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du faux brave, du fier-à-bras de la farce, de ce Matamore de l'Illusion, qui met le Grand Turc en fuite et force le soleil de s'arrêter.

- Malgré les inconséquences du personnage principal et la légèreté de la pièce, comparé à tant de vains ouvrages sans invention et mal écrits qui défrayaient alors le théâtre, le Menteur est de la comédie.

Comparé à la comédie même, c'est-à-dire à Molière, j'y vois une scène où le Menteur n'a pas été surpassé, même par Molière. C'est la scène où le père de Dorante, indigné de ses fourberies, l'accable de reproches. J'entends parler en français le vieux Chrémès de Térence, que Corneille égalait sans peut-être l'avoir lu:

Êtes-vous gentilhomme?

Scène d'autant plus belle qu'elle est l'effet nécessaire du caractère, et que le Menteur y est puni de ses mensonges'.

Aussi ne suis-je point surpris du noble aveu de Molière, disant que, sans l'exemple du Menteur, il n'eût jamais fait que des comédies d'intrigue. Après. le Menteur, l'art ne pouvait plus reculer; et, si peu qu'il avançât, il allait atteindre à la comédie de caractère. Pour le style des beaux endroits, il est si excellent, qu'il fallait un poète de génie pour le soutenir. Corneille est donc le père de la comédie, et c'est pour lui une gloire unique que Molière lui en ait rapporté l'honneur.

Les personnages du Menteur sont moins des caractères que des rôles : il fallait en faire des caractères. Les situations y sont le plus souvent des inventions arbitraires : il fallait y substituer des événements naturels. Les mœurs n'en sont pas plus françaises

1. Voir dans notre premier volume, p. 333-334, le commentaire de Saint-Marc Girardin sur cette belle scène.

qu'espagnoles: il fallait les remplacer par des peintures de la société française. Enfin, à un langage qui n'appartient pas en propre aux personnages, qui vise au trait, que gâtait un reste de pointes italiennes, il fallait substituer la conversation de gens exprimant naïvement leurs sentiments et leurs pensées, et n'ayant d'esprit que le leur; il fallait, en un mot, plus observer qu'imaginer, plus trouver qu'inventer, et recevoir des mains du public les originaux qu'il s'agissait de peindre.

C'est là ce que fit Molière. Sa cinquième pièce, l'École des maris, donnait à la France la comédie *. D. NISARD.

DU GÉNIE DE MOLIÈRE

Pendant que Corneille et Racine élevaient si haut notre scène tragique, Molière, reculant les bornes de la comédie, se créait une gloire sans rivale. Jamais encore on n'avait peint l'homme, dans cette sphère de la vie, avec une vérité si profonde; jamais on n'avait saisi avec cette sagacité pénétrante les caractères, leurs traits saillants et leurs nuances variées; jamais on n'était descendu aussi avant dans les obscurs replis où se cachent les ressorts des actions humaines. Rien d'indécis, rien de vague, rien qui n'aille au but et ne concoure à l'effet, soit dans la peinture des passions, soit dans le mouvement du drame. Chaque personnage est soi, et uniquement soi; pas un mot, pas un geste où vous ne le reconnaissiez. Ce n'est pas le tableau de la nature, c'est la nature même; elle est là, sous vos yeux, dans sa vivante réalité et sa libre allure. Où le

*Hist. de la Littérat. franç., t. III, p. 74-83, passim. Paris, Didot.

poète a-t-il découvert cette langue qui n'est qu'à lui, pleine de verve et de sève, franche et hardie, délicate et simple, qui embrasse avec tant de souplesse tous les contours de la pensée, en même temps qu'elle lui donne un si puissant relief? Par quelle sorte de magie a-t-il su allier, fondre ensemble, en quelque manière, ce que l'observation a de plus fin, la réflexion de plus sérieux, de plus triste même, et la gaieté de plus entraînant? C'était le secret de son génie, il l'a pour jamais emporté dans la tombe*.

LAMENNAIS.

NOTICE SUR LAMENNAIS

Lamennais a eu, vers 1830, une renommée considérable de penseur et d'écrivain qui lui vaut une place d'honneur dans les histoires de la littérature française, et nous dispense de le présenter à nos jeunes lecteurs comme un inconnu. Du reste, il ne relève de cet ouvrage que pour deux livres de son Esquisse d'une Philosophie (publiés séparément sous le titre du Beau et de l'Art), et pour la belle introduction de sa traduction de Dante. Aucun moderne n'a peut-être mieux rendu dans notre langue l'inimitable poésie du vieil Italien, ni mieux éclairé les profondeurs de ce génie. Telle page de l'Introduction illustre le poème aussi bien qu'une gravure de Gustave Doré. Il semble que Dante et Lamennais fussent de même famille l'écrivain fatidique des Paroles d'un Croyant a plus d'un trait de ressemblance avec le poète de l'Enfer.

Dans l'Esquisse d'une Philosophie, Lamennais consacre deux livres d'une rare beauté à la philosophie de l'art. Il y définit le Beau le Vrai manifesté dans une forme sensible. Plus que jamais attaché à la tradition, Lamennais accepte d'elle la définition souvent admise depuis Plotin. Mais les conséquences qu'il en tire, la cohésion et l'unité des idées générales, la beauté du style supérieure en ces pages, en un mot, l'imposant et magnifique ensemble de son système, tout cela est de Lamennais seul et porte sa fière empreinte. Après avoir déclaré ses principes, il passe en revue les grands chefs-d'œuvre. Il est superflu de dire que tous n'entrent pas dans le Temple du goût de ce

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'Esquisse d'une Philosophie, II partie, liv. IX, chap. 1. Chez Pagnerre, Paris, 1846.

hautain critique. Il ne nous propose que les génies consacrés par la tradition; et jamais son critérium affectionné ne l'a mieux renseigné. La Bible et Homère, Eschyle et Sophocle, Aristophane et Ménandre, voilà pour les poètes grecs; Lucrèce, Virgile, Horace, c'est tout pour les Romains. Chez les modernes, Dante paraît d'abord, Dante, « le poète souverain, qui, de sa colossale hauteur, dominant tous les poètes venus depuis, ne peut être comparé qu'à lui-même »; et après le maître du choeur, le critique évoque le Tasse, Milton, Shakespeare, le grand Corneille, Racine, Molière, et encore quelques élus. Car, dans cette galerie d'honneur, il ne se range que des poètes de premier ordre. Les orateurs font escorte aux poètes, Démosthène à leur tête et Cicé ron ensuite. On cherche ici Bossuet, sans le trouver. Lamennais semble las de se donner le spectacle des individus, il remonte d'un brusque essor dans la région des idées. Ainsi se termine, sur de graves et hautes réflexions, cet admirable ouvrage du Beau et de l'Art, livre trop peu lu aujourd'hui, mais que l'élévation de la pensée, la touche fière et délicate des jugements et la beauté du style doivent garder contre l'oubli.

G. L. B.

I.

LE POÈTE DRAMATIQUE

MOLIÈRE IMITATEUR ET CRÉATEUR

« Molière, écrivait Sainte-Beuve (Lundis), le plus créateur et le plus inventif des génies, est peut-être celui qui a le plus imité, et de partout; c'est encore là un trait qu'ont en commun les poètes primitifs populaires et les illustres dramatiques qui les continuent. Boileau, Racine, André Chénier, les grands poètes d'étude et de goût, imitent sans doute aussi; mais leur procédé d'imitation est beaucoup plus ingénieux, circonspect et déguisé, et porte principalement sur des détails. La façon de Molière en ses imitations est bien plus familière, plus à pleine main et à la merci de la mémoire. Ses ennemis lui reprochaient de voler la moitié de ses œuvres aux vieux bouquins. Il vécut

d'abord, dans sa première manière, sur la farce traditionnelle, italienne et gauloise; à partir des Précieuses et de l'École des maris, il devint lui-même; il gouverna et domina dès lors ses imitations, et, sans les modérer pour cela beaucoup, il les mêla constamment à un fonds d'observation originale. >>

C'est par ce fonds d'observation originale d'abord que, en dépit de ses innombrables emprunts, Molière reste personnel et créateur. Quelle puissance d'invention que la sienne, en effet, et quelle variété d'œuvres en quinze ans ! Il provoque toutes les sortes de rires; il mêle et diversifie, au gré d'une fantaisie merveilleuse toutes les formes de la comédie. Il s'élève, par un progrès continu, de la comédie d'intrigue à la comédie de mœurs par les Précieuses ridicules, puis à la comédie. de caractère par l'École des maris, l'Ecole des femmes, le Bourgeois gentilhomme, et enfin à la haute comédie par le Misanthrope, l'Avare, le Tartufe. Mais il n'est prisonnier d'aucune formule ni d'aucun système. Des hauteurs du Misanthrope ou de l'Avare, il redescend avec aisance et souplesse à la bouffonnerie pour remonter sans effort aux observations les plus fines et les plus délicates, parcourant avec une dextérité merveilleuse tout le clavier des ridicules humains. Aussi quelle galerie de types vivants et désormais immortels! Les valets, Mascarille, Scapin, Dorine, Martine; les bourgeois, Sganarelle, Dandin, Harpagon, M. Jourdain, M. Dimanche, Orgon, Chrysale, et ailleurs Alceste, Philinte, don Juan, Tartufe; les personnages féminins, Agnès, Philaminte, Henriette, Célimène, Eliante; tout cet ensemble de personnages aux traits nets et accusés représente un monde inoubliable et aussi vrai que le monde réel dont il est l'image. Aussi a-t-on pu dire, sans offenser l'ombre de Corneille, que « Molière a inventé la comédie comme La Fontaine a inventé la fable, tant il l'a renouvelée, élevée, agrandie. Il en a

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