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ment agréable. L'intelligence seule recherche les impressions pour le seul plaisir d'avoir acquis une notion intelligente. Ce dernier motif indique d'une manière évidente la différence de nature qui existe entre la simple sensibilité et la sensibilité intelligente.

Cela posé, qu'est-ce que la notion intelligente?

La notion intelligente est, comme la notion sensible une perception complétée par un certain mode de l'activité de l'âme. La perception est au fond de toute notion, car il faut percevoir ce à propos de quoi on connaît. Il suit de là que, si quelque chose distingue la notion sensible de la notion intelligente, ce n'est pas la perception, qui est toujours la même dans les deux cas. Non, cette distinction emprunte ses caractères au but que se propose l'activité fonctionnelle de l'âme dans l'acquisition de la

notion.

Expliquons-nous. Lorsque notre activité s'exerce dans le seul but d'acquérir une notion sensible, la sensibilité se borne à apprécier les caractères sensibles de la cause impressionnante en les comparant à ceux des notions déjà acquises. Mais, lorsque notre activité s'exerce dans le but d'acquérir une notion intelligente, la sensibilité intelligente ne se contente pas d'apprécier les caractères sensibles. Que fait-elle alors? Percevrait-elle par hasard quelque chose de plus que ce que perçoit la sensibilité? Non, certes. L'intelligence n'est pas plus riche en perceptions que la sensibilité; mais ce qu'elle possède de plus que cette dernière, c'est un mode d'activité particulier qui sera le point de départ de perceptions nouvelles. Ce mode d'activité consiste à établir entre les perceptions élémentaires ou les divers ensembles de perceptions, des liens spéciaux qui portent le nom de rapports. Établir un rapport est le propre de l'intelligence seule, et nous ne croyons pas nous tromper en disant que sa caractéristique est dans cet acte.

La sensibilité établit entre les diverses perceptions des associations qui ressemblent souvent à des rapports;

mais, si l'on y regarde de près, on ne confondra pas deux actes aussi dissemblables. Ceci nous conduit à définir exactement ce que c'est qu'un rapport.

Du rapport. On désigne généralement le rapport sous le nom de perception de rapport ou d'idée de rapport. Il est à peine besoin de faire sentir ce qu'il y a d'illogique dans ces dénominations. Le rapport n'est ni une perception ni une idée. D'autres, avec Garnier, confondent le rapport avec « les connaissances qui embrassent plusieurs objets; les idées de rapport, dit ce philosophe, et les idées abstraites et générales sont les produits du souvenir (1). »

Comme son nom l'indique, le rapport est d'abord une relation entre deux termes, c'est-à-dire un acte fonctionnel de l'âme s'exerçant à l'occasion de deux ou plusieurs causes impressionnantes et dans un but déterminé. Ce but, appréciable et apprécié par l'intelligence seule, consiste à découvrir les caractères non sensibles qui peuvent exister entre les causes impressionnantes.

Comme nous l'avons vu précédemment, la sensibilité apprécie les caractères sensibles en constatant simplement que telle impression l'affecte d'une façon distincte, en se souvenant que le résultat de cette impression est différent de celui d'autres impressions déjà reçues. La sensibilité intelligente agit de la même façon quand elle acquiert une notion sensible. Mais elle se conduit tout autrement quand, dans le but d'acquérir une notion intelligente, elle établit un rapport entre deux causes impressionnantes. Ici, les caractères physiques, capables d'affecter les sens, ne sont plus le but de l'activité de l'intelligence, mais simplement l'occasion de cette activité.

L'intelligence ne se demande pas si tel objet est blanc, dur, mou, sonore, lumineux. Non, ce qu'elle cherche n'est pas dans les objets, mais entre les objets, c'est-à

(1) Garnier, Traité des Facultés de l'âme, t. III,

p. 117.

dire en elle-même; car c'est son activité propre qui représente le trait d'union qu'elle place entre deux causes impressionnantes.

Le grand, le petit, le nombre, l'étendue, la durée, le beau, le laid, le vrai, le faux, le vice, la vertu, ne sont pas dans les causes impressionnantes; ce sont les expressions verbales dans lesquelles l'intelligence a fixé d'une manière concrète les résultats de sa propre activité à l'occasion de plusieurs causes impressionnantes.

La grandeur et la petitesse ne sont pas dans les objets. Un objet n'est grand ou petit que parce que l'intelligence, en présence de deux objets dissemblables, s'est placée entre les deux, et a caractérisé sa manière de sentir la dissemblance par un mot qui exprime la nature du rapport qu'elle a établi entre les deux objets. La grandeur se trouve donc dans l'intelligence elle-même et non dans les causes impressionnantes.

Le même raisonnement est applicable à la formation de tous les autres rapports; mais il ne nous paraît pas nécessaire d'insister ici sur ce point.

Une conséquence très-grave, et qui avait échappé à l'observation des penseurs, résulte de l'explication qui précède: c'est que, s'il est vrai que l'intelligence s'exerce toujours et nécessairement à l'occasion de l'activité sensible, il n'est pas moins certain que c'est d'elle-même qu'elle tire la notion intelligente, car les rapports sont la base et le fondement de toute connaissance.

Le rapport est donc un certain mode d'activité de l'âme, qui consiste à comparer deux perceptions, dans le but d'établir un caractère distinctif, non sensible, qui convienne à chacune sans appartenir en fait à aucune d'elles.

A ce compte, le rapport est une vue de l'intelligence se développant à la suite de l'activité de cette dernière, en présence de deux perceptions qu'elle compare, et il semble dès lors qu'on pourrait dire perception de rapport, idée de rapport. Nous ne croyons pas qu'on doive céder à

ces complaisances de langage qui sont nécessairement lat source de beaucoup d'erreurs.

A l'occasion des caractères physiques qu'elle sent par les sens, l'intelligence voit sa propre modification, elle se sent elle-même et on ne doit pas confondre ce sentiment avec les perceptions, dont les caractères spéciaux sont si différents. De même, on ne doit pas confondre la simple vue de l'intelligence, qui se voit elle-même avec l'idée, qui est un phénomène intellectuel beaucoup plus complexe, comme nous le prouverons bientôt.

La possibilité d'établir des rapports est la prérogative caractéristique de l'intelligence; mais cette prérogative servirait à peu de chose si, dans l'acquisition de nos connaissances, le rapport était constitué par une simple vue de l'intelligence. Cette vue, ne présentant rien d'accessible à nos sens spéciaux, se graverait difficilement dans la mémoire, et les notions acquises seraient ainsi privées de leur caractère essentiel. C'est pourquoi le rapport ne mérite réellement ce nom que lorsqu'il a reçu une forme tangible dans le mot. Le grand, le petit, le vrai, le faux, etc., existent sans doute à l'état de vue dans notre esprit, mais ces vues ne nous sont réellement utiles qu'à la faveur des mots grand, petit, vrai, faux, etc., qui nous permettent d'associer dans le souvenir les vues entre elles et aux objets qui sont l'occasion de nos connaissances extérieures.

Le soin tout particulier avec lequel nous venons d'analyser le rapport trouve sa raison d'être dans l'importance même de cette analyse. Nous ne doutons pas que la confusion qui règne encore dans toutes les questions de psychologie ne tienne à la délicatesse, à la difficulté de l'analyse sur les points fondamentaux. Cette appréciation paraîtra tout à fait juste après ce qui va suivre.

La connaissance de l'activité particulière qui caractérise le rapport nous permet, en effet, de préciser avec la plus grande clarté ce qu'on doit entendre par notion intelligente.

Nous avons établi plus haut que la notion intelligente et la notion sensible reposent sur une perception, et qu'elles ne se distinguent entre elles que par le mode d'activité de l'âme qui préside à l'acquisition de la notion. Or, nous venons de montrer que le rapport est le mode spécial d'activité qui accompagne la notion intelligente. Par conséquent, la notion sensible et la notion intelligente se distinguent entre elles par l'intervention nécessaire d'un rapport dans l'acquisition de cette dernière.

Voilà donc la distinction de la notion sensible et de la notion intelligente établie sur le caractère le mieux défini et le plus formel. Occupons-nous à présent de déterminer exactement les éléments vrais de la notion intelligente.

La notion intelligente, avons-nous dit, est une perception distinguée de toute autre par un certain mode d'activité. Pour la notion sensible, ce mode d'activité consiste à réveiller simplement dans le souvenir les caractères sensibles des notions déjà acquises, et à les sentir de nouveau comparativement aux caractères de la notion actuelle. Pour la notion intelligente, ce mode. d'activité consiste à établir un rapport. Mais, comme nous l'avons démontré, un rapport ne présente pas de caractères sensibles. Le rapport n'existe à l'état concret, ni dans l'une ni dans l'autre des perceptions comparées. Quels sont donc les caractères au moyen desquels l'intelligence distinguera ce rapport des autres rapports?

De même que la sensibilité ne distingue pas le rouge, le vert, le son, le dur, par des caractères particuliers, mais par la simple constatation d'une modification différente dans ces divers cas, de même l'intelligence constate simplement qu'elle est affectée d'une façon différente par les rapports de diverse nature, et cette constatation représente les caractères distinctifs qu'elle établit entre eux.

Il suit de là que, si l'on a raison de désigner les causes

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