique point.

On en parlait en effet beaucoup autour de lui, et toujours d'après Horace. Boileau disait du bon conseiller :

Il réprime des mots l'ambitieuse emphase.

C'est à cette même ambition d'auteur que Pascal fait la guerre quand il veut qu'on trouve un homme et non un auteur. Bossuet, dans son discours de réception à l'Académie, loue «< cette retenue qui est l'effet du jugement et du choix ». Molière, dans le Misanthrope, fait aussi justice des « ornements ambitieux », « de ces colifichets dont le bon sens murmure »; et Racine en

esquisse dans les Plaideurs l'immortelle caricature. On voit, par cette conformité remarquable d'opinions littéraires, que le goût qui avait servi de règle au fabuliste était la règle générale au XVIIe siècle. A La Fontaine revient l'honneur de l'avoir résumée dans un vers que Boileau a dû lui envier :

Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.

Fénelon, après lui, a répété : « qu'on veut avoir plus d'esprit que son lecteur....., qu'il faut s'arrêter en deçà des ornements ambitieux » ; et Gresset nous a avertis que

L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.

La leçon de La Fontaine a fait fortune, on le voit, elle durera en effet autant que le goût français, et, quand on en voudra admirer l'application parfaite, c'est La Fontaine qu'on relira*.

Eugène LINTILHAC.

NOTICE SUR M. EUGÈNE LINTILHAC

M. Lintilhac s'est mis de bonne heure en vue par une thèse neuve sur Beaumarchais. Il a donné un Lesage apprécié dans une collection où ne collaborent que des maîtres. L'important Précis, dont nous tirons ces pages, atteste un esprit très cultivé, assimilateur et indépendant, d'une activité toujours en éveil, et qui a conquis une place honorable dans le monde des lettres.

G. L. B.

* Précis historique et critique de la Littérature française, t. II, p. 85-95. Librairie classique André, Paris, 1894.

toujours, et si aisément en apparence, qu'il ne semble l'avoir jamais recherchée.

Nous ne saurions pas, en effet, sans une précieuse esquisse de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson, qu'il a connu les lenteurs de la «< froide lime ». Et pourtant, quel « soin » se trahit là à nos yeux! Mais ses laborieuses trouvailles prenaient, dans chacun de ses petits chefs-d'œuvre, une place si naturelle, que la perfection dernière de l'ensemble défie aujourd'hui la critique d'y relever la trace d'un effort, et que rien d'apprêté n'y vient gâter cet air libre et naïf qui est le charme suprême de notre grand conteur. C'est ainsi qu'« évitant un soin trop curieux. » La Fontaine s'arrêtait au naturel; il n'avait garde de tenter << des vains ornements l'effort ambitieux », savait que << cet effort ne peut plaire »; et son goût soumettait son génie à cette règle suprême de l'art qui consiste à dérober l'art lui-même.

car il

Et le fruit de ses méditations, c'est la mesure, le nil nimium de son modèle, qu'il cherche en littérature comme en morale :

Rien de trop est un point,

Dont on parle sans cesse et qu'on n'applique point.

On en parlait en effet beaucoup autour de lui, et toujours d'après Horace. Boileau disait du bon conseiller :

Il réprime des mots l'ambitieuse emphase.

C'est à cette même ambition d'auteur que Pascal fait la guerre quand il veut qu'on trouve un homme et non un auteur. Bossuet, dans son discours de réception à l'Académie, loue «< cette retenue qui est l'effet du jugement et du choix ». Molière, dans le Misanthrope, fait aussi justice des « ornements ambitieux », « de ces colifichets dont le bon sens murmure »; et Racine en

esquisse dans les Plaideurs l'immortelle caricature. On voit, par cette conformité remarquable d'opinions littéraires, que le goût qui avait servi de règle au fabuliste était la règle générale au XVIIe siècle. A La Fontaine revient l'honneur de l'avoir résumée dans un vers que Boileau a dû lui envier:

Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.

Fénelon, après lui, a répété : « qu'on veut avoir plus d'esprit que son lecteur....., qu'il faut s'arrêter en deçà des ornements ambitieux » ; et Gresset nous a avertis que

L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.

La leçon de La Fontaine a fait fortune, on le voit, elle durera en effet autant que le goût français, et, quand on en voudra admirer l'application parfaite, c'est La Fontaine qu'on relira*.

Eugène LINTILHAC.

NOTICE SUR M. EUGÈNE LINTILHAC

M. Lintilhac s'est mis de bonne heure en vue par une thèse neuve sur Beaumarchais. Il a donné un Lesage apprécié dans une collection où ne collaborent que des maîtres. L'important Précis, dont nous tirons ces pages, atteste un esprit très cultivé, assimilateur et indépendant, d'une activité toujours en éveil, et qui a conquis une place honorable dans le monde des lettres.

G. L. B.

* Précis historique et critique de la Littérature française, t. II, p. 85-95. Librairie classique André, Paris, 1894.

LA FONTAINE CONTINUE AU XVII SIÈCLE
LA TRADITION GAULOISE

« La littérature du siècle de Louis XIV repose, dit Sainte-Beuve, sur la littérature française du xvie et de la première moitié du xvII° siècle; elle y a pris naissance, y a germé et en est sortie : c'est là qu'il faut se reporter si l'on veut approfondir sa nature, saisir sa continuité et se faire une idée complète et naturelle de ses développements. » Et, en effet, nous ne pourrions comprendre et nous expliquer complètement ni Racine, ni Molière, ni Boileau, si nous ne jetions pas un coup d'œil en arrière, si nous ne voyions la tragédie française tâtonner en quelque sorte, puis se fixer, ou encore si nous ne savions rien de Rabelais et de Larivey, de Tabarin ou de Cyrano de Bergerac, ou enfin si nous ne connaissions pas Malherbe et si nous ne remontions même jusqu'à Ronsard, à Desportes et à Régnier. Tout se suit, dans la littérature comme dans le reste; tout est continu, la Nature ne fait pas de sauts.

Mais La Fontaine, ce poète si personnel, si indépendant, cette figure si originale et qui semble isolée, presque perdue, parmi les contemporains de Louis le Grand, à qui le rattacher? Ce n'est pas sans doute à Boileau et à Racine, avec qui il n'a presque de commun que d'avoir du génie; ce n'est pas même à Molière, bien qu'ils aient sans doute quelques traits de ressemblance. Non, c'est, loin d'eux et avant eux, à Marot et à Rabelais'.

«Mais de Marot et de Rabelais à La Fontaine, il

1. On a vu que M. Lintilhac ne s'arrêtait pas à ces ancêtres encore proches, et qu'il remontait jusqu'à Horace, non sans ingéniosité, non sans de spécieux arguments.

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