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tragédie religieuse comportait le lyrisme. C'est très juste. Il a cru qu'elle comportait la présence, les groupements et les évolutions du choeur. Il en a conclu très justement encore qu'il y aurait des chœurs, et, quand il les a introduits, il a trouvé peu de chose à leur faire dire. C'est qu'il était moderne, et qu'il se trouvait entre deux systèmes lyriques: le système ancien dont il aurait voulu retrouver le secret, et le système moderne, le seul dont il pût avoir le sens, et qui est tout différent.

Chez les modernes, on définit à l'ordinaire la poésie lyrique l'expression vive, imagée et harmonieuse des sentiments personnels. Définition acceptable en somme. Chez les Anciens, le lyrisme n'est nullement cela. Il n'a, précisément, presque rien de personnel. Il est l'expression très large, puissante, colorée et enthousiaste de sentiments très généraux. Ce n'est pas l'individu qui parle et chante en cette langue; c'est la religion, la morale éternelle, la pitié, l'humanité, la patrie. Il en résulte qu'à mettre des chants lyriques dans la bouche du coryphée, ou l'on fait un simple pastiche antique, ou l'on est à peu près insignifiant; et que le lyrisme moderne est bien plus à sa place dans la bouche d'un personnage du drame que dans les cantiques du choeur'.

A la vérité, ce lyrisme personnel, les Anciens, même au théâtre, l'ont parfaitement connu. Leurs personnages ne craignaient point d'arrêter l'action pour

1. Il y a un cas où l'on ne fait, en se servant du chœur, ni un pastiche antique, ni un intermède insignifiant : c'est quand le choeur est directement impliqué dans l'action, quand quelque grand danger menace cette foule, comme il menacerait un simple personnage. Car alors rien ne saurait l'empêcher d'exprimer d'une manière vive, imagée et harmonieuse ses sentiments personnels. Or, on vient de le voir, là est toute la poésie lyrique. Cela explique que les choeurs d'Esther soient d'une grande beauté ces jeunes filles israélites sont menacées d'un grave péril, et aussi intéressantes à ce titre que n'importe quel personnage dramatique dans la situation la plus émouvante. Dans Athalie, le choeur, qui ne court pas tout à fait le mème danger n'est pas aussi touchant. Ses sentiments personnels sont moins tendres et moins vifs; l'expression de ces

exhaler leurs plaintes, leurs fureurs, leurs gémissements, leurs cris d'espoir ou leurs chants de deuil. De là, en dehors du choeur, des élégies qui sont ce que les modernes appellent des morceaux lyriques. Songez à l'amplification lyrique de Philoctète sur ses infortunes, à la digression d'Antigone sur les malheurs d'Edipe, au monologue d'Ajax, qui rappelle les sombres méditations d'Hamlet : « Tout, dans le cours immense et incalculable du temps, se montre après avoir été caché, et disparaît après avoir paru... ». Voilà le lyrisme moderne, celui que Shakspeare a versé à flots dans ses drames.

Racine en a eu, en plein xvir siècle français, l'idée et l'audace.

Il a mis sur le théâtre un prophète inspiré, une scène d'oracle, un délire de visionnaire. C'est la grande originalité lyrique d'Athalie, c'en est la couleur

biblique, c'en est l'inspiration rare et nouvelle. Racine n'est pas naïf. Ses audaces ne lui échappent pas. Il s'est rendu compte de celle-ci. Il l'explique, et son explication est toute une théorie du lyrisme dramatique moderne. Il nous dit (préface d'Athalie):

On me trouvera peut-être un peu hardi d'avoir osé mettre sur la scène un prophète inspiré de Dieu, et qui prédit l'avenir. Mais j'ai eu la précaution de ne mettre dans sa bouche que des expressions tirées des poètes eux-mêmes. Cette scène, qui est une espèce d'épisode [d'arrêt dans l'action pour donner au tableau un plus vif relief, dont l'action, plus tard, profitera elle-même], amène très naturellement la musique, par la coutume qu'avaient les prophètes d'entrer sentiments est donc moins touchante, et le lyrisme est inférieur. Mais, au point de vue dramatique, il ne le cède pas en importance au chœur d'Esther. Il joue même un plus grand rôle: il n'a pas seulement un caractère personnel et distinct, il intervient efficacement dans l'action et par ses chants et ses prières il a une décisive influence sur l'événement final. En somme, il s'élève ici au rang d'un véritable acteur (voir pour le développement de ces idées, notre Vie dans la tragédie de Racine, chez Poussielgue).

tragédie religieuse comportait le lyrisme. C'est très juste. Il a cru qu'elle comportait la présence, les groupements et les évolutions du choeur. Il en a conclu très justement encore qu'il y aurait des chœurs, et, quand il les a introduits, il a trouvé peu de chose à leur faire dire. C'est qu'il était moderne, et qu'il se trouvait entre deux systèmes lyriques: le système ancien dont il aurait voulu retrouver le secret, et le système moderne, le seul dont il pût avoir le sens, et qui est tout différent.

Chez les modernes, on définit à l'ordinaire la poésie lyrique l'expression vive, imagée et harmonieuse des sentiments personnels. Définition acceptable en somme. Chez les Anciens, le lyrisme n'est nullement cela. Il n'a, précisément, presque rien de personnel. Il est l'expression très large, puissante, colorée et enthousiaste de sentiments très généraux. Ce n'est pas l'individu qui parle et chante en cette langue; c'est la religion, la morale éternelle, la pitié, l'humanité, la patrie. Il en résulte qu'à mettre des chants lyriques dans la bouche du coryphée, ou l'on fait un simple pastiche antique, ou l'on est à peu près insignifiant; et que le lyrisme moderne est bien plus à sa place dans la bouche d'un personnage du drame que dans les cantiques du chœur'.

A la vérité, ce lyrisme personnel, les Anciens, même au théâtre, l'ont parfaitement connu. Leurs personnages ne craignaient point d'arrêter l'action pour

1. Il y a un cas où l'on ne fait, en se servant du choeur, ni un pastiche antique, ni un intermède insignifiant : c'est quand le choeur est directement impliqué dans l'action, quand quelque grand danger menace cette foule, comme il menacerait un simple personnage. Car alors rien ne saurait l'empêcher d'exprimer d'une manière vive, imagée et harmonieuse ses sentiments personnels. Or, on vient de le voir, là est toute la poésie lyrique. Cela explique que les choeurs d'Esther soient d'une grande beauté ces jeunes filles israélites sont menacées d'un grave péril, et aussi intéressantes à ce titre que n'importe quel personnage dramatique dans la situation la plus émouvante. Dans Athalie, le choeur, qui ne court pas tout à fait le mème danger n'est pas aussi touchant. Ses sentiments personnels sont moins tendres et moins vifs; l'expression de ces

exhaler leurs plaintes, leurs fureurs, leurs gémissements, leurs cris d'espoir ou leurs chants de deuil. De là, en dehors du choeur, des élégies qui sont ce que les modernes appellent des morceaux lyriques. Songez à l'amplification lyrique de Philoctète sur ses infortunes, à la digression d'Antigone sur les malheurs d'Edipe, au monologue d'Ajax, qui rappelle les sombres méditations d'Hamlet : « Tout, dans le cours immense et incalculable du temps, se montre après avoir été caché, et disparaît après avoir paru... ». Voilà le lyrisme moderne, celui que Shakspeare a versé à flots dans ses drames.

Racine en a eu, en plein xvi1° siècle français, l'idée et l'audace.

Il a mis sur le théâtre un prophète inspiré, une scène d'oracle, un délire de visionnaire. C'est la grande originalité lyrique d'Athalie, c'en est la couleur biblique, c'en est l'inspiration rare et nouvelle. Racine n'est pas naïf. Ses audaces ne lui échappent pas. Il s'est rendu compte de celle-ci. Il l'explique, et son explication est toute une théorie du lyrisme dramatique moderne. Il nous dit (préface d'Athalie):

On me trouvera peut-être un peu hardi d'avoir osé mettre sur la scène un prophète inspiré de Dieu, et qui prédit l'avenir. Mais j'ai eu la précaution de ne mettre dans sa bouche que des expressions tirées des poètes eux-mêmes. Cette scène, qui est une espèce d'épisode [d'arrêt dans l'action pour donner au tableau un plus vif relief, dont l'action, plus tard, profitera elle-même], amène très naturellement la musique, par la coutume qu'avaient les prophètes d'entrer sentiments est donc moins touchante, et le lyrisme est inférieur. Mais, au point de vue dramatique, il ne le cède pas en importance au chœur d'Esther. Il joue même un plus grand rôle : il n'a pas seulement un caractère personnel et distinct, il intervient efficacement dans l'action et par ses chants et ses prières il a une décisive influence sur l'événement final. En somme, il s'élève ici au rang d'un véritable acteur (voir pour le développement de ces idées, notre Vie dans la tragédie de Racine, chez Poussielgue).

dans leurs saints transports au son des instruments... Ajoutez à cela que cette prophétie sert beaucoup à augmenter le trouble dans la pièce, par la consternation et par les différents mouvements où elle jette le chœur et les principaux acteurs.

N'essayons pas de dire mieux pour montrer combien ce genre particulier de lyrisme est bien entendu. L'art du lyrique dans le drame moderne est là faire sortir le lyrisme des passions exaltées des personnages euxmêmes; avoir ainsi l'avantage de la poésie lyrique, grandeur des images, puissance du mouvement, émotion qui échauffe ou qui attendrit; avoir, de plus, le contre-coup sur l'action des passions des personnages accrues par cette secousse; par surcroît, garder le chœur, non pas tant pour chanter, rôle qu'il ne peut plus guère soutenir', que pour encadrer le tableau scénique d'une décoration mouvante, et pittoresque *. Émile FAGUET.

NOTICE SUR M. ÉMILE FAGUET

M. Emile Faguet, membre de l'Académie française, professeur à l'Université de Paris, est né à La Roche-sur-Yon en 1847. D'abord professeur de rhétorique dans divers lycées de province et de Paris, il amassa au prix d'un vaste labeur quantité de faits et d'idées. Dès 1883, année où il fut reçu docteur avec une thèse sur la Tragédie française au XVI° siècle, M. Faguet conquit l'estime des lettrés. C'est seulement vers 1890 que ses mémorables

*

Dix-septième siècle. Cf. Propos de théâtre. Société française d'imprimerie et de librairie. Paris.

1. Nous pensons, au contraire, que, si le choeur n'offre plus qu'un intermède lyrique, il peut charmer l'oreille de ses chants et amuser l'esprit mais il fait languir l'action, et il vaut mieux y renoncer. On peut douter cependant que le vrai rôle du choeur, dans le drame moderne, soit « d'encadrer le tableau scénique d'une décoration mouvante et pittoresque », qui serait aussi une décoration encombrante. Il faut, si on l'emploie, qu'il soit un personnage engagé dans l'action, bien vivant, bien sensible, et le plus en danger possible. Il sera alors dans les vraies conditions du lyrisme, et il pourra concourir à la fois à l'attendrissement de l'âme et au plaisir de l'oreille.

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