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Discours sur l'origine de l'inégalité. L'année précédente, l'Académie de Dijon avait mis le sujet au concours, mais cette fois, avec une œuvre pourtant bien supérieure à la première, Rousseau n'obtint pas le prix.

Il demeura deux ans à l'Ermitage, d'abord tout à la joie de la nature retrouvée et reconquise; mais à la suite d'une brouille avec Mme d'Épinay, où il eut tous les torts, il dut partir et il s'installa à Montmorency, au commencement de 1758. Il y vécut quatre ans, dans l'intimité de la puissante famille des Luxembourg. C'est de là qu'en février 1758, il alressa à d'Alembert sa Lettre sur les Spectacles; c'est là que, dans un prodigieux effort de méditation et de composition, il écrivit simultanément la Nouvelle Heloïse, qui provoqua à son apparition, en 1761, un enthousiasme universel, le Contrat social et l'Emile, qui parurent à quelques mois de distance, en 1762.

Jusqu'alors le pouvoir l'avait ménagé et même soutenu. Mais le Parlement venait de décréter l'expulsion des Jésuites ; il sentait le besoin de donner à la religion des gages et rendit en juin un arrêt contre l'Émile Rousseau dut quitter la France. La gloire l'avait exalté, l'adversité le brisa. A partir de ce moment, la manie du soupçon, qui déjà le travaillait, prit un nouvel essor et se tourna peu à peu en un véritable délire de la persécution. Il crut pouvoir se réfugier en Suisse Genève et Berne, à l'imitation de Paris, rendirent un arrêt de bannissement. Il se retira à Motiers, sur le territoire de Neufchâtel, qui appartenait alors au roi de Prusse. Il y fit un séjour de trois ans qui, d'abord agréable, se tourna en supplice à cause des vexations dont il se crut l'objet. I dut partir et s'installa dans l'ile du lac de Bienne; il y resta deux mois seulement, mais ces deux mois furent une longue et délicieuse rêverie, tantôt errante sous les arbres et dans les prés, tantôt flottante sur les eaux calmes du lac. In ordre d'expulsion, parti du Sénat de Berne, dissipa cet enchantement. Désespéré, Rousseau quitta la Suisse à la fin de 1765, et, durant les quatre années qui suivirent, il mena une vie agitée et inquiète, secouée de cauchemars, en Angle terre d'abord, pendant quinze mois, ensuite en France, où

il rentra, incapable de se fixer nulle part, passant de Trye près Gisors, à Grenoble, puis à Bourgoin et à Lyon. Enfin en 1770, il revint à Paris, s'installa à un quatrième de la rue qui a depuis porté son nom et il y resta jusqu'en 1778, quelques semaines seulement avant sa mort. C'est alors que, l'été venu, il se fixa à Ermenonville; mais il n'eut le temps ni de savourer pleinement le charme de ce dernier asile, ni de s'en fatiguer. Il mourut, le 2 juillet, à l'âge de soixantesix ans.

Après l'Emile, Rousseau s'était promis de ne plus écrire. En effet, nul traité méthodique de philosophie sociale ne sortit plus de sa plume. Pourtant il reprit celle-ci pour raconter ses Confessions et plus tard les Rêveries d'un Promeneur solitaire. Dans l'intervalle il avait, sur la demande qu'on lui en avait faite, exposé ses Considérations sur le Gouvernement de la Pologne (1772). Ce dernier écrit politique dépasse tous les autres par le vif sentiment des nécessités historiques et sociales. Son ferme bon sens, sa rare pénėtration font un étrange contraste avec les visions malsaines que, dans d'autres productions contemporaines, lui dictait un orgueil soupçonneux.

Le 27 août 1791, l'Assemblée constituante décréta que les restes de Rousseau seraient transportés au Panthéon. Le 20 vendémiaire an III, la cérémonie s'accomplit. En 1814, des fanatiques profanèrent le cercueil et dispersèrent les ossements. « Mais qu'importe, dit M. Chuquet, que la cendre de l'écrivain soit détruite? Sa parole demeure, enflamme les âmes et vole sur les bouches. »>

2. Tour d'esprit et Méthode.

Les idées de Rousseau expriment moins leurs objets que leur auteur: elles représentent ses aptitudes naturelles, ses penchants intimes, elles traduisent en un système logique de notions son tempérament physique et moral. On a dit que sa faculté maitresse fut l'imagination; il est très vrai, en effet, que l'imagination s'interposa toujours entre lui et la réalité, qu'elle enveloppa celle-ci de ses rêves tantôt rayonnants d'enthousiasme, tantôt lourds de tristesse. Mais son imagination présente un caractère particulier: elle procède en quelque sorte par

révélation et par fascination. Une idée se présente-t-elle à Rousseau avec un caractère d'étrangeté et de grandeur, d'emblée elle le conquiert et l'éblouit'. En lui la réflexion travaille sans doute, mais tout autrement que chez le savant. La réflexion scientifique fait appel aux idées, mais chacune doit dire qui elle est, d'où elle vient, ce qu'elle veut; dans le savant, il y a indépendance de la raison envers l'imagination. Chez Rousseau, la première reste subordonnée sur l'idée qui a fait pour ainsi dire une entrée triomphale, elle opère un travail d'analyse, non pour la critiquer, mais pour la faire ressortir, pour en étaler le contenu; elle se met à son service pour lui trouver des aliments, c'est-à-dire des motifs et des preuves. Le savant se détache de ses idées et les domine, Rousseau s'identifie aux siennes et s'y absorbe.

Avec de telles tendances, il y a peu de chances que sa méthode soit une méthode d'expérience. L'investigation expérimentale, c'est le respect scrupuleux des faits, le règne de l'impassible raison. L'allure de Rousseau est bien différente. Sa thèse trouvée, il la pose ou plutôt il l'impose à grand renfort d'arguments. Sa méthode est déductive, parce qu'elle est dialectique; et elle est dialectique, parce qu'elle se déroule avec la ténacité de l'idée fixe, avec l'ardeur de la passion. S'agit-il de déterminer les origines de l'inégalité? En pareille matière, l'expérience seule devrait parler, et Rousseau le sent bien: même, dans une note curieuse qui fait suite au Discours, il expose avec force les conditions auxquelles devrait satisfaire une enquête de ce genre; il imagine des missions scientifiques chez les sauvages, confiées à un Montesquieu, à un d'Alembert, à un Buffon, aux termes desquels, dit-il, « nous verrions nous-mêmes sortir un monde nouveau de dessous leur plume». Mais cette intuition d'une œuvre que le xixe siècle ébauchera, ne le retient pas longtemps. Bien vite, il revient à son procédé favori, à l'analyse abstraite de la nature humaine, accrue de quelques observations courantes sur les hommes de son entourage,

1. Voir le récit de l'impression produite par la lecture du sujet de concours donné par l'Académie de Dijon. Confessions, II, vill. Rousseau, pages choisies par Rocheblave, p. 59 (édit. A. Colin).

sur les animaux, et de quelques informations sur les Caraïbes ou les Hottentots; pendant plusieurs jours, il s'enfonce dans la forêt de Saint-Germain, et là, par le travail de la méditation silencieuse, par la seule force du raisonnement, il dépouille « l'homme de l'homme » et restitue « l'homme de la nature ». A plus forte raison, la déduction dominet-elle dans le Contrat social, qui est, non une constatation du réel, mais une théorie du possible.

Cette tournure d'esprit ne prépare pas seulement la méthode, elle annonce aussi la doctrine. La fascination, avonsnous dit, caractérise la pensée de Rousseau; mais elle ne va pas aux choses communes, aux opinions de tous les jours; l'étonnement est à sa base, et, pour ce motif, elle rayonne plus volontiers des idées neuves ou rares, des conceptions étranges. De là le goût du paradoxe; Rousseau sans doute le lance pour frapper ses lecteurs, c'est que lui-même a été frappé tout le premier. Sincèrement donc il démontrera, contre les gens du monde, que les lettres et les arts corrompent la vie humaine, contre les politiques que la civilisation est une déchéance, contre les matérialistes de l'Encyclopédie, au milieu desquels il vit, que Dieu est juste et bon. Un tel homme croit à ce qui le transporte, mais il ne croit qu'à ce qui le transporte; toute idée qui, venue du dehors, prétend s'imposer à lui, par cette prétention même lui répugne; toute coterie qui se flatte de l'embrigader, le révolte; esclave et apôtre de ses propres visions, il puise dans cette docilité. intérieure le principe de son indépendance extérieure ; il déteste tout ce qui est contrainte et autorité; il a la passion de la liberté, mais la liberté n'est pas pour lui la volonté maîtresse de son action, ardente à se déployer, impatiente d'initiatives et d'entreprises, elle est seulement le droit de ne pas obéir, c'est-à-dire au fond l'assurance de n'assujettir à aucune discipline imposée sa méditation capricieuse. L'imagination qui règne, c'est l'indolence qui triomphe; la raison qui gouverne, c'est l'effort qui domine. Rousseau dans les Promenades du Rêveur solitaire le reconnaît, l'amour de la liberté a été en lui l'effroi intime de l'effort et de la règle.

On n'est pas « un voyant » sans avoir une sensibilitė frémissante aux moindres chocs, vibrante à toutes les impressions aussi l'émotion incessamment traverse et secoue l'âme de Rousseau. Surtout la vue de l'émotion sincère en autrui le met à l'unisson et le transporte; le spectacle de la joie populaire le ravit', le spectacle de la souffrance le bouleverse. La guerre, par ses violences et ses massacres, lui inspire une suprême horreur. La pitié est un instinct tout-puissant de sa nature; il en fera un instinct tout-puissant de la nature humaine.

Enfin, cette même impression qui par haine de la règle, c'est-à-dire par amour d'elle-même, l'incline à l'isolement, le tourne aussi vers le plus social des sentiments, vers le patriotisme. Rousseau a eu l'amour passionné, le culte ardent de la patrie. C'est que, d'une part, dans son milieu parisien parmi les philosophes, l'idée de patrie était tombée au rebut; par là même elle retrouvait comme une saveur de paradoxe; mais aussi, par nature, elle a le charme et le prestige, sa gloire, ses héroïsmes, le large fleuve de pitié et d'amour qu'elle alimente, le mystère dans lequel elle enveloppe ses origines, elle est la vision magique qui enchante la pensée, elle est la fascination par excellence.

Par une heureuse rencontre, l'éducation première a conspiré avec le génie naturel. Le goût de l'étrange, réduit à lui-même, serait capable de toutes sortes de formes. A Rousseau, devenu Parisien, il a suffi, pour étonner les hommes, de rester fidèle à ses premiers enseignements. Un calviniste genevois, dans le Paris de la finance et de la littérature, c'était un paradoxe vivant. Il pouvait donc, avec l'assurance de frapper les esprits, s'abandonner à son penchant vers les idées graves et hautes, vers la vie intérieure, vers les grandes choses. Aussi ses extrêmes hardiesses ne dépasseront jamais les limites de la raison. Le paradoxe n'est pas l'absurde: il n'est souvent que le bon sens en révolte contre le préjugé, et il y a bien des révoltes de ce genre dans Rousseau. De là

1. Rêveries d'un Promeneur solitaire, IX.

2. Entre autres, l'art. Économie politique dans l'Encyclopédie, et dans tous res écrits, la place de Plutarque.

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