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pres de ce phénomène nous le montrent comme un phénomène grandiose, incomparable, car il est inouï qu'un petit amas de matière puisse sentir et s'incorporer tout ce qui est dans l'immensité du monde, mais il n'en est pas moins vrai qu'il est l'analogue des autres phénomènes vitaux. Au point de vue du classement biologique, transformer le sang en bile et transformer les impressions en chose sentie sont deux faits de même ordre, car tous les deux sont l'œuvre de la vie, et, par ce fait, ils échappent aux audacieuses investigations du physiologiste.

Mais la science n'a pas pour mission exclusive de formuler des actes d'humilité comme celui que nous venons de faire. Savoir ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas est déjà beaucoup, mais ce n'est pas assez. Si nous ne pouvons que percevoir la perception sans pouvoir définir sa nature intime, nous pouvons déterminer son siége et les conditions dans lesquelles elle se produit. Telle est d'ailleurs l'œuvre et le but de toute science.

§ II.

SIEGE ANATOMIQUE DE LA PERCEPTION.

OBSERVATIONS SUR LES
EXPÉRIMENTATION.

ALIÉNÉS ET SUR LES MALADES.
CONDITIONS DANS LESQUELLES LES PERCEPTIONS SE DÉVE-
LOPPENT. DU CENTRE DE PERCEPTION.

En enlevant couche par couche la substance cérébrale à des poules et à des pigeons, Flourens avait été conduit à dire que la perception se fait dans les lobes cérébraux. Ce genre d'expérimentation sur des pigeons se prête malheureusement à des interprétations fort diverses, et là où Flourens et M. Luys, après lui, ont vu l'abolition des perceptions, nous ne voyons qu'une abolition des conditions de la mémoire, et partant, une abolition de la connaissance. Il résulte, en effet, des expériences de Flourens. que les animaux mutilés sentent, mais sans mémoire,

sans connaissance, ce qui leur donne l'habitude extérieure d'animaux qui ne sentent rien du tout.

Les expériences de Flourens ont été très-précieuses en ce sens qu'elles nous ont mis sur la voie de la connaissance des fonctions du cerveau, mais il ne faut pas s'en exagérer l'importance au point de vue des faits acquis.

Les faits pathologiques nous fournissent un enseignement bien autrement important.

Il résulte en effet des observations des aliénistes que, dans tous les cas d'aliénation mentale arrivés à la démence, la lésion porte constamment sur la partie périphérique du cerveau.

M. Calmeil a constaté que, dans la paralysie générale des aliénés, les principales altérations siégent dans la substance grise des circonvolutions (1).

M. Parchappe n'est pas moins affirmatif : « Il n'est, dit-il, qu'une altération constante dans la paralysie générale, c'est le ramollissement de la couche corticale (2).

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M. Marcé a également rapporté un grand nombre d'observations de déments chez lesquels la maladie a toujours coïncidé, soit avec l'atrophie des circonvolutions, soit avec leur ramollissement (3).

Ces faits, généralement acceptés aujourd'hui par tous les aliénistes, nous permettent de tirer légitimement cette conclusion, à savoir: que la périphérie corticale du cerveau joue un rôle important dans la régularité du fonctionnement de l'esprit, mais que son altération ne porte nullement atteinte au phénomène de la perception, car les déments voient, odorent, entendent absolument comme les autres hommes. On pourrait donc affirmer déjà que le phénomène de la perception ne se produit pas dans la partie périphérique du cerveau.

D'un autre côté, les pathologistes ont recueilli un grand nombre d'observations dans lesquelles l'autopsie dévoilait

(1) De la Paralysie considérée chez les aliénés, Paris, 1826.
(2) Du Siége et de la nature des maladies mentales.
(3) Démence sénile (Gazette médicale, 1863).

une lésion plus ou moins profonde des couches optiques, toutes les fois qu'un ou plusieurs sens avaient été abolis pendant la vie; tandis que la lésion portait sur les corps striés, si les symptômes pendant la vie avaient été caractérisés par un trouble dans les mouvements (1).

Les faits pathologiques que nous venons d'énumérer démontrent 1° que la périphérie du cerveau est lésée chez les déments qui néanmoins sentent, voient, odorent, etc.; 2° et que la perte d'un ou plusieurs sens coïncide avec la lésion des couches optiques. Nous avons ainsi deux raisons au lieu d'une pour placer le siége de la perception dans les couches optiques : 1o parce que ce siége ne saurait être à la périphérie du cerveau, car la sensibilité persiste chez les déments; 2° parce que l'abolition partielle ou complète de la sensibilité coïncide avec la lésion des couches optiques (2).

(1) Hillairet, Archives de médecine, 1858, t. I, p. 256.

Serres, Anatomie comparée du cerveau, 1826, t. II, p. 705 et suiv.
Lallemand, Lettres sur l'Encéphale, t. I, p. 138 et t. II, p. 320.
Maisonneuve, Société anatomique, 1835, p. 39.

Potain, Société anatomique, 1861, p. 139.

Gros et Loncereau, Affections nerveuses syphilitiques, 1861, p. 245.
Andral, Clinique médicale.

Moutard-Martin, Société anatomique, 1845, p. 41.
Cruveilhier, Anatomie pathologique.

Chaillou, Société anatomique, 1863, p. 72.

(2) Longet et quelques autres physiologistes après lui pensent que la protubérance est le point où les impressions se transforment en sensations, et ils se fondent sur ce fait que, après avoir enlevé les lobes cérébraux et les couches optiques à un rat ou à un chien, on provoque encore des cris et des miaulements par le pincement ou tout autre moyen d'excitation. Ces faits sont exacts, mais ils ne prouvent pas que les cris provoqués dans ces conditions aient été précédés d'une impression sentie. Ils prouvent tout simplement que les nerfs sensitifs et les nerfs moteurs sont dans des relations telles dans la protuberance que l'excitation des uns provoque l'action des autres comme dans tout mouvement reflexe.

L'autre opinion, beaucoup plus près de la vérité que la précédente, est celle de M. Luys. Cet éminent physiologiste, suivant jusqu'au bout les conséquences logiques du système qu'il a adopté, considère les couches optiques comme « l'avant dernière étape où les impressions se dépouillent de plus en plus du caractère d'ébranlement purement sensoriel, pour revêtir en se métamorphosant une forme nouvelle, se

Malgré l'évidence des faits, nous avons voulu confirmer par l'expérimentation les conditions fondamentales de la physiologie cérébrale.

Mais qu'on nous permette de dire préalablement que ces sortes d'expériences ne sauraient être faites avec fruit si, par une connaissance approfondie de la vie cérébrale, on ne possède pas déjà une idée expérimentale utile, et si on n'est pas en état d'interpréter judicieusement les phénomènes observés. Ici, moins que partout ailleurs, on ne saurait «< se borner à expérimenter pour voir ». Nous avions déjà publié notre physiologie du système nerveux, par conséquent nous étions en mesure de faire ces expériences, qui n'avaient d'autre but, d'ailleurs, que de confirmer les faits de l'observation et de l'expérience sur lesquels nous nous étions appuyés.

Pour pratiquer nos expériences, nous empruntâmes à la chirurgie un de ses moyens. Nous avions vu M. le professeur Richet introduire au centre d'une tumeur une aiguille creuse très-fine, pousser ensuite, au moyen d'une seringue de Pravaz adaptée à l'aiguille, une solution de chlorure de zinc dans la tumeur, et détruire par ce fait le produit morbide. Nous pensàmes que ce procédé nous permettrait de détruire avec la même facilité telle partie du cerveau que nous voudrions.

L'emploi d'un perforateur spécial pour percer le crâne et l'addition d'un peu de bleu d'aniline à la solution de zinc furent les seules modifications que nous apportâmes au procédé de M. Richet.

Quant à l'idée de détruire une partie de la matière rendre en quelque sorte plus assimilables pour les operations cérébrales ultérieures, et devenir ainsi progressivement les agents spiritualisés de l'activité des cellules cérébrales. » Luys, Reeherches sur le système nerveux, 1865, p. 345. Ces dernières cellules sont, d'après M. Luys, les cellules de la périphérie du cerveau, et c'est là, selon lui, que les impressions sont transformées en sensations et idées. Cette interprétation des faits, si elle était juste, rendrait impossible l'explication physiologique de la mémoire et de l'hallucination. Mais nos expériences ont prouvé que les couches optiques sont bien le siege de la perception.

cérébrale avec le caustique, elle n'était pas nouvelle. Ce que d'autres avaient fait en employant le bistouri, d'autres purent le faire avec le caustique. Aussi voyonsnous, dès 1824, le professeur Serres introduire dans le cerveau, à travers un petit tube de verre, quelques gouttes d'acide nitrique (1). D'autres ont imité cette. pratique en la modifiant plus ou moins, et nous-même, dans une nouvelle série d'expériences, nous avons détruit les différentes parties du cerveau avec une aiguille galvano-caustique rougie à blanc (2).

Les procédés d'expérimentation sur le cerveau existaient dans la science depuis longtemps; mais ce qui n'existait pas avant nous, c'était l'idée expérimentale utile, qui nous conduisit à chercher dans le cerveau des chiens les trois conditions fondamentales de la physiologie cérébrale, c'est-à-dire la perception des impressions dans les couches optiques, le mouvement dans les corps striés, et l'association des sensations, ainsi que la mémoire, dans les circonvolutions du cerveau (3).

Ces expériences, que nous répétons aujourd'hui avec les mêmes résultats, ont confirmé pleinement nos vues théoriques, formulées d'après l'observation pathologique, et nous pouvons affirmer que les couches optiques représentent la condition matérielle de la perception des impressions, quelle que soit leur origine. Nous offrons d'ail

(1) Serres, Anatomie comparée du cerveau, t. II, p. 691. « Je pratiquai, dit-il, une très-petite ouverture sur la partie postérieure et moyenne du coronal : je plongeai dans le lobe postérieur gauche un bistouri effilé; des mouvements convulsifs légers se manifestèrent dans la patte droite de devant; je retirai le bistouri, et, à l'aide d'un petit tube de verre, j'introduisis dans la profondeur du lobe incisé quelques gouttes d'acide nitrique; aussitôt les convulsions redoublerent dans la même patte; je laissai reposer le chien; une heure après, cette patte était immobile et à demi fléchie; l'animal marchait sur les trois autres. »

(2) La première de ces expériences a été faite sur un chien dans l'atelier de M. Rumkorff, le 7 novembre 1876, en présence de notre ami le docteur Donadieu.

(3) Voir notre travail intitulé: Recherches expérimentales sur le fonctionnement du cerveau. Adrien Delahaye, éditeur.

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