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nécessaire. Quel besoin ai-je de voir brûler des chiffons sur la scène pour savoir que Néron est homme à incendier Rome et l'empire? Narcisse en faveur, Burrhus écarté, le fratricide accompli, le parricide déjà résolu, les cœurs innocents et purs déchirés par ce tyran plus furieux et poussé à commettre plus de crimes à mesure qu'il est atteint de plus de remords, tout m'est présent, tout m'est justifié ; je sais comment Néron devient coupable et comment il deviendra fou.

La vanité d'histrion, si considérable, j'en conviens, et que la poétique réaliste ne manquerait pas de mettre en acte, n'est point oubliée et produit ce qu'elle doit produire. C'est en l'irritant que Narcisse, après avoir longtemps tâté son maître, qu'on me pardonne l'expression, emporte enfin les derniers scrupules de vertu que l'éloquence de Burrhus a su réveiller une dernière fois. César veut bien reprendre le joug de sa mère, veut bien se réconcilier à son rival, veut bien dominer son amour; toute sa passion le ressaisit et tous ses crimes sont résolus lorsqu'un vil affranchi lui fait entendre qu'on le trouve mauvais acteur. Seulement, au lieu de longues scènes où César serait ridicule, le poète se contente de quelques vers. Il faut que Néron épouvante; la dignité de l'art ne permet point qu'il amuse. Narcisse lui-même, qui le joue, ne lui parle que comme au maître du monde :

Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire; Pour toute ambition, pour vertu singulière,

Il excelle à conduire un char dans la carrière,

A disputer des prix indignes de ses mains,

A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,

A réciter des chants qu'il veut qu'on idolatre,
Tandis que des soldats, de moments en moments,
Vont arracher pour lui des applaudissements.
Ah! ne voulez-vous pas les forcer à se taire!

Viens, Narcisse, alions voir ce que nous devons faire

Voilà Néron. Et c'est ainsi qu'il convient de montrer l'histrion dans l'empereur, et non pas en lui faisant chanter, d'une voix fausse, les sonnets de Trissotin, entouré de ses soldats qui forcent l'applaudissement des auditeurs tentés de siffler. Ce pittoresque, plus réel peut-être, plus matériellement historique, fausserait cependant le caractère dramatique de Néron, par la raison qu'un tigre n'est pas un chat, ni un ours, ni un singe. En même temps, il fausserait la loi poétique en introduisant le rire dans le poème tragique, d'où il est banni, comme, d'un autre côté, avec une majesté pareille, dédaignant l'épouvante grossière, la tragédie écarte la vue du sang. Telle est la loi générale de la tragédie, par où elle s'élève au sommet pur de l'art et de la beauté. Par la seule pompe du langage, par la seule peinture de la passion, par la seule grandeur de l'âme, elle veut produire une impression terrible, et laisse à un art inférieur les ressources qui peuvent émouvoir les sens.

La peinture de l'époque, ou, comme ils disent, la couleur locale, est au nombre des éléments qui appartiennent à la tragédie sous la condition d'en abuser moins que de tout autre, elle qui doit n'abuser de rien. Racine ne l'a point omise; elle existe au fond du tableau, comme l'air dans lequel se meuvent les personnages, pleine partout, partout discrète. Lorsqu'il s'agit du poison qui doit tuer Britannicus, Narcisse va le demander à Locuste, et ce favori de l'empereur parle en ami de l'empoisonneuse attitrée :

La fameuse Locuste

A redoublé pour moi ses soins officieux.
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux.

Assurément ces deux vers peignent suffisamment un vaste côté de la civilisation impériale, et l'élégance raffinée du langage n'est qu'un trait de vérité plus

effrayant. La langue de Narcisse reste douce et calme, virgilienne, comme l'âme de Néron demeure tranquille lorsqu'il voit tomber son frère, foudroyé du poison que Narcisse a versé :

Néron l'a vu mourir sans changer de couleur.

Écoutons un autre portrait de Rome au temps de Néron. Tacite ne surpasse nulle part l'énergie de ces paroles, plus formidables encore dans la bouche où le poète les a placées. C'est Narcisse qui parle à Néron, et ce que l'ancien esclave ose dire à l'empereur, Burrhus, le vieux citoyen, ne l'oserait penser; en s'avouant la bassesse de Rome, il craindrait d'offenser l'empereur et d'outrager la patrie :

Les Romains ne vous sont pas connus.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
Moi-même, revêtu d'un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la liberté,

J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience et ne l'ai point lassée.

D'un empoisonnement vous craignez la noirceur?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur:
Rome, sur les autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.

C'est de l'histoire, je pense; c'est même quelque chose de plus *.

Louis VEUILlot.

NOTICE SUR LOUIS VEUILLOT

Louis Veuillot était né polémiste. « J'aime la lutte », a-t-il dit quelque part. Dans ces âmes de feu les goûts sont des passions, qui possèdent tout l'homme et tendent ses facultés comme

"Les Odeurs de Paris, 10 édit., p. 264-270. Palmé, Paris, 1867.

des ressorts d'acier. Et quelles facultés que celles-ci! l'agilité, la souplesse, la force, la fougue d'une nature vigoureuse et primitive dont nulle culture artificielle n'a appauvri la sève! Car il ne s'est point raffiné et étiolé dans les grandes écoles, il n'a été qu'à la Mutuelle, ce petit clerc d'avoué, enfant du peuple, qui se jette à dix-huit ans (1831) dans la mêlée du journalisme sans préparation et sans autres armes que celles qu'il tient de la nature. Le voilà qui bataille d'instinct et qui croise le fer à Rouen, à Périgueux, sans conviction, pour le plaisir. Il n'était encore qu'un spirituel condottière: tout à coup, il grandit, il se transforme et devient un puissant écrivain, le premier polémiste de notre temps. Au spectacle des splendeurs religieuses de Rome, cette âme égarée, mais droite, s'est ouverte à la lumière; la foi en a pris possession, elle a sacré chevalier de l'Église catholique le jeune voltairien de la veille; elle fera de lui le chef et l'âme de la rédaction d'un grand journal religieux, l'Univers (1843).

A partir de ce moment jusqu'à sa mort, Louis Veuillot n'a pas quitté la brèche. Il s'est signalé dans toutes les luttes qui, de près ou de loin, ont intéressé la religion; il a combattu les philosophes, les libres penseurs; il a fait trembler les ennemis de l'Église. Les coups qu'il porte sont meurtriers, et il manie toutes les armes le trait sûr et rapide qui atteint de loin, la hache qui brise, la massue qui assomme, l'épée surtout, l'épée acérée et pénétrante, qui transperce et tue. Epigrammes, railleries, satire, ironie amère, sanglants sarcasmes jaillissent de sa verve avec une force irrésistible, criblent ou accablent l'adversaire. La phrase, vive, nette, claire, a le poli et l'éclat de l'acier. Elle ignore les tours académiques. Elle va droit à l'ennemi, prompte comme l'éclair et le frappe juste au point faible. En quelques mots, en quelques lignes, l'exécution est faite.

Pour qui dispose de pareilles armes et les manie avec tant de vigueur, la modération n'est une vertu ni facile ni commune. Louis Veuillot n'y prétend pas, surtout à l'égard des ennemis de la religion. Il ne croit guère à leur bonne foi: de là cette éloquence indignée, cette amertume et ces mépris. Contre ces malfaiteurs publics, la persuasion et la douceur sont à ses yeux des armes de dupe: il faut des coups violents pour les atteindre à travers leur double cuirasse d'hypocrisie et de perversité. « Arracher le masque du mensonge, balafrer le plus avant possible la face insolente de l'impiété », la marquer d'une flétrissure indélébile, c'est exercer la justice de Dieu. Sans doute, il en est ainsi parfois; mais, parfois aussi, n'est-ce pas oublier la charité chrétienne, s'abandonner à l'ivresse naturelle et humaine du combat et faire du châtiment une vengeance? N'est-ce pas s'exposer å blesser des esprits sincères, mais égarés par des préjugés d'éducation ou des passions irréfléchies, attirer sur soi et sur la cause

sainte à laquelle on a généreusement dévoué sa vie, d'implacables haines et de terribles représailles?

Et pourtant Louis Veuillot, tout impitoyable qu'il paraît, était un cœur ardent et profond, d'une grande tendresse, capable de compassion et de miséricorde. Sa correspondance si variée, si piquante, est toute pénétrée et débordante des affections de famille. Dans les ouvrages étrangers, en partie du moins, aux préoccupations de la polémique, tels que Rome et Lorette, les Pèlerinages de Suisse, Çà et là, le Parfum de Rome, etc., il y a des pages d'une fraîcheur et d'une suavité délicieuses. C'est le rayon de miel dans la gueule du lion. Cette nature puissante, mais riche et complexe, n'a pas cessé d'être elle-même; elle s'est arrachée, pour un instant, à l'atmosphère et à l'ivresse du combat, et elle se repose dans les douces et poétiques émotions. Elle tressaille également d'admiration et d'enthousiasme, et semble porter en elle l'âme vibrante de la France victorieuse devant Sébastopol, quand elle trace les portraits des Deux empereurs (3 et 5 mars 1854), celui du maréchal de Saint-Arnaud (9 octobre), le parallèle du Prêtre et du Soldat (11 janvier 1855), ou ce tableau tout frémissant de passion guerrière: la Rentrée de la garde impériale (30 décembre). « Ce sont là des chefsd'œuvre, dit Sainte-Beuve. Qui pourrait les lire sans les admirer? Louis Veuillot y apparaît éloquent, enthousiaste, religieux à la fois et bon Français, et, pour parler son langage, « tout rayonnant des meilleures ardeurs de la vie ». Je ne sais pas, en vérité, de plus noble prose ni dont la presse doive être plus fière. >>

Dans la critique littéraire et la critique d'art, Louis Veuillot a des vues à lui, neuves et originales, mais parfois étroites. D'un coup d'œil il saisit le défaut, le point faible. Malheur à l'écrivain qui ne se le fait point pardonner par l'élévation morale! Il en subira la peine, sévère parfois jusqu'à l'injustice. Ainsi Molière dans Molière et Bourdaloue. Mais aussi quelle verve et quel feu pour faire valoir les beautés; quel écrivain et quel maître du bon goût!

Tel a été Louis Veuillot, polémiste redoutable, écrivain puissant, dont le style énergique, pittoresque, gaulois, rappelle à la fois par ses crudités et ses violences, par ses tours rapides et imprévus, par la force et le mouvement, le style des Rabelais, des Pascal et des La Bruyère. Homme de combat, nul n'a plus que lui suscité des admirations passionnées et des haines impérissables. Aujourd'hui encore, nul ne passe indifférent devant lui. C'est une personnalité qui s'impose. On peut lui appliquer avec M. de Pontmartin le mot célèbre de Royer-Collard sur Berryer : << Vous dites que c'est un talent; je dis que c'est une puissance». Louis Veuillot est mort à Paris en 1883.

A. C.

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