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Hollande, après une tentative de soulèvement contre Charles II, Locke, devenu suspect, quitta à son tour l'Angleterre, en 1683.

Pendant cinq ans et demi il vécut à Amsterdam, Leyde, Utrecht et d'autres villes encore. Il y eut pour amis Limborch et Leclerc, tous deux fort occupés de théologie et de philosophie. Ce dernier fonda, en 1686, une revue appelée la Bibliothèque universelle, à laquelle Locke collabora. Dans le numéro de janvier 1688 parut un abrégé de l'Essai sur l'entendement. Leclerc l'avait traduit en français.

Enfin la révolution de 1688 arriva, et Locke, bien vu de Guillaume d'Orange, fut même chargé par lui d'accompagner la reine Marie pendant la traversée. Débarqué à Greenwich en février 1689, il fit imprimer enfin son Essai, qui parut au commencement de 1690. Locke avait 58 ans, et il travaillait à cet ouvrage depuis une vingtaine d'années.

En 1693, il publia des Pensées sur l'éducation. On lui doit aussi des écrits politiques, comme le Traité du gouvernement civil, où il défend le régime libéral de Guillaume d'Orange, des écrits religieux, dont quatre lettres sur la tolérance, et deux essais sur le christianisme raisonnable, etc. La théologie l'occupa dans ses dernières années, et c'était même, plutôt que les sciences naturelles, le sujet de ses conversations avec Newton, qui se montrait également théologien. En religion Locke était « latitudinaire », et voici comment il définissait ce mot : « Avoir des lois strictes touchant la vertu et le vice, mais élargir autant que possible les termes du credo religieux, c'est-à-dire faire en sorte que les articles de croyance spéculative soient peu nombreux et larges, les cérémonies peu nombreuses et faciles, voilà ce qui constitue le latitudinisme. » Il trouva, pour terminer sa vie, les soins les plus affectueux dans la famille de lady Masham, fille du philosophe Cudworth, et avec qui il était lié d'une amitié sincère depuis 1682. Ce fut elle qui lui lisait la Bible, et l'assista dans ces derniers moments. « Je meurs, dit-il, dans des sentiments de parfaite charité pour tous les hommes et en sincère communion avec tous les chrétiens de quelque nom qu'ils s'appellent. » (28 octobre 1704.)

« Sa mort, écrivait lady Masham, a été comme sa vie, vraiment pieuse et pourtant naturelle, facile, exemple de toute affectation. » Et elle composa un éloge de lui, que Leclerc fit paraître dans sa Revue. Coste en écrivit un autre1. Locke avait lui-même résumé son œuvre en ces termes : « Tout le monde ne peut pas espérer d'être un Boyle ou un Sydenham, et dans un siècle qui à produit d'aussi grands maîtres que l'illustre Huyghens et l'incomparable M. Newton, c'est un assez grand honneur que d'être employé en qualité de simple ouvrier à nettoyer un peu le terrain et à écarter une partie des vieilles ruines qui se rencontrent sur le chemin de la connaissance. »>

2. Objet de sa philosophie. — Dans l'Avant-propos de l'Essai, Locke indique nettement son but. Il a remarqué que « le désir d'une connaissance universelle emporte les hommes à susciter sans cesse de nouvelles contestations sur des sujets qui ne sont point à leur portée, et desquels ils n'ont aucune idée ». Locke voudrait les amener à « ne s'embarrasser plus dans les choses qui excèdent la capacité de notre esprit, et à vouloir bien ignorer ce qu'on ne saurait connaître ». Sa défiance est donc très grande à l'égard de la métaphysique, des problèmes qu'elle pose, et surtout des solutions qu'elle apporte. Mais, comme ceux qui se refusent aux plus hautes spéculations passent ordinairement pour des sceptiques, Locke a soin de déclarer qu'il ne diffère pas moins de ces derniers que des purs métaphysiciens. Tandis qu'il essaye de retenir les dogmatiques, il stimule au contraire ceux qui croient notre esprit incapable de connaissance certaine. « Recevrait-on, dit-il, les excuses d'un valet paresseux qui, obligé de travailler à la chandelle, négligerait son travail parce que le soleil n'est pas levé? » Nous ne pouvons pas tout voir ou tout connaitre : tâchons au

1. Pierre Coste (1668-1747), protestant français, vint en Angleterre vers 1697, déjà recommandé à Locke par deux traductions françaises qu'il venait de publier de ses ouvrages sur l'éducation et sur le christianisme. Il fut précepteur des enfants de lady Masham et fit, sous les yeux de Locke, une traduction française de l'Essai, 1700. En 1696, on avait fait en anglais un abrégé de l'Essai, pour l'introduire dans l'enseignement à Oxford. Cet abrégé fut également traduit en français dès 1718, par Bosset.

moins que rien ne nous échappe de ce qui est, pour ainsi dire, dans le champ de notre vision. « Douter de chaque chose, dit encore Locke, sous prétexte qu'on ne peut pas les connaître toutes avec certitude, c'est agir aussi déraisonnablement qu'un homme qui ne voudrait pas se servir de ses jambes pour sortir d'un lieu dangereux, mais qui s'y laisserait périr, parce qu'il n'aurait pas des ailes pour s'enfuir avec plus de vitesse1. » Locke pose ainsi, près d'un siècle avant Kant, le problème de l'étendue et des limites de nos facultés. « On a pu croire un instant, dit Kant lui-même, que dans les temps modernes le célèbre Locke, par sa physiologie de l'esprit humain, avait dù mettre fin à toutes les querelles des dogmatiques et des sceptiques, et faire à chaque prétention sa part*. »

3. Objections contre les idées innées. Suivant Locke, la question capitale est celle de l'origine de nos connaissances. Il n'admet point d'idées innées, et expliquera tout ce qui se passe dans notre esprit, sans recourir à cette hypothèse, qui devient alors inutile. Mais il l'examine aussi en elle-même, pour la réfuter comme fausse.

On regarde généralement comme innés certains principes de spéculation et de pratique, comme: Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps, et Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit. Ce sont là des vérités que nos esprits apportent, pour ainsi dire, avec eux en naissant, et qui nous sont naturelles. Ce sont des notions communes, qui ont pour elles le consentement de tous. Mais Locke d'abord ne croit pas à ce consentement universel, et n'a point de peine à faire voir que la plupart des hommes ignorent les vérités de spéculation, et dans leur conduite méconnaissent trop souvent les vérités morales. Cependant ce qui est inné devrait être connu de tous, semble-t-il, et se montrer efficace en toute occasion. Dira-t-on qu'aussitôt ces vérités proposées à l'esprit, il les approuve? Mais ainsi fait-il des autres, une fois qu'il les entendues.

1. Avant-propos (trad. de Coste, t. I, p. 1-12).

2. Critique de la raison pure, préface de la 1" édit. (trad. Barní, t. I, p. C).

Toutes seraient-elles innées? D'ailleurs il faut toujours un certain effort et travail pour les comprendre à quoi sert alors cette supposition qu'elles se trouvaient déjà dans notre esprit? Ne vaut-il pas mieux rechercher comment peu à peu elles s'apprennent ou s'acquièrent? Enfin Locke arrive à l'idée de Dieu, qui est la plus importante de toutes; il rappelle les opinions contradictoires des hommes à ce sujet; quelques-uns même prétendent n'avoir à aucun degré une telle idée; mais si elle n'est pas innée, laquelle donc le sera?

4. Réponses de Leibniz. Dès 1696, Leibniz avait lu l'ouvrage de Locke, en y faisant quelques remarques qu'il envoya même à l'auteur. Il y revint à plusieurs reprises, notamment lorsque parut la traduction française de Coste en 1700. Enfin, l'année 1704, il écrivit un livre, sous forme de discussion entre Théophile, c'est-à-dire Leibniz lui-même, et Philalethe, qui est partisan de Locke. Il lui donna pour titre Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Mais Locke mourut cette même année, et Leibniz garda pour lui et quelques amis son manuscrit. On ne l'imprima qu'en 1765.

5. La conscience obscure. Leibniz défend les idées innées. Cette expression avait été mal prise par Locke. Une idée innée, disait-il, devrait toujours être présente à l'esprit. Or il n'y en a pas une certainement à laquelle on pense toujours. Mais, répond Leibniz, est-il nécessaire, pour qu'une idée soit en nous, que nous y pensions et que nous l'apercevions clairement? Notre esprit n'est pas tout entier dans la conscience distincte ou la réflexion. Il renferme en outre une multitude de choses, qui sont bien en lui et à lui, quoiqu'il ne les démêle pas. Par exemple, lorsqu'on raisonne, on n'exprime pas d'ordinaire la majeure ou la mineure, de laquelle dépend néanmoins toute la force de la conclusion; mais, s'il faut ensuite justifier celle-ci, on se rappelle aisément ce qui avait été sous-entendu. De même la mémoire garde en nous une infinité de connaissances auxquelles nous ne songeons guère, quand nous n'en avons pas besoin. Qui niera cependant qu'elles sont dans l'esprit? Peut-être va-t-on dire que les choses dont nous nous souve

nons, au moins les avons-nous connues expressément autrefois; et il n'en est pas de même des idées innées, à moins que ce ne soit dans une vie antérieure, comme le supposaient les Platoniciens avec leur théorie de la réminiscence. Mais Leibniz ne s'occupe pas encore de la première origine des idées; il constate que présentement elles peuvent subsister dans notre esprit, sans que nous y pensions. Chose contradictoire, disait Locke: n'est-ce pas dire à la fois qu'elles sont dans l'esprit, et qu'elles n'y sont pas, puisqu'on n'en a pas conscience? Mais Leibniz allègue l'expérience de chacun, et distingue entre une conscience claire et une conscience obscure et confuse. En outre, il reproche à Locke de faire une pétition de principe: si l'on suppose d'abord que rien n'est dans l'âme, sinon ce qu'elle aperçoit clairement, les vérités innées n'étant point aperçues de la sorte, on en conclut trop aisément qu'il n'y en a point dans l'âme; mais la supposition sur laquelle on raisonne, l'a t-on bien établie1?

6. Les vérités nécessaires.

Abandonnant sa première

objection, le défenseur de Locke en propose une seconde. L'argumentation de Leibniz prouve trop toutes les vérités, à ce compte, sont innées; toutes, peut-on dire, se trouvent en nous par avance, quoique nous ne les apercevions pas encore; mais nous avons la capacité ou la faculté de nous en apercevoir un jour. Est-ce là ce qu'on entend par l'innéité? Elle n'appartient pas alors à quelques vérités seulement, et ne saurait servir à les distinguer des autres.

Leibniz répond en distinguant les vérités de fait, et les vérités de raison. Les unes nous sont connues par les sens, et on n'a pas besoin de recourir pour elles à l'hypothèse des idées innées. Mais les sens ne nous font connaître que des faits particuliers, que des exemples, comme il dit, et jamais une règle générale. « Quand nous aurions éprouvé cent mille fois que le fer, mis tout seul sur l'eau, y va au fond, nous ne sommes pas assurés que cela doit toujours aller ainsi. Et nous savons en effet qu'on peut faire un pot

1 Nouveaux Essais, Avant-propos, et liv. 1, c. 1, notamment § 5 et 26.

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