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dessous; enfin l'eau, peu à peu exprimée de la terre, se rassemble dans de vastes réservoirs. Ainsi s'est établi peu à peu, par la nature même des choses, l'ordre du monde1.

5. Les météores. Donc, pas plus dans le passé que dans l'avenir on n'a recours aux dieux. Mais ils n'interviennent pas davantage dans le présent. Les merveilles des cieux peuvent en effet se comprendre, sans qu'on ait besoin du surnaturel. Et Lucrèce explique tout, en effet la grandeur du soleil, de la lune et des astres; le jour, la nuit, et leurs longueurs qui changent; les différentes phases de la lune, au cours de chaque mois, enfin les éclipses. Il ne prétend pas donner de chaque phénomène une cause unique; toujours même il en rapporte plusieurs, mais qui ont un caractère commun: c'est que toutes sont empruntées à l'expérience sensible. Pourvu qu'on écarte les explications mythologiques, Épicure admet à peu près ce qu'on voudra. Il ne parle pas en savant, mais en philosophe qui propose une méthode nouvelle pour expliquer la nature. A l'action mystérieuse et arbitraire de la divinité dans le monde, il substitue des lois fixes et qu'on peut connaître. C'est aux savants de les déterminer ensuite avec précision. Il est possible, dit-il, que le soleil s'éteigne chaque soir pour se rallumer le lendemain, à point nommé. Ne voyons-nous pas toutes choses autour de nous se succéder dans un ordre qui ne se dément pas ? Il est possible aussi que la lune meure chaque matin, pour renaître la nuit suivante, et toujours avec une forme un peu différente. Pourquoi s'étonner que cela arrive régulièrement, lorsque, pour tant d'autres choses, les moments sont marqués avec tant de certitude??

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4. Démocrite, et Épicure. Lucrèce insiste sur ce qu'il y a d'immuable dans les lois physiques, afin de mieux

1. Lucrèce, V, 417-535.

2. Lucrèce, V, 553-770.

Il faut lire surtout deux développements de toute beauté sur les lois de la nature : 665-679 et 736-750, qui se terminent ainsi :

Quo minus est mirum, si certo tempore luna
Gignitur, et certo deletur tempore rursus,
Quom fieri possunt tam certo tempore multa.

exclure du monde, comme perturbatrice, toute intervention des dieux. Douter un seul moment de ses explications, ce serait, suivant lui, déchoir de l'état de certitude et de paix où la science nous élève, pour retomber dans une mythologie, bonne à effrayer les esprits faibles1. Toutefois cette immutabilité des lois naturelles n'est pas absolue; ce serait introduire dans le monde une nécessité non moins prėjudiciable parfois au bonheur de l'homme que la malveillance des dieux. L'avenir n'est pas rigoureusement déterminé, au point qu'on puisse le prévoir à coup sûr; les oracles sont menteurs, et Épicure rejette la divination. Il ne veut pas plus d'un enchainement nécessaire des phénomènes, que du caprice et de l'arbitraire divin2.

C'est pourquoi il imagine les atomes autrement que n'avaient fait Démocrite et Leucippe, ses devanciers. Démocrite ne mettait en eux que des différences de grandeur et de figure ou de forme; ils étaient mus en tous sens par suite de leurs chocs. Mais Épicure leur attribue en outre la pesanteur; ils ne se meuvent donc plus qu'en ligne droite, comme des gouttes de pluie, et tombent dans les profondeurs du vide. Comment alors leur rencontre peut-elle se faire? Épicure admet qu'ils dévient quelque peu de la ligne droite, en vertu d'un nouveau mouvement qui leur est propre, et qui ne vient pas d'une impulsion extérieure. Cette déviation ou déclinaison (clinamen) les fait se rencontrer, et ils forment ensuite toutes sortes d'assemblages. Mais, s'il en est ainsi, aux mouvements nécessaires, les seuls que reconnaissait Démocrite, se mêlent des mouvements libres, ou tout au moins spontanés. Une telle doctrine a de graves conséquences à la fois dans la physique et dans la morale : d'une part, la cause d'un phénomène n'est peut-être pas unique, et on peut légitimement en concevoir plusieurs; d'autre part, la connaissance de l'avenir n'est jamais certaine absolument, et l'homme n'a pas à craindre une fatalité

1. Diog. Laërce, X, 97 : καὶ ἡ θεία φύσις πρὸς ταῦτα μηδαμή προσαγέσθω, εἰ 104 : μόνον ὁ μῦθος ἀπέστω.

2. Diog. Laĕrce, X, 127 et 137; et surtout 153-5.

3. Essai sur la Métaphysique, t. II, p. 89.

plus insupportable encore que le courroux des dieux, parce qu'aucune prière ne saurait la fléchir1.

§ III. L'HOMME

1. Son origine. Lucrèce n'a point recours à de nouveaux principes pour expliquer les plantes, les animaux et l'homme. C'est la terre qui les a formés. Encore maintenant ne voyons-nous pas des êtres animés sortir de son sein, lorsque la pluie et le soleil lui ont donné la chaleur et l'humidité convenable? Autrefois, lorsque le monde était encore dans sa florissante jeunesse3, ces conditions se trouvaient réalisées plus souvent qu'aujourd'hui. La terre a donc produit toutes sortes d'êtres vivants, non pas successivement, et par une transformation graduelle des espèces, comme pense le darwinisme moderne; mais une multitude de formes diverses semblent être apparues à la fois. A vrai dire, toutes n'étaient pas également viables, et beaucoup périrent en peu de temps. Celles que préservait leur force, leur agilité, leur ruse même, survivent seules aujourd'hui. Une sorte de sélection naturelle s'est ainsi opérée; Lucrèce semble même avoir entrevu la lutte pour la vie, lorsqu'il montre comme une rivalité entre toutes les plantes, la victoire étant à celle qui croitra le mieux et dépassera les autres. Quelques espèces cependant qui n'auraient pu subsister, abandonnées à elles-mêmes, ont été confiées, pour ainsi dire, à la protection de l'homme, qui les nourrit et les conserve en échange de leurs services.

1. Diog. Laerce, X, 41: « Mieux vaudrait encore, dit Épicure, être asservi aux fables vulgaires sur les dieux qu'à la fatalité des physiciens. Encore peut-on espérer de fléchir les dieux; mais la nécessité est inexorable. »

2. Lucrèce, V, 781-835.

3. Lucrèce, Novitas tum florida mundi (V, 911).
4. Lucrèce, V, 784-5:

Arboribusque datum est variis exinde per auras
Crescendi magnum immissis certamen habenis.

5. Lucrèce, V, 851-801.

Toutefois n'allons pas croire que la nature puisse produire et faire durer ces mélanges de formes, comme les Centaures, les Satyres, les Chimères, moitié hommes, moitié chevaux ou boucs, etc. L'imagination populaire s'effraye de tels monstres et les prend pour des demi-dieux malfaisants. Lucrèce combat cette croyance superstitieuse. Il y a eu des monstres naturels, mais impuissants et destinés à périr, à cause de leur moustruosité même. Quant à ces divinités étranges, comme Pan, Polyphème, et tant d'autres, elles sont impossibles. La nature ne saurait assembler dans un même être plusieurs formes incompatibles, et surtout en faire un composé durable. «En effet, de tant d'herbes et de plantes que la terre produit encore en abondance, il ne résulte pas de productions complexes; chacune suit à part son développement propre; fidèles aux lois de la nature, elles maintiennent toutes leurs limites1. »

2. État primitif. Lucrèce nous dépeint ensuite les commencements de notre race. Les hommes n'étaient pas des êtres privilégiés, et comme les favoris des dieux. Ils menaient, en troupes, la vie errante des bêtes. Ils ne cultivaient point le sol, ignorant encore l'usage du fer; pour toute nourriture, ils avaient les fruits sauvages; pour toute boisson, l'eau des rivières. Point d'industrie non plus chez eux, et, par suite, ni vêtements ni cabanes. Point de société véritable, ou d'association en vue de l'intérêt commun, chacun ne voulant employer sa force et vivre que pour soi. Pas même de famille enfin, mais des accouplements au hasard, comme chez les animaux. Néanmoins les hommes primitifs ont pu vivre, et peut-être la mortalité n'était guère plus grande alors qu'au siècle où nous sommes. Ils avaient à craindre surtout les bètes féroces; mais la chasse qu'ils leur donnaient n'était rien en comparaison de nos grandes

1. Lucièce, V, 916-922 :

Quia, quæ de terris nunc quoque abundant
Herbarum genera, ac fruges, arbustaque læta,
Non tamen inter se possunt complexa creari ;
Sed stirps quæque suo ritu procedit, et omnes,
Fœdere naturæ certo, discrimina servant.

guerres; elle faisait quelques victimes isolées; nous avons, nous, des tueries en masse. Quant au manque de nourriture, il est moins nuisible que l'excès. Autrefois les hommes ne prenaient de poison que par ignorance; maintenant ils ont inventé tout un art de s'empoisonner1.

3. Progrès social. Mais on sortit bientôt de cet état primitif. Et Lucrèce nous montre un commencement de société avec la famille, qui adoucit beaucoup la rudesse des parents. Puis ceux-ci se recommandèrent leurs enfants, et promirent de respecter et de défendre la faiblesse du sexe. ou de l'âge. Les sentiments nouveaux que la famille avait développés faisaient à tous une loi de ce mutuel accord. De là de petits clans, des tribus, où l'on vivait en commun. Lucrèce semble reconnaitre que les inclinations sympathiques ont été nécessaires à notre espèce, pour qu'elle pût se maintenir, au milieu des autres, par le rapprochement et l'union de ses membres. Ainsi le besoin, la nécessité expliquent naturellement les premières associations, elles n'ont pas eu les dieux pour fondateurs 2.

Mais les hommes ne pouvaient vivre les uns avec les autres sans parler. Le langage ne fut pas non plus une révélation venue au moins d'un demi-dieu. Mais les hommes avaient une voix articulée, et, par conséquent, le désir de la faire entendre. En outre, ne voyons-nous pas les animaux eux-mêmes exprimer par des intonations diverses tout ce qu'ils éprouvent? Lucrèce suit toujours la même méthode trouver dans la nature certains faits pour juger de tout le reste par analogie, sans recourir à quelque explication surnaturelle.

Ce n'est pas davantage un Prométhée, comme le conte la légende, qui ravit aux dieux le feu céleste, pour en faire part aux hommes. La foudre ne tombait-elle jamais sur les hauteurs, laissant après elle l'incendie? Et ne voyait-on pas alors, comme aujourd'hui, de vastes embrasements dans les forêts? Quant à utiliser le feu, l'idée en est sans doute

1. Lucrèce, V, 924 1009. 2. Lucrèce, V, 1009-1027. 3. Lucrèce V, 1027-1090.

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