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de la pensée pour que nous ne prévenions pas les objections, très-possibles dans un sujet aussi difficile que délicat.

Nous nous sommes aperçu d'ailleurs que quelques auteurs, depuis la publication de notre Physiologie de la roir et de la parole en 1866, ont développé des idées analogues aux nôtres, mais avec des nuances cependant qui nous imposent l'obligation d'être tout à fait précis dans l'expression de notre pensée.

Pourquoi donner, dira-t-on peut-être, le nom de sensation à l'expression d'un rapport formulé par le mouve ment de nos organes? Notre réponse est très-facile.

Il ne faut pas oublier que nous avons classé la sensationsigne parmi les perceptions qui résultent de l'activité de nos organes. Or, nous avons démontré que c'est par l'intermédiaire de ces perceptions, provoquées par notre propre activité, que le moi connaît cette activité même. Par conséquent nous étions autorisé à donner le nom de sensation-signe au résultat qui fait connaître au moi le mouvement significatif de nos organes.

Mais, dira-t-on encore, comment distinguez-vous la sensation-signe des autres sons ou des autres signes mimiques? La réponse est plus facile encore et nous permet d'insister sur quelques particularités de la sensationsigne.

Les impressions sonores et les impressions mimiques, résultant du mouvement significatif de nos organes, sont transformées sans doute par le centre de perception en son et en image, car les organes de l'ouïe et de la vue ne peuvent transmettre que le mouvement sonore et le mouvement lumineux. Mais, en vertu de l'association intime que l'intelligence a établie entre les mouvements-signes et la perception qu'ils doivent signifier, le son ou l'image, résultant de ces mouvements, réveilleront en même temps dans le centre de perception le souvenir de la perception dont les mouvements ont été le prétexte. D'ailleurs ce réveil est absolument nécessaire, car, sans lui, le son,

l'image, n'auraient pas la valeur d'une sensation-signe comme nous l'avons expliqué plus haut.

Ainsi donc, la sensation signe se distingue essentiellement des perceptions sonores ou visuelles simples, en ce qu'elle réveille en même temps les deux termes du rapport qui caractérisent toute sensation-signe. Ce réveil nécessaire nous explique pourquoi nous parlons notre pensée; il nous explique encore pourquoi nous parlons le discours de l'orateur qui nous charme (1).

Nous usons si fréquemment du rapport significatif que notre attention s'arrête rarement quand on nous parle, quand nous parlons ou quand nous lisons, à la notion de ce rapport. Mais, s'il se présente dans le discours un mot insolite, on cherche à trouver l'autre terme du rapport significatif; on possède le premier, c'est-à-dire le mouvement des organes, le son; mais on ignore quelle perception a été associée par d'autres, plus instruits, à ces mouvements spéciaux. Dans ce cas, beaucoup de personnes font de l'analyse physiologique sans le savoir.

D'après l'exposé qui précède, la sensation-signe est une création de l'intelligence, inspirée par le besoin de représenter tout ce qu'elle sent, par des mouvements-signes. Dans cette création, elle se sert des sens spéciaux de la vue ou de l'ouïe, comme moyens de transmission, mais elle caractérise ces sensations spéciales en les imprégnant de sa création, c'est-à-dire en les obligeant de réveiller dans le centre de perception la notion qui a motivé leur intervention. C'est par ce procédé qu'elle rend matériellement possible le rapport qu'elle a établi, car un rapport, chose purement idéale, doit être représenté par une forme

(1) Dans les opérations silencieuses de la pensée, il semble parfois que notre ouïe soit impressionnée par une voix étrangère, mais c'est nous qui parlons forcément pour penser. Avec un peu d'exagération dans l'esprit nous pourrions dire que ceci est « une hallucination vraie », tant il est vrai que la maladie est bien près de la santé. Mais à certains psychologues seulement il est permis de confondre la physiologie avec la pathologie et de considérer les phénomènes normaux de la vie comme des phénomènes morbides.

tangible, matérielle. Cette formule est inscrite dans le mécanisme que nous venons de décrire et qui explique de la façon la plus satisfaisante ce qu'on doit entendre par sensation-signe. La sensation-signe est la perception spéciale qui est provoquée par le mouvement significatif de nos organes.

L'invention de la sensation-signe ne nous a pas été inspirée par le désir d'innover. Dans notre travail sur la Physiologie de la voix et de la parole, nous avions déjà parlé de cette sensation spéciale, et nous avions donné à l'ensemble des actes voulus et perçus par le moi, qui constituent le langage, le nom de sens de la pensée. Ces dénominations nous paraissent justes et très-légitimes; il est évident, en effet, que l'intelligence ne peut se rendre sensible à elle-même que par l'intermédiaire de la sensationsigne. Sur cette notion simple repose tout entier le problème de l'esprit humain. Il nous suffira, pour en donner preuve, de passer en revue ce qu'on pourrait appeler les diverses propriétés de la sensation-signe.

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1° Idée. Le mot idée est un de ces termes que tout le monde emploie et qui n'ont pas de signification bien précise, parce que les nombreuses définitions qu'on en donne. sont très-différentes. Il nous paraît possible de faire cesser cette confusion en signalant une des propriétés de la sensation-signe.

Privée de la sensation-signe, l'intelligence pourrait graver dans le souvenir l'image des causes impressionnantes; elle pourrait aussi, grâce à son activité, faire des comparaisons, établir des rapports; elle pourrait enfin avoir ce qu'on appelle des vues de l'esprit. Mais tous ces avantages, néanmoins, se réduiraient à bien peu de chose. Que serait-ce, en effet, que la faculté de reproduire par la mémoire les images, les sons, les odeurs, les saveurs, si par le mouvement et la vie que la sensation-signe donne à ces diverses perceptions nous ne pouvions exercer cette faculté merveilleuse que nous appelons imagination?

Que serait une comparaison, un rapport, si par la sen

sation-signe nous ne pouvions formuler ce rapport en disant plus grand, plus petit, cause, effet?

Que deviendraient enfin les vues de l'esprit, ces perceptions intimes qui semblent dégagées de tout bien matériel, si nous ne pouvions les objectiver dans la sensation-signe? Tout cela serait bien peu de choses, et à peine nous distinguerions-nous, par notre pouvoir intelligent, d'un animal. Sans la sensation-signe, l'intelligence n'est presque rien. Semblable à ces immenses réservoirs de combustible qui gisent dans les profondeurs de la terre, elle resterait sans doute à l'état de puissance, mais à l'état de puissance improductive. Avec la sensation-signe, elle devient au contraire l'instrument le plus merveilleux de la création : elle a conscience d'ellemême; elle crée l'élément de la pensée : l'idée.

Les perceptions de toute nature dont nous avons fait jusqu'ici l'énumération forment sans doute des acquisitions cérébrales que la mémoire peut réveiller; mais sous cette forme simple elles ne constituent pas l'idée, car il leur manque le mouvement nécessaire à l'évolution de la pensée. Or ce mouvement, cette vie, elles ne l'acquièrent qu'en s'enveloppant d'une forme nouvelle, en revêtant la forme de la sensation-signe. Nous avons vu, en effet, que le caractère essentiel de cette sensation est d'être constituée par des mouvements; elle est toute mouvement, et elle imprime ce caractère à toutes les perceptions qu'elle représente. A partir du moment où les perceptions simples se revêtent de la sensation-signe, elles deviennent un objet mobile, maniable, apte à circuler et à se prêter à toutes les combinaisons de la pensée; à partir de ce moment, elles sont des idées. L'idée, en effet, est une perception distincte revêtue de la forme de la sensation-signe.

D'après ce que nous venons de dire, la sensation-signe possède la merveilleuse propriété de transformer toute perception en élément de la pensée, en idée.

Cette propriété n'est pas la seule.

2o Idées générales. - Le mot animal représente quelque chose qui n'est jamais entré dans notre cervelle à travers un sens spécial; il y a des animaux, mais l'être animal en tant que genre n'existe pas. Cependant ce mot représente un résultat de l'observation et de l'expérience qui est indispensable aux classifications scientifiques. Ce résultat n'existe donc pour nous, avec une forme déterminée, qu'avec le secours de la sensation-signe qui lui donne cette forme. Ce qui est vrai pour l'idée d'animal l'est aussi pour toutes les idées générales. Ces idées ne seraient que de simples vues de l'esprit, incapables de s'associer utilement aux actes de la pensée, si elles ne recevaient pas de la sensation-signe une forme déterminée.

3° 'dées abstraites.

L'abstraction est encore un résultat de l'activité de notre esprit. Nous séparons d'un corps sa dureté, sa couleur, ses propriétés électriques, etc.; mais cette séparation, à quoi nous serviraitelle si nous ne pouvions en formuler le résultat dans la sensation-signe? Seule la sensation-signe donne une forme efficace et utile à toutes les abstractions.

4° Idées de rapport. -La grandeur, la longueur, la beauté, l'agréable, le lieu, la cause, le temps, l'espace, Dieu, seraient sans doute entrevus par notre intelligence dépourvue de sensations-signes; mais toutes ces choses n'ont une valeur et une signification propre que parce qu'elles ont reçu dans la sensation-signe une forme déterminée et définissable.

Les propriétés que nous venons d'énumérer nous présentent la sensation-signe, non-seulement comme la première, la plus légitime et la plus importante des perceptions, mais encore comme la sensation hominale par excellence. L'homme se distingue des animaux, d'abord par son intelligence et ensuite par la sensation-signe. Par la première il sent, il connaît, comme lui seul connait; par la seconde, il pense.

Ici s'arrête l'énumération des perceptions qui accom

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