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économiques, d'autres encore morales et religieuses. « Les lois doivent être relatives au physique du pays : au climat glacé, brûlant ou tempéré (XIV-XVII), à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs (XVIII): elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir (XI-XIII), à la religion des habitants (XXIVXXV), à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce (XX-XXIII), à leurs mœurs, à leurs manières (AIA). Enfin elles ont des rapports entre elles (XXIX); elles en ont avec leur origine (XXVII, XXVIII, XXX, XXXI), avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies (XXVI). »

Par exemple, le climat, c'est-à-dire le degré moyen de chaud ou de froid, mesure la vigueur ou la mollesse, le courage ou la lâcheté (XIV); par suite, il prédispose à la liberté ou incline à l'esclavage (XV et XVI). Par exemple encore, les sols fertiles s'accommodent des régimes de dépendance, et les sols arides des régimes de liberté (XVIII). Par exemple enfin, la religion chrétienne favorise le gouvernement modéré, et la religion mahométane le despotisme (XXIV). De plus, ces conditions s'exercent ensemble et elles ne coïncident pas toujours; il s'ensuit qu'elles se contrarient et qu'elles se limitent; la religion peut corriger les inconvénients du climat et du terrain (XXIV, 1), et le gouvernement à son tour peut corriger les inconvénients de la religion (XXIV, XIX). Une société apparait ainsi comme un réseau de lois, dont chacune a son objet propre (XXVI), mais qui toutes supportent les unes à l'égard des autres des rapports de mutuelle dépendance (XXIX). Ces rapports, envisagės successivement ou simultanément, ces influences et ces principes, considérés l'un après l'autre ou ensemble, composent cette Philosophie des Institutions et du Droit que Montesquieu appelle l'Esprit des Lois.

L'Esprit des Lois, à toutes les pages, consacre le primat de la Raison. La Raison n'est ni le fait pur, ni l'idée pure. Le fait pur, c'est le particulier sans principe, le réel sans l'intelligible, l'aveugle hasard, c'est une matière sans forme;

l'idée pure, c'est le principe sans application, l'intelligible sans contenu, logique abstraite, forme sans matière. La Raison, en revanche, au regard de Montesquieu, c'est l'unité indissoluble de l'idée et du fait, de la pensée et de l'expérience, de l'absolu et du relatif. Et comme la Raison c'est l'homme même, la vie sociale qu'elle gouverne tout entière se trouve en fin de compte en notre pouvoir. La nature fournit des éléments, jette les bases; il dépend de l'homme d'ordonner l'édifice, de le retoucher, de le perfectionner. Les peuples ont les institutions qu'ils méritent, chacun est l'artisan principal de sa destinée. Aussi, de ce que tous les gouvernements ont leurs raisons à eux, il ne suit pas que tous ont la raison pour eux. La plupart procèdent par élimination et par choix parmi les pouvoirs, au risque de remettre toute la vie nationale à un seul qui, par là même, incline fatalement vers la tyrannie. Les plus avisés, au contraire, comme les Anglais avec leur monarchie constitutionnelle, comme les Hollandais avec leur république fédérative, songeant que raison c'est modération, font appel à plusieurs pouvoirs, les assemblent en un concert, où ils se balancent et se limitent au grand avantage de l'indépendance des citoyens. Le libre arbitre est caprice et chaos, mais la liberté politique est règle et harmonie.

CHAPITRE XVII

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

(1712-1778)

(Contrat social, livres I et II.)

1. Biographie. - 2. Tour d'esprit et Méthode. 3. Origine de l'inégalité. - 4. Contrat social. 5 Le pacte A) principes proposés ; B) vrai principe. 6. La législation: A) caractères de la puissance souveraine; B) la loi. 7 et 8. Gouvernement et Constitution. 9. Conclusion.

1. Sa vie; ses ouvrages. A la différence de la vie de Montesquieu, la vie de Rousseau fut un tissu d'aventures. Sauf de brefs séjours à Paris, sauf des voyages entrepris dans un intérêt de curiosité, Montesquieu vécut en grand seigneur dans son château de la Brède, invariablement appliqué à sa philosophie du Droit. Rousseau erra toujours, en Suisse, en Savoie, en Italie, à Paris, en Angleterre, faisant tous les métiers, parcourant tous les échelons de la vie sociale, tantôt laquais, tantôt familier des princes. C'est que les changements capricieux de sa destinée ont reflété les contrariétés de sa nature; avec son humeur fantasque, il oscille de la confiance aimante à d'amères et absurdes défiances; il a des goûts modestes et un orgueil démesuré; il aspire à la paix de la solitude et il rêve d'étonner le monde. Indolent et ardent, il écrit ensemble la Nouvelle Héloïse, le Contrat social, l'Émile, trois œuvres très différentes et de premier ordre,

puis il s'abandonne aux flâneries à travers champs, aux rêveries solitaires et paresseuses. Sa pensée enfin, comme son caractère, comme son tempérament, comme sa vie ellemême, est capable de tous les contrastes; avec une égale aisance, elle se hausse aux dures invectives ou s'épanche en molles tendresses, ou bien tour à tour elle raconte en traits de feu un roman d'amour, elle édifie sa cité en style de géomètre.

Il naquit à Genève, le 28 juin 1712. Son ascendance paternelle était française, d'origine parisienne, et s'était fixée en Suisse au milieu du xvre siècle. Il perdit sa mère en naissant. Son père, horloger, maître de danse, était un caractère faible et violent avec une imagination romanesque; il commença l'éducation de son fils; il lui communiqua de très bonne heure le goût de la lecture, et, avec l'enfant qui avait alors six ans, il passait parfois les nuits à lire les Vies de Plutarque ou des romans comme l'Astrée et Clélie. A la suite d'une querelle, il dut quitter Genève. L'enfant fut placé avec un cousin en pension à Bossey chez le pasteur Lambercier. Tous les deux vécurent d'abord heureux; mais accusés d'une faute qu'ils n'avaient pas commise, cruellement châtiés, ils se révoltèrent contre l'injustice: on les retira.

A douze ans, Jean-Jacques entra comme grapignan chez le greffier Masseron; celui-ci le renvoya comme incapable. On le mit en apprentissage chez le graveur Ducommun. Le maître par ses exigences, par sa brutalité, exaspéra chez l'enfant ses mauvais penchants, le rendit menteur et fripon: « César devint Laridon. » Par bonheur, le goût de la lecture survécut et entretint un fond de noblesse dans les sentiments. Dégoûté à la longue, il quitta Genève en 1728 et se réfugia en Savoie. On l'adressa à une nouvelle convertie, Mme de Warens, qui habitait Annecy. La jeune femme l'envoya à Turin dans un hospice de catéchumènes, où, après quelques mois de préparation, il abjura le protestantisme. Seulement il sortit de l'hospice sans ressources, et, après plusieurs tentatives infructueuses, il devint laquais, successivement au service de deux maisons. Puis il se fit chasser et revint à Annecy chez Mme de Warens. Alors commence une période de douze ans

(1729-1741) qui fut une période de stabilité relative, au début à Annecy, plus tard à Chambéry, en dernier lieu dans le voisinage de Chambéry, aux Charmettes. D'abord on voulut faire. de Rousseau un prêtre et on le mit au séminaire. Mais il fût toujours rebelle à toute règle; l'étude l'intéressait, quand elle était libre; réglementée, elle lui devenait odieuse : il échoua. Très porté vers la musique, il l'apprit, et désormais vécut des leçons qu'il donna. Cette existence, en somme agréable, eut cependant ses épisodes et ses échappées de divers côtés, à Lyon, en Suisse, à Paris, à Montpellier, traversée d'aventures parfois romanesques, parfois comiques, parfois attristantes.

En 1741, Rousseau quitta définitivement la Savoie et se rendit à Paris; il y resta d'abord peu de temps; il partit pour Venise comme secrétaire de l'ambassadeur Montaigu. Celuici, ignorant et insolent, eut bientôt rendu la place intenable: Rousseau retourna à Paris. Mme Dupin le prit pour secrétaire et l'introduisit ainsi dans le monde de la haute finance, où il rencontra les célébrités littéraires du temps. Plusieurs devinrent ses amis, notamment Diderot; d'Alembert l'enrôla parmi les collaborateurs de l'Encyclopédie. Déjà apprécié, il restait néanmoins dans l'ombre; une circonstance imprévue le mit brusquement en pleine lumière. En 1749, l'Académie de Dijon m't au concours le sujet suivant : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs? Rousseau remporta le prix par un Discours sur les lettres et les arts, où il soutenait la négative. Le succés fut éclatant, et du jour au lendemain l'auteur devint célèbre. De ce moment date une transformation dans sa vie; il se fait copiste de musique, pour avoir un gagne-pain et l'indépendance; de plus il adopte une attitude conforme aux principes du Discours; il se présente comme l'ennemi de la civilisation et oppose aux offres diverses qu'on lui fait une misanthropie altière. Il soutient son rôle jusqu'en 1756, époque où, sur la proposition de Mme d'Épinay, il s'installe à l'Ermitage dans un nid de verdure. Auparavant, en 1754, il s'était rendu à Genève, qui lui fit un accueil triomphal, et dont il avait profité pour revenir au protestantisme; en 1755, il publia le

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