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pas songé à invoquer. Il fallait, en un mot, placer le problème de la physiologie cérébrale sur d'autres bases, sur ses bases naturelles.

Quant aux observations nécroscopiques, recueillies par les médecins, surtout par les aliénistes, elles ont été très-précieuses; elle nous ont révélé une foule de particularités utiles et susceptibles d'éclairer le problème physiologique. Cependant elles n'étaient pas suffisantes pour nous dévoiler en entier le secret de la physiologie cérébrale.

A notre avis, l'impuissance de tous ces efforts réunis n'a tenu qu'à une seule cause. Aux physiologistes il manquait l'idée expérimentale utile, cette idée qui fait connaître d'abord ce qu'il faut chercher; aux observateurs, il manquait l'idée qui permet d'interpréter judicieusement les faits observés. Aux uns comme aux autres, il manquait la connaissance des éléments psychiques et de leur enchaînement; il leur manquait la connaissance de cet élément qui, dans tous les organes, représente la matière de la fonction.

Dans la plupart des organes, cet élément est un produit analysable par les procédés physico-chimiques : la bile, la salive, etc.; mais dans le cerveau il échappe à de semblables procédés. Il est difficile, en effet, de soumettre à l'action des réactifs et de l'expérimentation physique une chose sentie, une idée, une volonté.

La méthode psychologique seule permet d'analyser et de fixer la nature intime de cet élément. Mais l'essai malheureux de Gall avait mis les physiologistes en défiance, et ils étaient d'autant moins disposés à recevoir la lumière des psychologues que ceux-ci ne craignaient pas de montrer leur indigence en s'adonnant avec ardeur à l'étude de l'anatomie et de la physiologie. On peut mieux préciser d'ailleurs les motifs de cette défiance.

Toutes les fois que l'homme a voulu aborder le difficile problème de l'âme, il s'est trouvé en présence de cette guenille qu'on appelle le corps et qu'il fallait néces

sairement connaître avant d'arriver à l'âme. Mais on n'improvise pas l'anatomie et la physiologie.

Qu'a-t-on fait alors? C'est bien simple. La guenille a des passions, des besoins, des appétits qui proviennent de sa constitution matérielle; on lui a enlevé tout cela, et on l'a placé dans l'âme sous le nom de faculté inclina

tion.

La guenille se meut, court, vole, nage, pleure, rit, peu importe, ce n'est pas elle qui fait ça, et on a transbordé le tout dans l'âme sous le nom de faculté motrice.

La guenille fournit à l'âme toutes les lumières du monde extérieur; elle forme les sons de la voix, la matière de la parole et de la pensée, à bas la guenille! tout cela n'est pas à elle, et on l'a mis dans l'âme sous l'étiquette de faculté intellectuelle.

La guenille enfin souffre la faim, la soif; elle désire vivement l'eau et le pain, mais elle désire non moins vivement l'idée morale et elle succombe d'inanition. C'est beau pour une guenille; aussi lui a-t-on enlevé même la satisfaction de se faire mourir et on a transporté le tout dans l'âme, case de la faculté volonté.

Cela fait, le psychologue contemple cette âme avec admiration et pousse du pied la guenille. En vérité c'est le procédé du larron qui vous dévalise et qui proclame partout votre détresse. Mais en toute chose il faut considérer la fin. Qu'est-il résulté de l'emploi de cet artifice? Il en est résulté que, pour expliquer les phénomènes de cette âme isolée du corps, on a dû lui donner des yeux, des oreilles, des bras, une forme enfin qui rappelle évidemment la forme corporelle, mais qui, n'étant pas accessible au scalpel, était par ce fait moins gênante; on a dû lui donner les éléments matériels qui concourent néces-sairement, sans qu'on s'en fût douté, à l'évolution de la mémoire et de la pensée; on a dû enfin fabriquer une âme mi-partie spirituelle, mi-partie matérielle, une âme matérielle idéalisée.

L'artifice des psychologues consista donc à déplacer le

problème à étudier l'âme dans un corps imaginaire au lieu de l'étudier dans le corps réel. Quant à l'idée de mettre des facultés immatérielles à la place des organes, elle remonte au moins à Platon. Rajeunie par Descartes, puis par Thomas Reid, qui, plus fidèlement que Descartes, revint à la division des facultés des anciens, elle représente aujourd'hui, pour le plus grand nombre, le dogme fondamental de la psychologie.

Les facultés qu'on accorde à l'âme sont la faculté motrice, l'inclination, les facultés intellectuelles, la volonté. Nous ne pouvons pas nous dispenser de jeter un coup d'œil critique sur cette doctrine.

La faculté motrice est celle, dit-on, qui préside à tous nos mouvements involontaires; c'est elle qui provoque le cri de l'enfant qui vient au monde; c'est elle qui pour la première fois fait mouvoir nos membres; c'est elle qui nous fait regarder avec les deux yeux à la fois; c'est elle qui nous fait incliner la tête pour dire oui, et qui nous la fait balancer de droite à gauche pour dire non; c'est elle qui nous fait redresser le corps et porter les yeux en haut quand nous pensons à une haute montagne; c'est elle enfin qui nous fait baisser les yeux et la main vers la terre si nous parlons de quelque chose de petit; bref, « toutes les facultés agissent sur la faculté motrice, tandis qu'elle n'agit sur aucune: elle n'a de pouvoir que sur le corps (1). »

Garnier, le leader autorisé de la doctrine que nous examinons, ne soupçonnait pas assurément, en écrivant les lignes qui précèdent, l'importance de la noble faculté dont il esquissait les caractères. Sans cela lui eût-il fait une part aussi maigre en la consignant dans le domaine. de l'instinct et de l'habitude?

Et s'il ne soupçonnait pas cette importance, c'est qu'en écrivant ces mêmes lignes il ne se doutait pas que sa faculté motrice fùt en jeu; et s'il ne se doutait pas que sa

(1) Traite des facultés de l'âme, par Ad. Garnier. t. I, p. 77 et suiv.

faculté motrice fùt en jeu, c'est qu'il ignorait que la pensée, le raisonnement, ne sont possibles qu'avec le secours des signes du langage répétés tacitement (1), et que ces actes, souvent involontaires, d'après le leader luimême (2), ne peuvent être accomplis qu'avec le secours de la faculté motrice.

Nul doute que si Garnier eût connu ces divers phénomènes il n'eût fait la part un peu plus large à la faculté motrice; nul doute qu'il ne l'eût assimilée, comme nous, à l'âme elle-même. Rien, en effet, dans le domaine de l'âme, comme partout ailleurs, ne s'accomplit sans le secours du mouvement. L'âme, considérée comme principe, est essentiellement motrice, et point n'est besoin de lui accorder pour cela une faculté spéciale qui lui enlève d'ailleurs les trois quarts des mouvements dont elle est capable.

Une critique analogue est applicable aux autres facultés. Nous n'insisterons pas davantage, car nous sommes autorisé déjà à conclure que les physiologistes sont excusables de ne vouloir pas utiliser une âme dont les éléments ne sont pas suffisamment bien déterminés.

Cette situation a eu des résultats assurément regrettables, mais qu'il était bien difficile d'écarter.

Poussés par le besoin irrésistible de soumettre à une idée la direction de leurs efforts dans la recherche de la vérité, beaucoup de physiologistes ont pris pour guide la plus élémentaire de toutes, l'idée matérialiste. Le positivisme, ennemi de tout ce qui s'élève dans les régions de la pensée, leur disait Gardez-vous de la métaphysique dans l'étude de la science; ils prirent le mot à la lettre; ils en exagérèrent même la portée, et ils en arrivèrent ainsi à ne plus voir dans les phénomènes de la vie que des propriétés de la matière régies par les lois

(1) Nous n'avons publié notre Physiologie de la parole et notre Physiologie du système nerveux, qu'après la publication du Traité de Garnier.

(2) Ad. Garnier, Traité des facultés de l'âme, 1865, t. II, p. 348.

physico-chimiques. On a même soin d'ajouter, afin qu'on n'en ignore, que les propriétés vitales ne sont qu'une dénomination d'attente représentant l'inconnu, jusqu'au moment où les propriétés physico-chimiques régneront en souveraines maîtresses (1).

On ne s'est pas douté qu'en parlant ainsi on jetait par-dessus bord l'objet même de la physiologie. Cette manière de voir présente peut-être un avantage, celui de simplifier singulièrement la science; mais cette simplification s'exerce trop au détriment de la science elle-même pour que nous ne cherchions pas à montrer en passant l'inanité de l'idée matérialiste.

La matière pondérable n'est rien par elle-même. Enlevez aux corps bruts la chaleur, la lumière, l'électricité, le magnétisme, la cohésion, l'élasticité, la pesanteur, que restera-t-il? Quelque chose sans nom et sans propriétés. Et que sont la chaleur, la lumière, l'électricité, etc., etc.? Vous ne pouvez point dire que ce sont des propriétés de la matière, puisque vous pouvez à volonté les lui enlever ou les lui rendre. Je sais bien qu'on a inventé les fluides impondérables pour répondre à ces difficultés; mais pour le moment ces fluides ne sont que des inventions nécessaires.

Donc la matière en général n'est rien par elle-même. Cela est encore plus vrai quand on considère la matière des phénomènes vitaux.

Les partisans de la toute-puissance de la matière. disent La matière organisée jouit de la propriété de faire de la bile, de la propriété de faire des perceptions, des pensées, et ils s'en tiennent là. Sans doute, si l'on voulait faire de la science facile, on pourrait avec

(1)« Cette dernière dénomination de propriétés vitales, dit M. Cl. Bernard, n'est, elle-même, que provisoire; car nous appelons vitales les propriétés organiques que nous n'avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques; mais il n'est pas douteux qu'on y arrivera un jour. (Cl. Bernard, Introduction à l'Etude de la Médecine expérimentale, p. 161.)

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