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et encore plus les idées, existent à part, en dehors du monde sensible, et constituent d'ailleurs le seul monde que nous puissions véritablement connaître, et le seul aussi qui ait une existence réelle. Quant à ce monde visible où nous sommes présentement, nous ne le connaissons qu'au moyen des idées; en lui-même il échappe aux prises de la science. Les sophistes ont raison de dire qu'il ne peut pas être connu; c'est qu'il n'existe jamais non plus d'une manière définitive; il reste dans un perpétuel devenir. Et Platon allait jusqu'à dire que les sophistes, qui ne songeaient pas à un autre monde que celui-là, ne s'occupaient que du non-être 1.

Là, en effet, toutes les affirmations peuvent également se soutenir. Vous dites que ce doigt est grand; non, il est petit. Et les deux choses sont vraies : l'index est grand à côté du pouce, petit auprès du troisième doigt. Vous trouvez cette jeune fille belle; sans doute, en comparaison de telle autre; mais si l'on songe aux déesses, elle est laide. On ne peut donc rien dire de certain, tant qu'on ne s'élève pas au-dessus de ce monde, jusqu'à des idées fixes et immuables. Elles seules possèdent enfin les caractères qui rendent possible une connaissance véritable. A beaucoup de choses on donne souvent un même nom; on les réunit ainsi, malgré leurs différences, dans une seule catégorie; pourquoi, sinon parce qu'elles se ressemblent? Et le nom exprime précisément ce qui est commun à toutes, l'idée générale qui sert à les comprendre, et qui est comme un modèle dont elles ne seraient que les copies. Ainsi c'est l'idée de la justice qui fait que les choses justes sont telles, et non point autres; c'est par l'idée de la beauté que les choses belles sont belles, τῷ καλῷ τὰ καλὰ καλά.

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1. Aristote, Mel, A, 6 : οἱ Πυθαγόρειοι εἶναι ἀριθμούς ἐποίησαν τὰ ὄντα, οὐ χωριστούς δέ Mel, M, 4: ὁ Σωκράτης τὰ καθόλου οὐ χωριστά ἐποίει, οὐδὲ τοὺς ὁρισμούς· οἱ δὲ χώρισαν, καὶ τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ἰδέας προσηγόρευσαν. Με., Α, 6: τὸ μὲν οὖν τὸ ἓν καὶ τοὺς ἀριθμούς παρά τα πράγματα ποιήσαι, καὶ μὴ ὥσπερ οἱ Πυθαγόρειοι, καὶ ἡ τῶν εἰδὼν εἰσαγωγὴ διὰ τὴν ἐν τοῖς λόγοις σκέψιν (οἱ γὰρ πρότεροι διαλε κτικῆς οὐ μετεῖχον). -- Enfin Met., Ε, 2: διὸ Πλάτων τρόπον τινὰ οὐ κακῶς την σοφιστικὴν περὶ τὸ μὴ ὂν ἔταξεν... Et Mel., Κ, δ: τὸν σοφιστὴν περὶ τὸ μὴ ὂν διατρίβειν.

2. Platon, Rép., V; Hippias, II, 287 D, 289 B; Phedon, 100 C, D.

Phèdre,

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3. Leurs caractères. Platon donne différents noms à ses idées, ἰδέα, εἶνος, γένος, παράδειγμα, ἀρχή, αἰτία. On voit par là le double caractère qu'il leur attribue. C'est d'abord la généralité logique, en souvenir de Socrate sans doute et de ses définitions. Mais de généralité en généralité on arriverait fatalement à l'idée qui est la plus imparfaite de toutes, l'idée de l'être en général, qui est presque l'idée du non-être, tant elle reste vague et indéterminée. Or Platon suppose entre ses idées une hiérarchie qui se termine au sommet par l'idée du bien, ou celle qui possède le plus de perfection. Les idées sont donc des modèles divins à l'image desquels toutes choses se font dans la nature. Elles ont comme une individualité concrète et vivante, semblables à ces figures de Phidias, type ideal de l'humanité. En même temps elles ont une plénitude d'existence qui les rend capables d'être cause. Telle est leur caractère véritable, esthétique et moral, et en même temps métaphysique. Platon n'explique pas d'ailleurs comment elles agissent sur ce monde visible. Tantot il parle d'une ressemblance (ὁμοίωσις) entre les choses et les idées, tantôt, et ce mot lui est propre, d'une participation (μεθεξις) des choses aux idées. Et cela se fait, semble-t-il, par une condescendance du principe suprême de ce monde intelligible. Dieu est bon; il n'envie à personne l'existence que lui possède dans toute sa plénitude; il y fait done participer le plus d'êtres possible. Αγαθὸς ἦν· ἀγαθῷ δὲ οὐδεὶς περὶ οὐδενὸς οὐδέποτε ἐγγίγνεται φθόνος· τούτου δ' ἐκτὸς ὢν πάντα ότι μάλιστα γενέσθαι ἐβουλήθη παραπλήσια ἑαυτῷ.

219 : δεῖ γὰρ ἄνθρωπον ξυνιέναι κατ' εἶδος λεγόμενον, ἐκ πολλῶν τὸν αἰθη σέων εἰς ἐν λογισμῷ ξυναιρούμενον.... Εἰ 200-6: εἰς μίαν τε ἰδέαν συνο ρῶντα ἄγειν τὰ πολλαχή διεσπαρμένα, ἵν ̓ ἕκαστον οριζόμενος δῆλον ποιη... Rep., VI, e. sv : πολλὰ καλὰ καὶ πολλὰ ἀγαθὰ καὶ ἕκαστα οὕτως εἶναί φαμεν..., καὶ αὐτὸ δὴ καλὸν καὶ αὐτὸ ἀγαθὸν καὶ οὕτω περὶ πάντων, ἃ τότε ὡς πολλὰ ἐτίθεμεν, πάλιν αὖ κατ ̓ ἰδέαν μίαν ἑκάστου, ὡς μιᾶς οὔσης τιθέντες Ὁ ἔστιν ἕκαστον προσαγορεύομεν. Aristote, Met., A, 6 : κατὰ μέθεξιν γὰρ

εἶναι τὰ πολλὰ τῶν συνωνύμων τοῖς εἴδεσιν.

2. Aristote, Mel, Α, 9 : ἐν δὲ τῷ Φαίδωνι οὕτως λέγεται, ὡς καὶ τοῦ εἶναι καὶ τοῦ γίνεσθαι αἴτια τὰ εἴδη ἐστίν. Met, Α, 6: οἱ μὲν Πυθαγόρειοι μιμήσει τὰ ὄντα φασὶν εἶναι τῶν ἀριθμῶν, Πλάτων δὲ μεθέξει, τούνομα μεταβαλών. Τὴν μέντοι γε μέθεξιν ἢ τὴν μίμησιν ἥτις ἂν εἴη τῶν εἰδῶν, ἀφεῖσαν ἐν κοινῷ ζητεῖν.

3. Tim., p. 29 D.

4. Le Bien.

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Ne croyons pas cependant trop vite que ce premier principe, qui est l'idée du Bien, contienne en soi toutes les autres idées, comme le Dieu de saint Augustin les renferme dans son entendement. C'est plus tard qu'on a difficilement conçu des idées sans une intelligence en qui elles subsistent. Mais Platon leur attribuait sans doute une existence propre et indépendante en elle-même. Elles dominent tellement notre pauvre esprit, qu'elles n'ont besoin ni de lui ni d'aucun autre pour exister; c'est lui plutôt qui doit à leur présence et à leur bienfaisante influence de se sentir vivre parfois. Platon représente donc les idées comme se suffisant chacune à elle-même, quoique subordonnées les unes aux autres d'après leurs degrés de perfection. Toutefois l'idée du Bien, dit-il, est comme le soleil de ce monde intelligible; et de même que, dans notre monde visible, le soleil n'éclaire pas seulement les objets, mais leur donne l'accroissement et la vie, de même cet autre soleil ne communiquerait pas seulement aux idées la clarté dont elles. resplendissent à notre esprit, mais elles lui devraient encore toute leur substance. Il serait lui-même plus qu'une idée, plus qu'une essence intelligible, quelque chose de supérieur encore, le Bien absolu1.

Tel est le monde intelligible, que les sophistes n'avaient pas su découvrir, et, faute duquel, ils croyaient la science impossible. L'originalité de Platon n'est pas seulement de l'avoir découvert, mais surtout de le réaliser à part, audess s des choses sensibles, et comme le seul qui possède une existence véritable.

1. Plus tard Malebranche écrira : « Ces idées sont en Dieu, et si Platon n'avait point cru que les idées étaient séparées de l'essence divine, comme on l'en accuse, saint Augustin en cela serait Platonicien. » Voici toutefois un texte mportant, cité par Ch. Zévort et Al. Pierron dans leur traduction de la Métaphysique d'Aristote: Alcinous (Platonicien qui vivait vers le siècle avant J.-C.) dit: L'idée est, par rapport à Dieu, son intelligence; par rapport à nous, le premier objet de l'entendement; par rapport à la matière, la mesure; par rapport au monde sensible, l'exemplaire; par rapport à elle-même, l'essence..... L'existence des idées, Platon l'établit ainsi que Dieu soit esprit ou qu'il soit intelligence, il a des pensées, et ces pensées sont éternelles et immuables; de là suit l'existence des idées. » Introd. à la Philos. de Platon, c. vi. Les traducteurs citent ce texte, p. xLII de leur Introduction. Lire Rép., VI,

XVI, XVII, XVIII, etc.

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1. Quatre degrés. L'objet de notre connaissance étant ainsi déterminé, voyons quels sont nos différents moyens de connaître. Ils se trouvent en conformité parfaite avec les différents degrés de réalité que Platon a distingués dans les choses. Supposons, dit-il, une ligne droite, que l'on coupe en deux une partie représentera le monde visible, tà opata, et l'autre le monde intelligible, tà vonta. On coupe encore chacune d'elles en deux parties, dont l'une est obscure et l'autre lumineuse. La partie obscure du monde visible représente les ombres des choses ou leurs images, eixóve; la partie lumineuse représente ces choses ellesmêmes, aista. Notre connaissance du monde sensible a done aussi deux degrés la vraisemblance ou conjecture, sixasia, ou la sensation pure et simple, also, qui ne sait pas si quelque objet y correspond; puis la croyance ou le jugement, io, qui est vrai parfois, mais sans pouvoir en donner les raisons, doža άveu λoyou.

Le monde intelligible, à son tour, comprend d'abord les figures et les nombres, aquatixá, qui ne sont que l'image ou l'ombre des idées, puis les idées elles-mêmes, ti, Or les mathématiques sont l'objet d'une connaissance sûre et qui peut se justifier, mais qui vient du raisonnement, diávota; les idées semblent être connues immédiatement en elles-mêmes, par une intuition intellectuelle, vérois 2.

1. Rép., fin du liv. VI et commencement du liv. VII, p. 509-553. Voici le tableau des différents degrés de réalité et des opérations intellectuelles qui s'y rapportent :

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Il semble

que les deux divisions du monde sensible ne soient là que pour la sy

2. Allégorie de la caverne. A vrai dire, ces quatre degrés de connaissance se ramènent à deux, un pour le monde sensible en général, le jugement ou l'opinion de la multitude, x, l'autre pour le monde intelligible, la science, thun. Comment se fait le passage de l'un à l'autre ? Y a-t-il une transition insensible? Il ne le semble pas. Platon avait séparé les deux mondes l'un de l'autre ; il faut donc détourner tout à fait les yeux des choses visibles, pour contempler les idées. Une allégorie, célèbre de Platon nous représente des prisonniers enchaînés dans une caverne, de façon qu'ils aient le dos tourné à la lumière, et ne voient que le fond obscur. Seulement on allume un grand feu derrière eux, et devant la flamme brillante passent et repassent des personnages qui parlent, gesticulent; leurs ombres se projettent sur le fond de la caverne, et les prisonniers ne peuvent voir que ces ombres, qu'ils prennent pour des êtres réels. Si l'on détache l'un deux, et que, se retournant, il aperçoive pour la première fois les personnages vivants et le grand feu qui les éclaire, il n'en peut croire ses yeux éblouis; et il lui faut du temps pour s'accoutumer à ce nouveau spectacle. Puis il va retrouver ses compagnons, leur raconte ce qu'il a vu, et s'efforce de les détromper de leur illusion; mais eux le traitent de visionnaire, et s'en tiennent obstinément aux ombres qu'ils aperçoivent. Ainsi fait la multitude ignorante à l'égard du philosophe qui a vu les idées1.

Platon recommande qu'on ne fasse pas regarder d'abord au prisonnier delivré les objets eux-mêmes, mais seulement. leurs images dans l'eau et les corps polis; ainsi peu à peu sa vue s'affermira. De même, avant de s'élever à la contemn

métrie, ou pour faire comprendre par une comparaison la différence entre les idées et les essences mathématiques. D'autant plus que les anciens attribuaient à Platon une division de toute la réalité en trois parties seulement son, paOnuztixá et alcunt. Cependant Platon lui-même dans le Théélète distingue la sensation pure et simple, zq, le jugement vrai, mais qui ne peut rendre raison pourquoi il est vrai, ἀληθῆς δόξα ἄνευ λόγου, puis un jugement vrai et se sachant tel, 27045 665 μstà λóyou. Ces trois degrés expliquent a merveille εικασία, η πίστις et la διάνοια. Platon s'arreterait à la νόησις, sans en parer dans ce dialogue.

1. Rep., VII.

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