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à nous-mêmes quelque objet de pensée de notre propre fond, lorsque nous y voudrons creuser 1?» C'est de ce centre de perspective que Leibniz considère à son tour nos idées. Il l'avait fait déjà en 1684, dans un opuscule, De cognitione, veritate et ideis, auquel il renvoyait Locke en 1696; lui-même y revient dans ses Nouveaux Essais. Nos idées sont d'abord ou obscures ou claires. Les premières sont le plus bas degré de la connaissance: elles ne suffisent même pas à nous faire reconnaitre un objet. Les secondes nous font distinguer les choses entre elles, une couleur ou un son, ou même le rouge et le vert. Mais les idées claires sont elles-mêmes ou confuses ou distinctes l'idée de la couleur verte est confuse pour les ignorants; elle est distincte pour ceux qui savent que c'est un mélange de jaune et de bleu. - Enfin les idées distinctes sont ou inadequates ou adéquates: l'idée du vert est inadequate même pour un savant, parce que, s'il sait que le vert est un mélange de jaune et de bleu, il ignore ce qu'est le jaune, ce qu'est le bleu en lui-même. Mais les idées adéquates sont distinctes jusque dans leurs éléments; on n'en trouve guère qu'en géométrie et en arithmétique. C'est le plus haut degré de la connaissance; leur évidence est entière et parfaite. Leibniz range donc nos idées par ordre de clarté et d'intelligibilité croissante, et les plus simples seront celles où l'esprit discerne et démêle tout. Mais celles dont les éléments restent obscurs, ou même seulement confus pour lui, sont les plus complexes. Elles laissent le plus de place au doute, à l'incertitude, tandis que les autres sont absolument vraies. La vérité, voilà ce que Leibniz recherche dans nos connaissances.

Sa classification est donc l'inverse de celle de Locke. Les idées simples de celui-ci, les idées de sons, de couleurs, etc., sont pour Leibniz, les plus complexes, ou les plus difficiles à analyser pour le savant. D'autre part, les plus complexes dans la classification de Locke sont les plus simples pour le philosophe idéaliste. L'un juge au point de vue. de l'entendement; l'autre au point de vue des sens. Or,

1. Nouveaux Essais, Avant-propos.

pour les sens, le plus simple est ce qu'ils saisissent immédiatement les notions intellectuelles leur paraissent singulièrement abstraites et compliquées. C'est le contraire pour l'entendement: il ne comprend bien que ce qu'il tire de lui-même, comme les vérités mathématiques; les choses sensibles lui paraissent insaisissables à cause de leur infinie complexité.

11. Ordre chronologique. Néanmoins, dans l'ordre chronologique, les idées sensibles sont bien les premières. et les connaissances plus relevées ne viennent que longtemps après, et chez quelques esprits seulement. Locke a donc eu raison de commencer par les idées sensibles. Leibniz ne reconnaît-il pas lui-même que les sens nous fournissent au moins l'occasion de penser à quelque chose de supérieur? Ils sont nécessaires, quoique non suffisants. dit-il, pour nous faire connaître des vérités universelles. Il va jusqu'à dire que, « supposé qu'il y ait des hommes et même des peuples qui n'aient jamais pensé à Dieu, cela prouve seulement qu'il n'y a point eu d'occasion suffisante pour reveiller en eux l'idée de la substance suprême 1». Tant cette occasion est nécessaire! C'est la part du dehors et de l'expérience dans l'acquisition et la formation de nos idées, et il y a lieu certainement de l'étudier avec Locke.

12. Ordre métaphysique. Mais si l'ordre qu'il suit nous donne, pour ainsi dire, l'histoire de nos découvertes, nous donne-t-il ce que Leibniz appelle l'origine des notions?? Il veut dire l'origine intelligible, ou la subordination logique de celles-ci entre elles. Comment sommes-nous capables de les acquérir ainsi peu à peu? Et Leibniz étudie de son côté <«la forme même ou la possibilité de nos pensées ». Les principes innés sont inutiles, objectait Philalèthe. A Dieu ne plaise, répond Théophile; sans eux, nous n'aurions ni sciences ni lois, et nous n'aurions même pas de la raison3. « Les principes généraux entrent dans nos pensées, dont ils fo l'âme et la liaison. Ils y sont nécessaires, comme les

1. Réflexions sur le livre 1" de l'Essai (éd. Gerhardt, V Bd., p. 21). 2. Nouveaux Essais, liv. III, c. 1, § 5.

3. Nouveaux Essais, liv. I, c. 11, § 20, fin.

muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu'on n'y pense point. » Leibniz entend donc par là ce qui rend l'esprit capable de comprendre, ou plutôt la capacité mème de s'instruire qui caractérise l'esprit. C'est pourquoi nier les principes innės, et les ranger parmi les choses qui peuvent nous venir de l'extérieur, au moyen de l'expérience, c'est véritablement nous jeter « nous-mêmes hors de nousmêmes 2». Car enfin, ce qui est inné, c'est notre esprit: « Nous sommes, pour ainsi dire, innés à nous-mêmes. » La connaissance suppose à la fois deux choses, une matière fournie par les sens, puis nos propres réflexions sur cette matière. Celle-ci est indispensable, assurément, et « nous ne penserions même pas à la pensée, si nous ne pensions à quelque autre chose, c'est-à-dire aux particularités que les sens fournissent3. » Mais « ce qui est nécessaire pour quelque chose, n'en fait point l'essence pour cela. L'air nous est nécessaire pour la vie, mais notre vie est autre chose que l'air». La pensée et la réflexion ont donc leurs règles ou leurs lois, et c'est ce que, sous le nom d'entendement, Leibniz revendique contre Locke: «Rien n'est dans l'entendement, dit-il avec lui, qui n'ait été d'abord dans les sens; rien, ajoute-t-il, si ce n'est l'entendement lui-même. » Nihil est in intellectu, quod non fuerit prius in sensu, nisi ipse intellectus.

1. Nouveaux Essais, liv. I, c. 1, § 20. 2. Ib., liv. 1, c. 1. § 24

5. Ib., liv. II, c. xx1, § 73, fin.

4. Ed. Onno Klopp, loc. cit., p. 161.

CHAPITRE XIV

DAVID HUME

1. Sa vie et ses ouvrages.

doctrine.

(1711–1776)

1. Biographie. 2. Antécédents de la

II. Théorie de la connaissance.
connaissance. Impression.
4. Idée générale.

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3. Image et Association des idées. 5. Croyance.

III. Théorie de la connaissance (suite). 1. Principe de causalité : A) critique; B) théorie. 2. Principe de substance: A) substance matérielle et monde extérieur; B) substance spirituelle, le moi 3. Scepticisme et action.

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1. Biographie. David Ilume naquit à Édimbourg, le 26 avril 1711. Ses parents étaient sans fortune; il suivit néanmoins les cours de l'Université, et, à partir de seize ans, il prétendit se donner à la vie méditative. Pourtant il essaya du commerce à Bristol, mais reconnut assez vite qu'il s'était trompé. Il se rendit en France et vécut deux ans à La Flèche, où il composa son Traité sur la nature hnmaine. Il le fit paraître en 1759, et trouva un accueil froid, dont il fut très mortifié. Puis il publia les Essais moraur et politiques (1741-4742), les Essais sur l'entendement humain (1748), qui reproduisent, souvent avec moins de fermeté, la these du Traite; l'Enquête sur les principes de la morale (1751), son ouvrage de prédilection.

A partir de ce moment, Hume change totalement la nature de ses travaux. En 1754, paraît le premier volume de son Histoire d'Angleterre, puis le second en 1756. Ce fut pour l'auteur un coup de fortune et un redoublement de gloire. En 1763, l'ambassadeur d'Angleterre à Paris l'appela auprès de lui en qualité de secrétaire, et lui ouvrit les portes des salons littéraires. En 1766, Hume retourna en Écosse, où il fut pendant un an sous-secrétaire d'État. Il mourut à Édimbourg, le 25 août 1776'.

2. Antécédents de la doctrine.

L'école cartésienne,

si on la circonscrit à Descartes et à Malebranche, professait, sinon l'idéalisme, du moins une philosophie grosse de l'idéalisme. Malebranche, c'est Descartes envisagé sous un de ses aspects et poussé à ses extrêmes conséquences; c'est l'hétérogénéité absolue de la pensée et de l'étendue, et l'absolue inertie de celle-ci; par suite, c'est l'esprit impuissant à saisir quoi que ce soit des corps, et c'est, pour les corps, l'impuissance d'agir les uns sur les autres; la perception extérieure est, en réalité, une vision en Dieu, et les causes ne sont que des occasions. Tout se passe pour l'esprit comme s'il n'y avait point d'efficace dans les agents physiques, bien mieux, comme s'il n'y avait nul agent physique. Livrée à elle-même, la raison aboutit à la négation du monde extérieur; seule, la révélation le rétablit et sauve le réalisme.

Une telle attitude ne pouvait être que provisoire, et la philosophie de Malebranche devait, elle aussi, être dépassée. C'est ce qui arriva avec Berkeley. Berkeley, en effet, est Malebranche prolongé, de même que Malebranche était Descartes continué. Puisque tout se passe pour l'esprit comme si la matière n'existait pas, pourquoi ne renoncerait-on pas à la matière? Alléguera-t-on les scrupules théologiques? Ce serait s'imaginer que la Bible, parlant le langage de tous,

1. Tous les renvois qui suivent se rapportent au Traité de la Nature humaine (livre 1), suivis des Essais philosophiques sur l'Entendement (trad. Mérian, avec Introd. Pillon. Paris, Sandoz et Fisbacher, 1878).

2. GEORGE BERKELEY (1685-1753), évêque de Cloyne en Irlande. Principaux ouvrages: Essai sur une nouvelle théorie de la vision (1709); Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710); Dialogues d'Hylas et de Philonous (1713); Alciphron (1752); Siris (1744).

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