Page images
PDF
EPUB

y a plus une église entièrement rebâtie, mais à la place qu'elle occupait et pour le village qu'elle desservait auparavant, est encore la même église. Enfin, si une mutuelle sympathie relie ensemble les divers éléments d'un tout, celui-ci, tout le temps qu'elle dure et malgré toutes les renovations intérieures, conserve intacte son identité ; c'est ainsi que le gland devient le chêne, qui ne lui ressemble d'aucune manière, en qui cependant le même être persiste intact. Or, tous ces caractères se retrouvent dans le sujet conscient, redoubles par la mémoire, qui sans cesse passe et repasse à travers les états évoqués, si bien que l'identité du moi se révèle comme le produit façonné surtout par la mémoire et et par l'association1.

-

Est-ce à dire que l'explication proposée satisfasse Hume pleinement? on pourrait le croire à la lecture du Traité. Mais dans l'Appendice et dans les Essais, il perd de son assurance, et il déclare que, sur ce point, aucune théorie ne le satisfait. L'aveu est à noter, et Stuart Mill, son disciple, le rééditera en termes analogues. L'identité personnelle ou le souvenir reconnu est, en effet, le scandale de l'empirisme. 3. Scepticisme et action. Au même titre que l'idée de cause, l'idée de substance s'offre comme une combinaison de la loi d'association et de l'habitude. Mais aussi sa portée objective s'évanouit et avec elle la métaphysique. Une même illusion fondamentale se trouve à l'origine de toutes les doctrines, et celles-ci, qui entre elles se combattent, en fin de compte se ressemblent et se valent. C'est le cas d'abord du matérialisme et du spiritualisme: ni l'un ni l'autre ne s'aperçoivent que le monde des corps, c'est l'ensemble de nos impressions, et que le monde des pensées, c'est l'ensemble des images, qu'ainsi tous les deux forment un seul et même monde en double exemplaire, que par là enfin toutes les critiques qui portent sur l'un se retournent contre l'autre. D'autre part, théisme, panthéisme, athéisme, se rejoignent en une même conception de la substance. « Le principe fondamental de Spinoza est la doctrine de la simplicité de l'univers et de l'unité de la substance, à laquelle 2. App., p. 378. 3. IV, v, 316.

1. IV, vi, 332-342

il suppose inhérentes à la fois la pensée et la matière..., et qui existe partout sans aucune présence locale. » C'est, trait pour trait, la doctrine spiritualiste de l'âme et de son union avec le corps. Aussi toutes, enfantées d'une même illusion, succombent aux mêmes difficultés.

Et de même que la vérité métaphysique s'effondre, la certitude scientifique s'écroule. La certitude sans doute n'est pas absolument refusée à l'esprit : elle s'attache aux perceptions comme telles, et d'autre part elle se retrouve dans les règles générales du raisonnement qui, prises en soi, sont infaillibles. La représentation pure ou des formes vides, c'est son domaine, mais aussi son seul domaine. Le reste, applications des règles, même les plus simples, comme en arithmétique, arrangements d'images comme en physique, ne dépasse jamais la probabilité. Des phénomènes épars dans le vide et qui, pour notre pensée, s'ordonnent suivant les hasards de l'expérience ou les exigences de la vie, c'est là toute notre connaissance.

Est-ce à dire que le scepticisme a le dernier mot, et que l'unique ressource est la suspension du jugement? Ce serait méconnaître le caractère original de cette philosophie : son relativisme ne rapporte la pensée ni à la sensation, comme l'ancien empirisme, ni à la raison, comme l'intellectualisme, mais à l'imagination; c'est l'imagination qui, d'elle-même, avec l'association pour guide, édifie toute la vie mentale. A la sensation elle emprunte ses premiers matériaux; ellemême, disciplinée par l'expérience, pétrie d'habitudes, s'épanouit en entendement. Ses croyances, c'est elle-même avec ses émotions, ses besoins, toute sa vie profonde. Aussi le doute, théoriquement irréfutable, pourtant est impuissant à l'entamer il flotte à la surface de la conscience, il s'embarrasse dans son essor et s'énerve de ses progrès; finalement, il s'efface devant le sentiment, la volonté et l'action'. Le scepticisme spéculatif de Hume se résout, comme il convient à un philosophe du xvIIe siècle, en un acte de foi dans la nature.

1. IV, 1, 238-247.

CHAPITRE XV

1. Sa vie et ses ouvrages.

CONDILLAC

(1715-1780.)

II. Connaissance du monde extérieur. — 1. Problème du sujet et de 2. Solution. 3. Méthode suivie. 4. Examen des

l'objet. résultats.

III. Génération de nos facultés.

1. Problème.

résultats. 3. Le désir et ses conséquences.

[blocks in formation]

4. Source unique de

toutes nos facultés. - 5. Point d'idées innées. 6. Conclusion.

--

[ocr errors]
[merged small][ocr errors][merged small]

Condillac naquit à Grenoble en 1715, d'une famille de magistrats. L'un de ses frères se fit connaître comme historien, l'abbé de Mably. Condillac prit aussi l'état ecclésias tique. Il eut un oncle, grand prévôt de Lyon, qui confia l'éducation de ses enfants à J.-J. Rousseau, en 1740. Plus tard, celui-ci disait de l'abbé de Condillac : « J'ai vu, dans un âge assez avancé, un homme qui m'honorait de son amitié, passer dans sa famille et chez ses amis pour un esprit borné cette excellente tête se mûrissait en silence. Tout à coup il s'est montré philosophe, et je ne doute pas que la postérité ne lui marque une place honorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de son siècle1. »

1. Émile, liv. II, p. 93 (éd. Garnier.)

Rousseau retrouva Condillac à Paris. « Je suis le premier peut-être, dit-il encore, qui ait vu sa portée et qui l'ait estimé ce qu'il valait. Il travaillait alors à l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un libraire qui voulût s'en charger. Je parlai à Diderot de Condillac: je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir, ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durand à prendre le manuscrit de l'abbé. » Ceci se passait en 1746. Rousseau parle encore de « petits diners hebdomadaires », qui réunirent pendant quelque temps les trois amis1.

En 1749, Condillac publia son second livre, le Traité des systèmes. Et la même année, Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles, souhaitait de le voir aux prises avec le philosophe anglais Berkeley, dont on venait de traduire plusieurs ouvrages. «Il y trouverait, dit-il, matière à des observations utiles, agréables, fines, et telles en un mot qu'il les sait faire. >>

Le Traité des sensations parut en 1754. Condillac avait alors près de quarante ans. Buffon se plaignit d'y retrouver. sans que son nom fùt cité, des opinions qu'il avait soutenues dès 1749 dans son Histoire naturelle. Condillac lui répondit l'année suivante dans son Traité des animaux.

Voltaire le lut à ce moment, et lui conseilla « de rassem bler en un corps les idées qui règnent dans ses trois derniers volumes, et d'en faire un ouvrage méthodique et suivi qui contiendrait, dit-il, tout ce qu'il est permis aux hommes de savoir en métaphysique ». Il ajoutait : « Tantôt vous iriez plus loin que Locke, tantôt vous le combattriez, et souvent vous seriez de son avis. Il me semble qu'un tel livre manque à notre nation3. >>

1. Confessions, années 1747-1749.

2. Berkeley, évêque de Cloyne en Irlande, vécut de 1684 à 1753. Ses principaux ouvrages sont Alciphron ou les Petits philosophes, traduit en français, avec l'Essai sur une nouvelle théorie de la vision, en 1754; les Dialogues d'Hylas et de Philonous, publiés en 1713 et traduits en 1750; enfin la Siris, publiée en 1744 et traduite en 1745 sous ce titre : Recherches sur les vertus de l'eau de goudron.

3. Lellre de 1756 (Euvres complètes, t. XXVII, p. 419-450, éd. Hachette).

Mais Condillac quitta la France, l'année 1757, pour aller en Italie faire l'éducation de l'infant de Parme, petit-fils de Louis XV. Il y resta jusqu'en 1768, écrivant un volumineux Cours d'études, qu'il publia en 1776 avec un ouvrage intitulé le Commerce et le gouvernement considérés relativement l'un à l'autre. L'année même de sa mort, en 1780, parut la Logique1. Quant à son dernier ouvrage, la Langue des calculs, on ne l'imprima qu'en 1798.

Voltaire écrivit, lorsque Condillac fut élu membre de l'Académie française en 1768 : « C'est un des premiers hommes de l'Europe pour la valeur des idées. Il aurait fait le livre de l'Entendement humain, si Locke ne l'avait pas fait, et Dieu merci, il l'aurait fait plus court. » Ailleurs encore il l'appelle lockiste. Condillac, il est vrai, se rattachait à Locke; mais c'était un disciple assez indépendant. Dans un Extrait raisonné du Traité des sensations, composé par lui, il reproche à Locke, d'abord, de n'avoir pas connu combien nous avons besoin d'apprendre à toucher, à voir, à entendre, etc., de sorte que la plupart des jugements qui se mêlent à toutes nos sensations lui ont échappé; - ensuite, toutes les facultés de l'âme lui ont paru des qualités innées et il n'a pas soupçonné qu'elles pourraient tirer leur origine de la sensations. Ce sont là les deux idées originales que Condillac développe parallèlement dans son Traité des sen sations.

-

1. Lavoisier, dans le discours préliminaire de son Traité élémentaire de chimie, écrivait : « C'est en m'occupant de ce travail (nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie) que j'ai mieux senti que je ne l'avais encore fait jusqu'alors l'évidence des principes qui ont été posés par l'abbé de Condillac dans sa Logique. Il y établit que nous ne pensons qu'avec le secours des mots; que les langues sont de véritables méthodes analytiques; enfin, que l'art de raisonner se réduit à une langue bien faite. » Et Lavoisier, à la fin du même discours, cite encore avec éloge d'autres passages de Condillac.

2. Lettre du 31 octobre 1768 à La Harpe (Œuvres complètes, t. XXXII, p. Hachette. 186).

3. Extrait raisonné du Traité des sensations, par Condillac lui-même.

355

« PreviousContinue »