Page images
PDF
EPUB

nition des corps, lesquels ne seraient en eux-mêmes qu'éten due ou matière, sans rien qui ressemble à l'âme. Mais, « on la trouve déjà dans les ouvrages de sa jeunesse (1619). Et cinq ou six ans après, quand il fut de retour à Paris, il découvrit ce sentiment à quelques-uns de ses amis, et leur fit reconnaître qu'il ne pouvait s'imaginer que les bêtes fussent autre chose que des automates 1».

1

En 1645, il tenta de les expliquer ainsi dans les deux Traités de l'homme et de la formation du fœtus. Les causes finales, auxquelles, ce semble, on devrait recourir lorsqu'il s'agit des différents organes et de leurs fonctions, sont écartées plus que jamais. Descartes interrompt même tout à coup une explication par de simples mouvements, aveugles et nécessaires, pour faire cette réflexion : « Quelqu'un dira avec dédain qu'il est ridicule d'attribuer un phénomène aussi important que la formation de l'homme à de si petites. causes. Mais quelles plus grandes causes faut-il done que les lois éternelles de la nature? Veut-on l'intervention immédiate d'une intelligence? De quelle intelligence? De Dieu lui-même ? Pourquoi donc naît-il des monstres? Veut-on y voir l'opération de cette sage déesse de la nature qui ne doit son origine qu'à la folie de l'esprit humain? »>

La machine qui compose le corps des bêtes, et même celui de l'homme, se meut par la chaleur du sang et de certaines particules matérielles, plus subtiles encore, répandues dans

1. Baillet, liv. I, c. xi, t. I, p. 51-2. Dans le premier volume des Inédits, publies par Foucher de Careil en 1859, on lit : « Ex animalium quibusdam actionibus valde perfectis suspicamur ea liberum arbitrium non habere. — La grande perfection qu'on remarque dans certaines actions des animanx nous fait soupçonner qu'ils n'ont pas de libre arbitre.

2. Éd. Cousin, t. XI, p. 404, Pensées sur la génération des animaux. Si l'on rejette l'authenticité de ces pensées, publiées seulement en 1701, voici un autre passage non moins curieux : « La multitude et l'ordre des nerfs, des veines, des os et des autres parties d'un animal, ne montre point que la nature n'est point suffisante pour les former, pourvu qu'on suppose que cette nature agit en tout suivant les lois exactes des mécaniques, et que c'est Dieu qui lui a imposé ces lois... En faisant moi-même la dissection de divers animaux, je n'y ai trouvé aucune chose dont je ne pense pouvoir expliquer en particulier la formation par les causes naturelles, tout de même que j'ai expliqué en ines météores celle d'un grain de sel ou d'une petite étoile de neige.» (Lettre au P. Mersenne, 20 fév. 1639; édit. Cousin, t. VIII, 99-100.)

le cerveau et les nerfs, et que Descartes appelle esprits animaux. Quant à cette chaleur elle-même, « je ne la conçois point, dit-il, d'autre nature que celle du feu qui échauffe le foin lorsqu'on l'a renfermé avant qu'il fût sec, ou qui fait bouillir les vins nouveaux lorsqu'on les laisse cuver sous la råpe ». Le principal organe est donc le cœur. La circulation du sang venait d'être découverte en 1628 par le médecin anglais Harvey. Descartes l'admit aussitôt, et peut-être eût-il fini par la découvrir lui-même avec ses expériences 2.

Ainsi s'expliquent toutes les fonctions du corps qui s'accomplissent en nous, sans que nous y pensions, et, par conséquent, sans que l'âme y contribue en rien, « la nature de l'âme n'étant que de penser ». Quant aux animaux, ce sont comme des horloges, où l'on ne trouve que des roues et des ressorts. Ils n'agissent jamais « par connaissance, mais par la seule disposition de leurs organes ». Et Descartes en donne deux preuves. L'une, « c'est qu'ils ne peuvent pas user de paroles, ni d'autres signes, en les composant, c'est-à-dire en sachant les arranger, diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en leur présence ». L'autre preuve, c'est que, même les animaux qui témoignent de l'industrie, n'en témoignent qu'en quelques-unes de leurs actions, toujours les mêmes, et point du tout en beaucoup d'autres. Ce qui prouve qu'ils n'ont pas de raison, la raison étant « un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres ». Ils n'agissent donc que comme des automates bien remontés, si l'on peut dire, et que leur mécanisme ne rend capables que de certains mouvements3.

Telle est en résumé la physique cartésienne. Tout s'y fait mécaniquement, on le voit; tout, jusqu'à ces opérations de l'animal qu'on attribuerait plutôt à l'instinct, c'est-à-dire à

1. Dist. de la Méth., V, § 4.

2. Baillet, liv. V, c. v, t. II, p. 36-7, et liv. VIII, c. x, p. 543.

3. Disc. de la Méth., V, § 9. 1a Beaucoup de personnes m'ont demandé ce qu'il faudrait qu'une bête fit pour me persuader qu'elle raisonne. Ma première réponse a toujours été qu'il faudrait qu'elle me le dit et qu'elle raisonnåt avec moi. Et que, si elle raisonnait, elle apprendrait à parler le langage des hommes... (Chanut, l'Instinct el la Gonnaissance des animaux, la Rochelle, 646.)

je ne sais quelle âme inférieure; tout enfin, jusqu'à la sensation, l'imagination et la mémoire elle-même en l'homme. Ces choses se font par la seule disposition de nos organes et les divers mouvements qui s'y produisent.

4. La pensée. — Cependant, lorsque Descartes arrive à l'âme, il déclare « qu'elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont il a parlé ». La pensée, en effet, nous apparaît comme tout à fait distincte de l'étendue, et nous est connue différemment. L'intervention divine est donc nécessaire pour un second acte créateur. « L'âme doit expressément être créée1. » Descartes accorde beaucoup à la matière : elle suffit à expliquer les astres, la terre, les plantes même et les animaux, et le corps de l'homme, mais non pas son âme. C'est que « la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser », comme dira Pascal. Et ailleurs, non moins magnifiquement: «Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connait tout cela et soi; et les corps, rien... De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée cela est impossible, et d'un autre ordre ? ».

Aussi Pascal avait-il eu tort d'insinuer, en d'autres temps sans doute, que « Descartes aurait bien voulu, dans toute sa philosophie (entendez ici sa physique), pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui accorder une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement: après cela, il n'a plus que faire de lui ». Le Dieu de Descartes cependant ne cesse pas de « prêter son concours à la nature » et de conserver le monde par sa continuelle action. Ensuite n'est-ce donc rien que cette « chiquenaude »? comme disait Pascal. Suivant Démocrite, Épicure et Lucrèce, à qui quelques-uns comparaient Descartes au dix-septième siècle, il n'y a qu'un principe, la matière, qui suffit à tout. Mais Descartes

1. Disc. de la Méth., V, § 10.

2. Pensées, éd. Havet, t. II, p. 16.

3. Pensées, t. II, p. 148. —Pascal disait encore : Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments: c'est la part des païens et des épicuriens. » (T. II, p. 61.)

4. Baillet, liv. VIII, c. x, t. II, p. 552-5 et 554.

distingue avec soin un Dieu créateur et un monde créé; ce monde même est double en réalité monde des corps et monde des esprits. Et Dieu le crée par deux actes différents. Le matérialisme ramène l'esprit à la matière, et de celle-ci même il se fait une sorte de Dieu, comme si elle avait en soi la raison de son être. Cette conception n'est point celle de Descartes, et il pouvait écrire avec confiance « qu'il ne faisait point tort au miracle de la création1».

Cette réserve faite, la physique de Descartes n'est point sans analogie avec celle d'Epicure. N'oublions pas toutefois, qu'au lieu du vide et des atomes, il n'admettait que le plein avec une matière divisible à l'infini. On reconnaît en cela le mathématicien qui identifie l'espace avec le corps, et ne voit pas de motif pour ne pas diviser sans fin toute portion de l'espace. En outre, tandis que les raisons de Démocrite n'ont aucune suite ni liaison entre elles, sa philosophie, au contraire, était toute suivie.

[blocks in formation]

« Je pense, donc je suis », a dit Descartes. Et Pascal le loue avec raison de ce qu'il a su« apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d'une physique entière ». Ce sont là, en effet, les deux parties de la philosophie cartésienne.

1. Métaphysique. Au dix-septième siècle, la métaphysique de Descartes plaisait à cause du secours que la religion pouvait en tirer. Elle semblait une réponse péremptoire aux doutes des libertins et des athées. Et beaucoup de ceux qui croyaient, en ce siècle où la foi prétendait rester unie à la raison, étaient heureux qu'un philosophe leur fournit des raisonnements pour justifier leurs croyances. Ajoutons cependant que la distinction établie par Descartes

1. Disc. de la Méth., V, § 3.

2. Principes, IV, § 202.

3. Pensées, éd. Havet, t. II, p. 303.

entre l'étendue et la pensée, la matière et l'esprit, est vraie sans doute des idées qui sé rapportent à ces deux objets : mais on ne saurait l'affirmer des choses elles-mêmes, sans croire celles-ci entièrement conformes ou même identiques aux idées que nous en avons. Descartes n'aurait gain de cause que si l'on admettait un idéalisme absolu, et que notre pensée, avec ses idées claires et distinctes, fût réellement la mesure, sinon même la substance de toutes choses. De nos jours, la métaphysique de Descartes a surtout le mérite de rechercher « les principes de la connaissance ». Descartes ne songe aux causes ou aux principes des choses naturelles qu'après avoir étudié d'abord notre faculté de connaître. Il est donc bien en ce sens un fondateur de la philosophie critique, un précurseur de Kant. Il comprit que « les autres sciences empruntent leurs principes de la philosophie, en laquelle, ajoute-t-il, n'en trouvant point encore de certains, je pensai qu'il fallait avant tout que je tâchasse d'y en établir». On peut penser que d'autres ensuite donnèrent une liste plus complète de ces principes, et surent mieux les discuter. Toujours est-il que Descartes a vu nettement que là était l'objet propre de la philosophie. — 11 comprit également qu'on devait se demander quelle est la certitude de la connaissance humaine; et ce n'était pas remonter trop haut, croyait-il, que d'en chercher la garantie dans l'Etre parfait lui-même. On peut penser que cet appel à la divinité n'est point si nécessaire pour fonder la science, puisque les choses évidentes nous paraissent vraies d'elles-mêmes, pendant tout le temps au moins que nous les considérons, et que plus tard, lorsque nous nous en souvenons seulement, la perfection de Dieu, auteur de notre esprit, n'est pas une garantie que notre souvenir est exempt d'erreur. Enfin Descartes a peut-être trop vite recours à un moyen surnaturel d'établir la certitude de nos connaissances. Mais, quoi qu'on pense de la solution, le problème devait être posé.

2. Physique.

Quant à sa physique, qu'il appelle

1. Disc de la Méth., II, § 13; éd. Garnier, t. I, p. 21.

« PreviousContinue »