Page images
PDF
EPUB

crut communément que Leibniz et lui l'avaient trouvé, chacun de leur côté, par la conformité de leurs grandes lumières ». Mais Newton avait inventé sa méthode avant 1669, et une lettre de lui, où il en était question, quoique à mots couverts, avait été lue par Leibniz, pendant son séjour à Paris, en 1672. L'année suivante, il passa trois mois à Londres avec des mathématiciens et d'autres savants, et il put en entendre aussi parler. Ce fut du moins l'origine d'une longue polémique qui commença en 1699, entre les partisans de Newton et Leibniz lui-même ou ses amis. On contestait à celui-ci sa gloire d'inventeur, qui semble cependant lui appartenir en toute justice.

Quoi qu'il en soit, ce fut à Paris, où il séjourna de 1672 à 1676, qu'il devint un mathématicien de premier ordre. En y arrivant, dit-il lui-même, il était encore entièrement neuf dans la profonde géométrie. Mais il y connut Huyghens : la lecture de son livre De horologio oscillatorio, jointe à celle des ouvrages de Pascal, lui ouvrit tout à coup l'esprit et lui donna des vues qui l'étonnèrent lui-même. Son séjour à Paris ne lui fut pas moins profitable pour la philosophie. Il y apprit à mieux connaitre Descartes, dont Clerselier lui communiqua même les manuscrits; il fréquenta Arnaud, vit quelquefois Malebranche, et par l'entremise de son compatriote Tschirnhaus, il connut les doctrines de Spinoza. Enfin, il n'aurait pu, dans son siècle, devenir un écrivain européen, s'il n'était devenu un écrivain français il le devint à Paris.

[ocr errors]

3. L'historien. En 1676, le duc de Brunswick, JeanFrédéric, pour le fixer près de lui, le nomma son bibliothécaire à Hanovre. Leibniz devait garder ce titre quarante ans, jusqu'à sa mort. Il quitta Paris, fit un second voyage à Londres, puis revint en Allemagne par la Hollande, où il vit Spinoza à la Haye.

Ses nouvelles fonctions l'obligèrent à des travaux historiques. Mais il en avait naturellement le goût, comme de tout le reste. Dès 1668, il avait publié un écrit de circonstance, pour soutenir la candidature d'un comte de Neubourg au trône de Pologne, après l'abdication de Jean

Casimir. En 1672, il avait composé un long mémoire pour exhorter Louis XIV à porter ses armes en Égypte, au lieu de menacer continuellement la paix de l'Allemagne et de l'Europe; ce fut même l'occasion de son voyage à Paris. Plus tard, il s'occupa de l'histoire de la maison de Brunswick, et parcourut, pendant trois ans, de 1687 à 1690, l'Allemagne et l'Italie, pour recueillir des documents. « Ce qui l'intéresse le plus, dit Fontenelle, ce sont les origines des nations, de leurs langues, de leurs mœurs, de leurs opinions, surtout l'histoire de l'esprit humain, et une succession de pensées qui naissent dans les peuples les unes après les autres, ou plutôt les unes des autres, et dont l'enchaînement bien observé pourrait donner lieu à des espèces de prophéties. » On trouve ici son principe du déterminisme et de la continuité des phénomènes, dans l'histoire comme dans la nature. A ce genre de travaux se rapporte aussi son Code du droit des gens, ou Codex juris gentium diplomaticus, en 1693. Cet ouvrage, où Leibniz reprend ses premières études de jurisprudence, ne contient que des déclarations de guerre, des manifestes, des traités de paix ou de trêve, des contrats de mariage des souverains, etc. « Comme les nations n'ont de lois entre elles que celles qu'il leur plaît de se faire, c'est dans ces sortes de pièces qu'il faut les étudier. » Cependant Leibniz ne manqua pas de remonter en philosophe aux premiers principes du droit naturel et du droit des gens. Et sa théorie de la jurisprudence, quoique fort courte, était si étendue, que la question du quiétisme, alors fort agitée en France, s'y trouvait naturellement dès l'entrée.

4. Ses écrits. Cependant ses idées philosophiques suivaient un progrès naturel et continu. On les trouve dans le Journal des Savants, et dans les Acta eruditorum Lipsiensium, sous différents titres :

Meditationes de cognitione, veritate et ideis. (Acta, 1684.) De prima philosophic emendatione et notione substantiæ. (Acta, 1694.)

Système nouveau de la nature et de la communication des substances. (Journal des savants, 1695.) Trois éclaircissements du nouveau système (ib., 1696), etc.

En outre, il avait écrit pour Arnauld, au commencement de 1686, un Discours de métaphysique, qui ne fut publié qu'en 1846.

Ses deux grands ouvrages furent des écrits de circonstance. En 1690, le philosophe anglais Locke avait publié ses Essais sur l'entendement humain. Leibniz les lut, y trouva beaucoup à reprendre. En 1696 parurent ses Réflexions sur l'essai de M. Locke. C'était l'ébauche de ses Nouveaux Essais, qui, composés en 1703-4, ne furent connus qu'en 1765. Locke était mort en 1704, et Leibniz n'avait pas voulu attaquer un adversaire qui n'eût plus été là pour se défendre.

Bayle avait rassemblé dans son Dictionnaire les principaux arguments contre la Providence, et se plaisait à mettre aux prises comme irréconciliables la foi et la raison. Leibniz, à la cour de Hanovre, était très goûté par l'électrice Sophie, qui avait eu pour sœur la princesse Élisabeth, l'élève de Descartes, et pour frère l'électeur palatin Charles-Louis, qui fit des avances à Spinoza. L'électrice Sophie était un esprit fort; mais sa fille, Sophie-Charlotte, qui avait épousé l'électeur de Brandebourg, et devint reine de Prusse en 1700, s'intéressait sérieusement aux choses philosophiques et religieuses. Elle pria Leibniz de répondre à Bayle. Ce fut même le principal objet de leurs entretiens, à Lutzenbourg, non loin de Berlin. La reine mourut le 1er février 1705. Leibniz publia en 1710 sa défense ou justification de la Providence, ou, comme il l'appela, sa Théodicée. « Je plaide la cause de Dieu », dit-il. Et il la plaide en théologien non moins qu'en philosophe ou métaphysicien. Ce n'est pas néanmoins un simple compte rendu de ses conversations avec la reine de Prusse et quelques esprits religieux et peut-être timorés. Dès 1672 il avait apporté avec lui à Paris, pour le communiquer à Arnauld, un traité qui était déjà l'ébauche de la Théodicée. Il reprit les mêmes idées dans sa correspondance avec Arnauld de 1686 à 1690. Enfin, quand Arnauld mourut, en 1694, il écrivit : « J'y perds, car je lui voulais envoyer à examiner la suite de mes pensées philosophico-theologiques, comme j'avais fait il

y a quelques années, quand nous avons échangé plusieurs lettres là-dessus... >> Enfin lui-même a dit encore: « Comme j'ai médité sur cette matière depuis ma jeunesse, je prétends l'avoir discutée à fond. »

5. Le théologien. — Mais le théologien ne fait point tort au philosophe dans ce bel ouvrage. On y retrouve, à chaque page, les doctrines de Leibniz amenées à leur plus haut point de perfection. Religion, science et métaphysique, les trois choses s'y concilient heureusement et forment la plus belle harmonie. C'est que, dit-il, « la religion ne doit rien avoir qui soit contraire à la raison. Et les plus habiles théologiens de tous les partis sont de mon sentiment... Cela étant, je trouve que les hommes bien souvent n'emploient pas assez la raison pour bien connaître et pour bien honorer l'auteur de la raison. On envoie des missionnaires à la Chine pour prêcher la religion chrétienne, et l'on fait bien; mais il nous faudrait des missionnaires de la raison en Europe pour prêcher la religion naturelle sur laquelle la révélation même est fondée et sans laquelle la révélation sera toujours mal prise ». De ce point de vue élevé, les cultes divers lui paraissaient aisément conciliables. Aussi, dès 1673, pendant son séjour à Paris, il s'entretint avec Pellisson d'un projet de réunion des Eglises protestante et catholique. Bossuet intervint dans les négociations à partir de 1678. Mais on ne put s'entendre. En même temps, Leibniz s'intéressait aux travaux de l'évêque anglais Burnet, qui songeait de son côté à réunir l'Église anglicane et la lutherienne. Lui-même, vers la fin de sa vie, s'occupa de réconcilier lutheranisme et calvinisme. « Pendant qu'il était à Paris, on avait voulu l'y fixer fort avantageusement, pourvu qu'il se fit catholique; mais, tout tolérant qu'il était, il rejeta absolument cette condition. »

6. Fin de sa vie. — L'universalité de son esprit apparaît Dien dans deux petits abrégés de toute sa philosophie, qu'il composa en 1714. Le premier, dédié au prince Eugène, fut la Monadologie, et le second, les Principes de la nature et de la grâce. Enfin, les deux dernières années de sa vie, il eut avec l'Anglais Clarke, théologien et philosophe, une cor

respondance où toutes ses idées sur les sciences, la philosophie et la religion, se retrouvent sous une forme de plus en plus précise (1714-16). D'autres lettres, très nombreuses, à Arnauld, à Bayle, au P. Desbosses, à M. Bourguet, nous fournissent aussi les plus précieux renseignements. D'autres encore sont plutôt politiques, et ont pour objet de préparer l'avènement de l'électeur de Ilanovre au trône d'Angleterre. Leibniz vit au moins le fait accompli en 1714. Il mourut le 14 novembre 1716.

« Comme il avait une extrême passion pour les sciences, il voulut leur être utile, non seulement par ses découvertes, mais par la grande considération où il était ». Il inspira donc à l'électeur de Brandebourg, par l'intermédiaire de l'électrice Sophie-Charlotte, le dessein d'établir une Société des sciences à Berlin, ce qui fut achevé en 1700. « L'année suivante, l'électeur fut déclaré roi de Prusse. Le nouveau royaume et la nouvelle académie prirent naissance presque en même temps. » Il avait les mêmes vues pour les Etats de l'électeur de Saxe, roi de Pologne, et il voulait établir à Dresde une académie qui eût correspondance avec celle de Berlin; mais les troubles de Pologne lui ôtèrent toute espérance de succès. Plus tard, à la mort du roi de Prusse, en 1713, il se tourna du côté de la cour impériale. Il y trouva le prince Eugène, qui favorisa de tout son pouvoir le dessein de Leibniz. Mais la peste, survenue à Vienne, rendit inutiles tous les mouvements qu'il s'était donnés pour y fonder une académie. A sa mort, cependant, ce ne fut ni à la Société des sciences de Berlin, dont il était fondateur, ni à la Société royale de Londres, à cause de son dissentiment avec les amis de Newton, mais à Paris, à l'Académie des sciences, dont il était associé étranger, qu'il reçut de Fontenelle un éloge digne de son génie (1717).

« PreviousContinue »