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La sensibilité, principe nécessaire, immuable, indivisible, le même pour tous, ne peut pas changer, être ici carnassière et là herbivore; la matière contingente seule peut être modifiée, et ce sont ces modifications dans le nombre, la forme et l'association des éléments matériels qui donnent à la sensibilité la robe, la couleur d'un principe différent. Nous ne voulons pas dire, par là, que la propriété essentielle des cellules, c'est-à-dire la perception, change; non certes, la perception est invariable, car elle est la vie; mais ce qui change, c'est la manière agréable ou désagréable dont cette perception est développée par les causes impressionnantes. Ce mode agréable ou désagréable résulte lui-même de l'enchaînement harmonique qui existe parmi les éléments de l'organisme : le mode est agréable quand la cause impressionnante réveille un mouvement harmonique, c'està-dire un mouvement qui concorde avec l'accomplissement régulier des fonctions spéciales à chaque animal; il est désagréable si la cause impressionnante réveille un mouvement contraire à l'harmonie générale des mouvements fonctionnels.

C'est ainsi que l'on peut s'expliquer pourquoi l'abeille recherche le pollen des fleurs, pourquoi certains oiseaux recherchent la graine et d'autres le gibier; pourquoi enfin, chaque espèce créée cherche et choisit dans l'immense grenier de la nature l'aliment qui convient à l'évolution physiologique de ses organes.

Ce que nous venons de dire touchant l'instinct, qui pousse les animaux à choisir une nourriture spéciale, est applicable à l'instinct qui les pousse à accomplir leurs fonctions de relation et de reproduction dans certaines conditions déterminées.

En étudiant les influences réciproques des trois termes qui concourent à la production de l'instinct, on arrive à analyser mathématiquement les conditions de ses manifestations, et, dès lors, rien ne nous étonne dans la mécanique vivante de l'être sensible, si ce n'est l'ad

mirable combinaison de ses incomparables rouages. Dans cette mécanique si mal comprise, disons-le en passant, par Descartes et par les hommes de son école, la sensibilité joue le rôle le plus important. C'est elle qui, réveillée par des impressions spéciales, met en jeu les instruments créés et adaptés de la façon la plus convenable pour répondre à la nature des impressions qui l'ont affectée; elle fait plus pendant qu'elle provoque les mouvements, elle dirige son activité au moyen des organes des sens; elle est attentive aux impressions qui en proviennent, et elle agit en conséquence des modifications de plaisir ou de peine qu'elle subit. C'est ainsi que, réveillé par le sentiment, et servi par des instruments spéciaux que le sentiment dirige, l'être exclusivement sensible accomplit les œuvres les plus ingénieuses, sans qu'il y ait chez lui le moindre effort intelligent.

Ce qu'il y a de plus merveilleux dans l'instinct, ce n'est pas l'instinct lui-même et les œuvres qui en sont le résultat. Non, les phénomènes de l'instinct ressortent de la physiologie, et ne demandent, pour être expliqués dans leur mécanisme, qu'un peu d'attention servie par des notions saines, touchant les phénomènes de la vie; mais ce qui est vraiment admirable, c'est l'ouvrier qui a si bien agencé ces machines vivantes, c'est cet ouvrier que nous n'expliquons pas, car, sans cela, nous serions lui; inclinons-nous, et soyons-lui reconnaissants de nous avoir organisés de telle façon que nous puissions le reconnaître en étudiant ses œuvres.

En tenant compte des principes qui président aux manifestations de l'instinct, il n'est pas un acte de l'être sensible que l'on ne puisse physiologiquement expliquer. Il nous paraît superflu par conséquent de fournir ici des exemples, et avec d'autant plus de raison qu'on en a trouvé un assez grand nombre dans le chapitre que nous avons consacré aux mouvements de l'être sensible. Nous nous bornerons à résumer ce que nous venons de dire, au sujet de l'instinct, dans quelques

propositions générales. Pour expliquer physiologiquement les instincts particuliers, il faut tenir compte : 1° De l'état anatomique des parties d'où viennent les mpressions qui doivent donner la vie à la sensibilité en réveillant le centre de perception;

2° Il faut s'appliquer à l'examen difficile et délicat des parties du cerveau au milieu desquelles la sensibilité se développe;

3° Il faut s'inspirer de la nature, de la force, et de la faiblesse des instruments que le centre de perception met en jeu pour donner satisfaction aux impressions de besoin qui l'affectent;

4o Enfin il ne faut pas oublier que, si des organes particuliers ont été donnés à chaque animal, les choses ont été prévues dans l'organisme de telle façon que, sous l'influence de l'attrait du plaisir, sous l'influence de la crainte ou de la douleur, toutes les fonctions s'accomplissent selon le but pour lequel elles ont été créées.

Instincts de l'homme. L'homme n'est pas seulement un être intelligent, il est aussi un être sensible, et, à ce titre, il a ses instincts comme les animaux.

En sa qualité d'animal, l'homme est soumis à la nécessité, quelquefois dure, d'entretenir ses organes en leur état normal; il doit aussi commercer avec le monde extérieur pour en jouir, pour en souffrir, presque toujours pour lutter contre ses atteintes; il doit enfin reproduire des êtres semblables à lui. Toutes ces nécessités correspondent à des besoins organiques et représentent les instincts généraux de l'homme.

Par notre intelligence, nous sommes libres de résister à ces impulsions, et cette liberté qui va chercher ses inspirations dans le monde moral, suffirait à elle seule pour caractériser l'être humain; mais il ne nous est pas donné d'empêcher la voix du besoin, la voix de l'instinct de se faire entendre.

Non-seulement l'homme possède des instincts généraux et communs qui le rattachent à l'animalité, mais encore

il possède un instinct particulier qui le distingue de tous les animaux.

L'homme, poussé par le besoin de communiquer sa manière de sentir à son semblable, crée le mot, et il le crée d'une manière irrésistible et involontaire, absolument comme l'oiseau fait son nid, comme l'abeille fait sa ruche, car il ne peut raisonner dans cette invention, puisqu'il n'a pas encore les signes du langage.

La création du mot, voilà l'instinct réel de l'homme; c'est l'aptitude native que la nature lui a imposée, et elle la lui a imposée à titre d'instinct, à titre de chose nécessaire, irrésistible, et devant nécessairement s'acccomplir, comme tous les actes dont le principe est inscrit dans les tissus organiques de la vie.

L'homme a créé le mot, non parce qu'il l'a voulu, mais parce que le Créateur a écrit sur ses organes qu'il parlerait et que tout a été disposé pour qu'il en fût ainsi.

Contrairement à cette opinion, on a cité parfois l'exemple d'un jeune sauvage qui était parvenu à vivre seul dans les bois jusqu'à l'âge de vingt ans. Cet être n'avait créé aucun mot, rien n'est plus vrai. Mais qu'y a-t-il d'étonnant à cela? Il n'y a que les fous qui parlent seuls: pour parler il faut être au moins deux. Mettez ensemble deux enfants qui n'ont jamais entendu parler: au bout de quelques jours ils auront des signes pour indiquer le tien et le mien, le bon et le mauvais, le plus fort et le plus faible; s'ils n'ont point de langue, ils parleront avec les mains; s'ils n'ont pas de mains, ils parleront avec les pieds; auraient-ils moins encore, qu'ils trouveraient moyen de créer des signes, et de communiquer entre eux par l'intermédiaire de ces signes.

Le besoin du langage est un besoin cérébral; il est représenté organiquement par la structure anatomique de l'encéphale, considérée dans son ensemble, et plus particulièrement par une conformation spéciale de la troisième circonvolution des lobes frontaux.

Le besoin irrésistible de communiquer à son sembla

ble, par l'intermédiaire des signes du langage, ce qu'il sent et la manière dont il a été impressionné, est la première condition de l'instinct particulier de l'homme; nous trouvons la seconde dans l'existence d'un organe spécial, destiné à obéir à l'impulsion instinctive: cet organe est le larynx.

A ce sujet, on ne manquera pas de dire qu'un grand nombre d'animaux possèdent aussi un larynx, que les chiens jappent, que les chevaux hennissent, que les oiseaux sifflent, que les perroquets parlent, et par conséquent, que l'existence du larynx n'est pas suffisante pour caractériser l'instinct spécial de la formation de la parole. Cette objection n'est que spécieuse; aucun animal n'a l'organe de la voix (composé du tuyau porte-vent, de la membrane vocale et du tuyau sonore), disposé comme celui de l'homme, et il serait organiquement impossible à n'importe lequel d'entre eux de prononcer chacun des signes, si faciles pour nous, qui entrent dans l'alphabet. Les exclamations tout à fait instinctives qui s'échappent malgré nous de l'organe vocal viennent à l'appui de notre manière de voir. Ces exclamations sont composées d'une, deux ou trois syllabes, et nous les retrouvons avec des significations particulières dans notre vocabulaire. Est-ce que les animaux, sous l'influence des impressions les plus vives, prononcent de ces syllabes-là, avec le caractère. expressif que nous leur accordons? Le singe qui se rapproche le plus de nous, le gorille, a-t-il jamais prononcé une consonne? Les animaux, en général, peuvent prononcer des sons voyelles, quelques-unes des consonnes intra-buccales; mais en est-il un qui prononce les labiales explosives ou demi-explosives (1)?

L'organe vocal de l'homme est bien l'instrument que la nature a créé dans le but spécial de fournir aux sources impressionnantes, réveillant l'instinct du langage, l'occasion de se satisfaire.

(1) Voir sur la formation de ces lettres notre Physiologie de la voix et de la parole.

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