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1. Trois catégories.

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(18-36.)

Leibniz propose de reprendre, pour désigner les monades, le mot d'Aristote, entéléchies, parce que, dit-il, elles ont toutes une certaine perfection; en effet, chacune est elle-même la source de ses actions1. Mais elles ne sont pas toutes également parfaites, et on peut en distinguer de trois sortes:

Ce sont d'abord les monades ou entéléchies toutes simples, et, pour ainsi dire, toutes nues; elles ont sans doute perceptions et appétitions, mais rien de plus.

Puis, certaines monades s'élèvent jusqu'au sentiment et å la mémoire, et ce sont les âmes des bêtes.

Enfin, d'autres encore ont la raison, et ce sont les âmes raisonnables ou les esprits.

L'esprit est donc la forme supérieure dont il suffit de concevoir des amoindrissements, des dégradations, pour expliquer les autres ètres dans la nature. « Toute mon hypothèse, dit Leibniz, revient à reconnaître dans les substances éloignées de notre vue et observation quelque chose de proportionnel à ce qui se remarque dans celles qui sont à notre portée. » Et cette hypothèse est une conséquence du grand principe de continuité.

2. Monades inférieures. Au-dessous même du règne animal et végétal, Leibniz supposera donc encore des monades. Mais comment se les représenter? Lorsqu'un homme s'évanouit, ou lorsqu'il dort d'un profond sommeil, sans rêve, ou bien lorsque, après avoir tourné plusieurs fois de suite sur lui-même, il reste un moment étourdi en ces états divers, il ne distingue rien. Toute perception et avec elle toute appétition, ou toute vie interne a-t-elle cessẻ cepen

1. Entéléchie, évtεdéyeia, Evtedōg ¤yttv, ce qui est achevé, fini, parfait. 2. Lettre à mylady Masham, mars 1704. (Ed. Onno Klopp, 1 Reihe, X" Band, p. 233.)

dant? Comment reprendrait-elle ensuite? Le vide dans la pensée ne se conçoit pas mieux que le vide absolu dans l'espace. Ce serait, d'un côté comme de l'autre, le néant intercalé sans raison au milieu de l'être. Aussi, dit Leibniz, « l'âme ne laisse pas même alors d'avoir quelques sentiments et quelque usage de certains organes, lesquels ne recevant pas des impressions assez fortes ni assez ordonnées, l'âme aura aussi seulement des perceptions ou embrouillées ou trop petites et presque égales ou balancées entre elles, où il n'y aura rien qui ait du relief et qui sé distingue assez pour attirer l'attention, et dont par conséquent on se puisse souvenir. Tel est l'état de l'enfance et du temps qui la précède1». Or qui nous empêche de voir dans ces états, qui ne durent pas chez nous, l'état habituel des simples monades, celui d'où elles ne sortent jamais?

3. Ames des bêtes.

- A plus forte raison Leibniz accorde des âmes aux bêtes. « L'opinion de ceux qui transforment ou dégradent les bêtes en pures machines, dit-il, quoiqu'elle semble possible, est hors d'apparence et contre l'ordre des choses.» En effet, dit-il encore, « prenant pour accordé qu'il y a en nous un être simple, doué d'action et de perception, je trouve que la nature serait peu liée, si cette particule de la matière qui fait les corps humains était seule douée de ce qui la ferait infiniment différente du reste, et tout à fait hétérogène par rapport à tous les autres corps

connus ».

Les bêtes ont déjà mieux que les simples monades : les perceptions deviennent en elles des aperceptions. Leibniz désigne ainsi les perceptions dont on s'aperçoit clairement, ou dont on a conscience. C'est ce qui arrive lorsque les corps ont certains organes, qui sont les organes des sens. Ainsi une infinité de rayons lumineux se trouvent réunis comme en un faisceau dans l'œil, une multitude d'ondulations de l'air sont rassemblées dans l'oreille; les petites perceptions qui y répondent, s'accumulent elles-mêmes, se

1. Lettre à la reine Sophie-Charlotte, XLII. (Ed. Onno Klopp, loc. cit., p. 181-2.)

2. Lettre à mylady Masham, mars 1704. (Ed. Onno Klopp, I• R., X“ B., p. 233.)

condensent, si bien qu'elles se font sentir à la fin. En outre, ce sentiment ne disparaît pas si vite, mais continue encore quelque temps, ou se renouvelle dans l'âme, douée ainsi de

mémoire.

Les effets de la mémoire sont si merveilleux, qu'on croit y voir parfois des effets du raisonnement. Ainsi les bêtes semblent agir par raison, lorsqu'après une perception elles s'attendent visiblement à une autre, qui cependant n'arrive pas toujours. On s'imagine qu'elles raisonnent alors et tirent des conclusions. Elles ne font que se souvenir d'une autre perception qui s'est trouvée jointe une ou plusieurs fois à la première auparavant. La mémoire suffit, avec les consécutions de perceptions, pour rendre compte de tout ce que font les bêtes. Qu'est-il besoin de recourir à la raison, quand celle-ci est cause de si peu d'actions chez les hommes mêmes, la mémoire étant le principe de toutes les autres? C'est ainsi qu'avec une partie de ce qui se passe en nous, Leibniz explique encore ce qui se passe ailleurs, chez les animaux.

4. Ames raisonnables.

Ce qui fait la supériorité de l'homme, c'est qu'au lieu d'agir toujours en empirique comme ceux-ci, il peut s'élever jusqu'à la science. Le médecin empirique emploie certains remèdes, uniquement parce que cela lui a réussi dans la plupart des cas. Il ne saurait en expliquer les raisons; néanmoins le succès de ses expériences le rassure pour l'avenir. Mais un homme digne. de ce nom veut connaitre les raisons des choses; il remarque alors qu'elles doivent être ainsi, et non autrement, il y découvre une sorte de nécessité. Ainsi l'astronome sait qu'il doit faire jour demain comme hier; la connaissance du système solaire lui montre les raisons de ce phénomène. Les autres hommes, sans savoir pourquoi ni comment, s'attendent seulement à ce qu'il fera jour demain.

Les perceptions simples restent obscures et confuses. Les aperceptions ont une certaine clarté on s'aperçoit clairement d'un son, d'une couleur, et on ne confond plus ces choses l'une avec l'autre. Mais, pour savoir ce qu'elles sont en elles-mêmes, pour en avoir une connaissance tout à fait

distincte, il faut analyser chacune, et en découvrir les éléments. C'est l'œuvre propre de la science.

Qui est-ce donc qui rend possible en nous la connaissance scientifique? Examinons les mathématiques, qui sont la science par excellence. Elles se composent de vérités qui se démontrent toutes, c'est-à-dire dont chacune se rattache à d'autres, plus simples, qui en donnent la raison. Ainsi, de raison en raison, on finit par arriver à des vérités primitives, auxquelles toutes les autres sont suspendues. Celles-ci n'ont plus besoin de démonstration, tant elles sont simples et évidentes. Les unes sont des définitions que l'esprit entend clairement; les autres, des axiomes dont l'opposé renferme une contradiction, partant, est tout à fait faux. Telle est la méthode des mathématiques : démonstrations, au moyen de définitions et d'axiomes identiques.

Mais cette méthode suppose deux grands principes : celui de contradiction et celui de raison suffisante. En vertu de ce dernier, quand on rencontre une chose, on en cherche aussitôt la raison, jusqu'à ce qu'on en trouve une qui suffise, ou qui satisfasse l'esprit. L'autre principe montre la fausseté de certaines choses, qui impliquent contradiction; il montre donc aussi la vérité de ce qui est opposé au faux. Ces deux principes nous font avoir la raison et les sciences; mais par eux aussi, pourvu qu'on les applique à tout, on parvient bientôt à la connaissance de Dieu lui-même.

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1. Preuve de Dieu par les existences. Dans les mathématiques, ces deux grands principes étaient appliqués à des vérités nécessaires. Mais celles-ci ne sont pas les seules, sans doute. Pourtant elles peuvent paraitre à des esprits rigoureux la seule réalité, la vraie. Ils supposent alors, sous des apparences de caprice et de liberté dans la nature, un enchainement des phénomènes tout à fait semblable à celui

des vérités mathématiques, et le même au fond. C'est ce que pensait Descartes, au moins pour le monde physique, et Spinoza, pour le monde moral également.

Mais, s'il n'y a qu'une sorte de vérités, et justement les vérités nécessaires, dont l'opposé implique contradiction, c'est-à-dire est impossible et faux, quelles singulières conséquences! Il était tout aussi impossible, par exemple, que Spinoza ne mourût pas à la Haye, ou que 2 et 2 ne fassent pas 4. Pourtant la différence est grande. L'opposé d'une vérité mathématique est impossible, et 2 et 2 font 4 nécessairement. Mais les événements de ce monde ne paraissent pas nécessaires à ce point. Ils pourraient, sans absurdité, être tout autres qu'ils ne sont. Ici le contraire serait donc possible, et la nature avait, pour ainsi dire, le choix entre plusieurs séries de phénomènes, dont une seulement a été réalisée. Les faits sont donc aussi des vérités, puisque notre expérience nous les atteste, mais des vérités contingentes, que Leibniz reconnaît à côté, sinon au-dessus des vérités nécessaires. C'est même là le trait caractéristique de toute sa philosophie, comme la nécessité absolue dans celle de Spinoza.

Or nous devons rechercher la raison de chaque fait, qu'il s'agisse des mouvements dans le monde physique ou des pensées dans le monde moral. Nous la trouvons d'abord dans un autre fait. Mais quelle est la raison de celui-ci, à son tour? et la raison de tous, ainsi de suite, à l'infini? Dans les mathématiques, en remontant de raison en raison, on finit par arriver à des vérités primitives. Mais on a beau remonter ainsi de fait en fait, on n'arrive jamais à quelque chose de nécessaire, puisque, de sa nature, tout fait est contingent. Il faut donc enfin chercher la raison de toute la série, sans doute infinie, en dehors d'elle, dans un être nécessaire, qui se suffit à lui-même et à tout le reste. Dieu existe donc.

2. Preuve par les essences. Non seulement les existences des choses autour de nous prouvent celle de Dieu; mais, quand même ces choses n'auraient jamais été créées, elles étaient au moins possibles, et cela suffit. Les simples

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