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1. Ouvrages de Cicéron. Cicéron naquit à Arpinum en 106 av. J.-C. 1. Il étudia d'abord la philosophie sous l'Épicurien Phedre. Puis, en 88, Philon de Larisse, le chef de l'Académie, étant venu à Rome avec les principaux Athėniens, qui fuyaient leur patrie pour échapper à Mithridate, Ciceron suivit ses leçons. En 87, il attira chez lui le Stoïcien Diodote, qui y resta toute sa vie, jusqu'en 59, et à sa mort lui légua ce qu'il possédait. En 79, Cicéron partit pour la Grèce. A Athènes, il entendit surtout Antiochus d'Ascalon, le successeur de Philon, puis les Épicuriens Phèdre et Zénon.. Il parcourut ensuite l'Asie, et s'arrêta à Rhodes, où enseignait le Stoïcien Posidonius, qui resta son ami. Il était de retour à Rome en 77. On sait les événements qui illustrèrent son consulat en 65.

Si on néglige une traduction du Protagoras de Platon, une autre du Timée, son premier ouvrage philosophique fut le De republica, en 54. Puis, comme Platon après sa Republique avait composé des Lois, Cicéron écrivit un De legibus, en 51. Il était encore mêlé aux affaires publiques. En 46, César devint dictateur; en 45, Cicéron perdit sa fille Tullia. Ce double malheur le rendit inconsolable, et il chercha un remède à sa tristesse dans le travail. Il écrivit la Consolation, au sujet de la mort de sa fille, l'Hortensius, pour exhorter les Romains à l'étude de la philosophie, et les Académiques; puis le De finibus et les Tusculanes, le De amicitia et le De senectute; le De natura deorum, le De divinatione et le De fato; enfin le De officiis. Tous ces ouvrages furent composés en vingt mois, de février 45 à la fin de l'année 44. Sur ces

1. Consulter sur Cicéron surtout le livre de M. Boissier, Cicéron et ses amis. On peut lire aussi, quoique avec certaines réserves, l'ouvrage si érudit et st consciencieux de M. Thaucourt: Essai sur les traités philosophiques de Ciceron et leurs sources grecques (Hachette, 1885). — C. E. Havet, Pourquoi Cicéron a professé la philosophie académique (Acad. des sciences morales, avrilmai 1884, p. 661).

entrefaites, César avait été tué, et la guerre civile recommença bientôt. On sait comment Cicéron en fut victime, et sa mort tragique.

Plusieurs critiques ont étrangement abusé contre lui d'une petite phrase qui lui était échappée dans une lettre à Atticus, sans doute par manière de plaisanterie. Atticus admirait fort la rapidité avec laquelle il écrivait ses ouvrages philosophiques. « Ce ne sont que des copies, répond Cicéron, qui ne me coûtent pas grand'peine; je n'apporte que les mots dont je ne manque pas1. » Qui ne voit que c'était là une façon de répondre aux compliments et aux éloges d'un ami? Cicéron dit ailleurs plus sérieusement: « Le goût pour la philosophic ne m'est pas si nouveau qu'on se l'imagine. Dès ma jeunesse, j'ai beaucoup cultivé cette science, et même quand il y paraissait le moins je m'en occupais plus que janiais. On peut s'en convaincre par cette quantité de maximes philosophiques dont mes harangues sont remplies, par mes liaisons intimes avec les plus savants hommes, qui m'ont toujours fait l'honneur de se rassembler chez moi, par les grands maitres qui m'ont formé, les illustres Diodote, Philon, Antiochus, Posidonius. » Il disait encore au commencement du De finibus : « Je ne fais pas l'office de traducteur: mais je défends ce qui a été dit par des hommes dont j'approuve les opinions, et j'y ajoute mon propre jugement et l'ordre que je suis dans mes écrits3. » Et encore, au livre ler du De officiis : « Dans cette question, je suivrai de préférence les Stoïciens, non comme un simple traducteur, mais, selon mon habitude, je puiserai à leur source en suivant mon goût et ma fantaisie, autant qu'il me conviendra

1. 'Añóуpapa suut, minore labore fiunt: verba tantum affero, quibus abundo. (Lettre à Allicus, de mai 45, XII, 52 )

2. Nos autem nec subito cœpimus philosophari, nec mediocrem a primo tempore ælatis in eo studio operam, curamque consumpsimus; et cum minime videbamur, tum maxime philosophabamur. Quod et orationes declarant, refertæ philosophorum sententiis, et doctissimorum hominum familiaritates, quibus semper domus nostra floruit, et principes illi, Diodotus, Philo, Antiochus, Posidonius, a quibus instituti sumus.» (De natura deorum, liv. I, c. 3.) 3. Non interpretum fungimur munere, sed tuemur ea quæ dicta sunt ab us quos probamus, iisque nostrum judicium et nostrum scribendi ordinem adjun gimus. (De finibus, 1, 2, 6.)

et de la façon qui me conviendra'. » Ses œuvres ne sont donc pas une imitation servile, loin d'être une traduction; mais, comme plus tard nos écrivains du dix-septième siècle qui suivirent les anciens, il sut même en initant rester original.

2. Sa philosophie. Cicéron rappelle lui-même qu'il fut à la fois homme d'Etat et philosophe. Avant lui, Démétrius de Phalère est peut-être le seul, dit-il, qui ait mérité ce double titre. Sans doute, Platon eût été un merveilleux orateur, s'il avait voulu; et Démosthène, un grand philosophe, s'il avait continué ses études commencées sous Platon. Aristote aussi s'est contenté de la philosophie, comme Isocrate de l'éloquence. Cicéron se flatte d'avoir également réussi, comme écrivain, dans les deux genres.

Il adopta la doctrine de la Nouvelle Académie. Celle-ci avait opposé au dogmatisme des Stoïciens un demi-scepticisme. Arcésilas fut l'adversaire de Zénon, et Carnéade, celui de Chrysippe. A défaut du vrai lui-même, qu'on ne croyait pas accessible à l'esprit humain, on se contentait, dans cette école, du vraisemblable ou du probable. Mais comment en mesurer les degrés, si l'on renonce à la règle fixe et certaine du vrai? Il fallait donc ou bien reprendre celleci, ce qui était revenir au dogmatisme, ou bien renoncer à connaitre même le vraisemblable, et en venir au scepticisme absolu. Le deuxième successeur de Carnéade, Philon de Larisse, et, après lui, Antiochus d'Ascalon reculèrent devant cette conséquence. Carnéade avait dit déjà qu'il n'y avait entre Académiciens el Péripatéticiens que des querelles de mots. Antiochus pensa que les uns et les autres ne différaient pas autrement non plus des Stoïciens, et il ne vit chez tous que la même doctrine, le stoïcisme, mais un stoïcisme singulièrement mitigé. Antiochus fut le principal maître de Cicéron'.

Celui-ci distinguait nettement la morale théorique et la

1. Sequemur igitur hoc quidem tempore et hac in quæstione potissimum Stoicos, non ut interpretes, sed, ut solemus, e fontibus eorum judicio arbitrioque nostro quantum quoque modo videbitur hauriemus. » (De officiis, 1, 2.) 2. Essai sur la Métaphysique, t. II, p. 231-255.

morale pratique. En ce qui concerne le problème du souverain bien, il admettait indifféremment les solutions des Stoïciens, des Péripatéticiens et des Académiciens. Seul Épicure avait tort, et il combattit toujours sa doctrine. Mais Platon, Aristote et Zénon enseignent à peu près les mêmes vérités, quoique en termes différents. Les deux premiers disent que la vertu est le plus grand des biens Zénon ne fait

qu'enchérir sur eux, en disant qu'elle est le seul bien. Les conséquences ne sont-elles pas les mêmes? C'est toujours la vertu qu'il faut préférer aux autres choses. Seulement ces dernières, pour les uns, sont encore des biens, quoique inférieurs, tandis que les Stoïciens ne veulent pas que santé, richesse et gloire soient appelées de ce nom. Ils avouent cependant qu'elles valent mieux, mênie pour le sage, que leur contraire, la maladie, la pauvreté, le mépris public. Cicéron n'en demande point davantage, et, profitant de cet aveu, il rapproche l'un de l'autre Stoïcisme et Péripatétisme. C'est pourquoi il dédie sans scrupule le De officiis, un livre stoïcien, à son fils Marcus qui suivait à Athènes les leçons du Péripatéticien Cratippe. « Je veux que tu connaisses, lui dit-il, un pays qui confine au nôtre, finitima vestris. Et encore: tu liras mon ouvrage, qui ne diffère pas beaucoup de ce que l'on t'enseigne là-bas, non multum a peripateticis dissidentia1. »

Qu'on ne lui reproche pas, cependant, comme une contradiction, d'être à demi sceptique en métaphysique, sauf à redevenir affirmatif et décisif dans les choses morales. Luimême répond qu'il n'a jamais admis le scepticisme absolu d'un Pyrrhon, doctrine ridicule, dit-il, et qui ne permettrait pas, en effet, de préférer une chose à aucune autre, puisque toutes deviennent également incertaines. Or cette indécision et cette inconsistance absolue dans les idées ne lui répugne pas moins que la présomption arrogante de ceux qui affirment ou nient catégoriquement. Il ne dira donc pas que telle chose est certaine, telle autre non; mais qu'elle est probable, ou qu'elle ne l'est pas. Et rien ne l'empêche d'admettre ce qui lui semble probable; il doit même le faire,

1. De off., I, 1, et ll, 2.

car toute discussion n'a pas d'autre objet que de découvrir et de reconnaitre ce qui mérite approbation. « Si tu ne veux pas m'accorder, écrit-il à son fils, que l'honnête est la seule chose qu'on doive rechercher pour elle-même, accorde-moi du moins que c'est ce qu'on doit rechercher par-dessus tout. Choisis celle que tu voudras de ces deux opinions; toutes deux sont probables, et, en dehors, aucune ne l'est. » «Notre académie, dit-il ailleurs, nous laisse une grande liberté, pour suivre ce qui nous parait le plus probable; nous pouvons même le soutenir, c'est notre droit1. »

Dans la morale pratique, Cicéron semble prendre parti résolument pour le stoïcisme. Peut-être aussi, sur la question des devoirs, sentant qu'il aurait pour lui, outre sa conscience d'honnête homme, celle de tous les gens de bien, craignait-il moins les attaques des sceptiques. Je vais suivre, dit-il, les Stoïciens. Et il explique pourquoi il les préfère ici aux Péripatéticiens et aux Académiciens: ceux-ci ont bien enseigné que l'honnête doit passer avant l'utile; cependant ce que disent les Stoïciens sur ce sujet a plus de force et d'éclat, splendidius: pour eux, tout ce qui est honnête est utile par là même, et rien n'est utile, s'il n'est d'abord honnête, tandis que les autres admettent des choses honnêtes sans utilité aucune, et des choses utiles dont on cherche en vain l'honnêteté. Cependant Cicéron sait éviter les paradoxes et les excès du stoïcisme. Il recule, par exemple, devant la doctrine des Cyniques, et, dit-il, des Stoïciens qui sont presque Cyniques: ceux-ci s'affranchissaient de toute honte et de toute retenue, sous prétexte de suivre, comme nous dirions, « la bonne loi naturelle ». Mais Cicéron leur oppose notre nature elle-même, mieux entendue et dégagée de tout appétit bestial. En homme de goût et de bonne compagnie, il se garde bien de suivre le Stoïcien Posidonius jusque dans certains détails de casuistique où celui-ci n'avait pas craint d'entrer.

1. De off., liv. I, c. 2; liv. III, c. 7 et 4. 2. De off., liv. 1, c. 2; liv. III, c 4.

3. De off., liv. I, c. 35; cf. c. 41.

4. De off.. I, c. 45.

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