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autre qui l'est aussi. Le sublime est le plus haut degré du beau : c'est une conception plus vaste, ce n'est pas la confusion, comme on l'a prétendu : l'Océan, la montagne, le fleuve, la forêt, le ciel ont leur ordre, leur proportion, leur unité. C'est faute d'une compréhension plus vaste que l'on prend les grands objets pour du désordre et que l'on écrit : « Considérée dans ses grands spectacles permanents ou éphémères, la nature n'est point belle, mais elle est sublime. Elle n'est point belle, parce qu'elle manque des conditions du beau, ordre, proportion, unité. Ni les étoiles du firmament, ni les arbres dans les forêts, ni les fleuves dans leur cours, ni l'Océan dans la prison de ses rivages, ni les continents dans leur étendue ne présentent ni une régularité apparente, ni ordre, ni unité. » Le firmament qui n'a pas de régularité ! La forêt qui n'est pas une unité! L'Océan qui n'est pas un, et le globe qui n'a pas de régularité !

Si le beau est partout, il faut bien qu'il soit perceptible: or le sens esthétique existe dans tout homme et évidemment à des degrés divers. Sans doute, à sa naissance, il est saisi de certaines facultés qui sont ses puissances de perfectionnement. L'éducation, qui représente à peu près un quart dans la perfectibilité humaine, lorsque la nature en réclame le reste, l'éducation ajoute à notre faculté esthétique, et d'après la nature et l'éducation on obtient une série d'esprits correspondante à la série esthétique, c'est-à-dire des esprits qui se haussent jusqu'au sublime, d'autres qui vont jusqu'au beau, d'autres encore qui s'en tiennent à la moyenne, qui est le joli et beaucoup pour qui les objets sont presque indifférents. Dans cette échelle des esprits, quels sont les plus heureux, demande-t-on toujours ? Là n'est pas la question, car on peut dire que celui qui a le plus de moyens pour jouir a aussi le plus d'aptitude à souffrir. C'est une question d'équilibre que chacun peut résoudre pour soimême. Mais, ce qui est certain, c'est que le malheur consiste sur- · tout à ne pas posséder ce qu'on aime.

Cette échelle du beau et des esprits est aussi celle des degrés de perfection. La perfection est la réalisation la plus complète des lois et des buts de la nature. Tout être est beau qui a la plénitude de ses qualités. Si on dit un beau cheval, on dit une belle pomme de terre, un beau crapaud. Nous entendons dire à Jersey : « Un beau gentleman de Jersey, » c'est-à-dire un crapaud, se paie à Londres un shelling pour la culture des jardins. L'imperfection représente une violation des lois de la nature; lorsqu'elle n'est que légère, elle peut produire un sentiment qui n'est pas sans charme, qui s'appelle le comique, mais qui n'est agréable que lorsque cette imperfection n'est pas en nous, lorsque notre égoïsme n'est pas blessé : un bossu

nous fait rire, si nous ne sommes pas bossus; un bossu ne rit pas d'un bossu. Il y a au fond, outre le côté comique, un égoïsme satisfait. Le comique disparaît et fait place à un tout autre sentiment, si la déviation de la loi est très prononcée : le bossu a fait rire; le cul-de-jatte inspire dégoût et pitié. Le rire semble propre à l'homme, quoiqu'on ait prétendu que certains animaux rient: il repose sur une légère imperfection, c'est-à-dire une légère déviation d'une loi de la nature et sur une imperfection que nous nous sentons heureux de ne pas avoir. En effet, le bossu ne rit pas du bossu. Son égoïsme ne trouve pas de satisfaction dans un vice de forme qui l'afflige, mais il en trouve une dans un autre sens : il n'est pas seul bossu, et il a un frère.

Nous aimons, nous admirons la force or, le beau est une force; c'est la plus puissante attraction qu'il y ait dans le monde. Pourquoi aussi le calembour fait-il rire ? Parce qu'il présente cette anomalie, cette déviation d'une loi du langage, qui donne simultanément deux sens à un mot. Quelle fatalité ! s'écrie M. de Bièvre sur un beau de son temps qui garde le lit étant malade! » A son plus haut degré est le sublime, il nous écrase, il nous attriste. Les grandes montagnes, les vastes horizons, la mer nous arrachent le cri: Ah! que je ne suis rien ! A son degré moyen, qui est le beau dans le sens propre, il nous anime, il nous remplit d'esprit, dans le sens latin et anglais, parce qu'il offre un type, un modèle auquel nous croyons pouvoir atteindre; il nous fait dire excelsior! L'amour est beau, parce qu'il est une force; la haine aussi a sa beauté: Othello est beau; Juvénal est beau très souvent. Pourquoi d'ailleurs? La haine, c'est de l'amour : je hais le mal de tout l'amour que j'ai pour le bien. Electre et Oreste en haïssant Egisthe aiment et vénèrent Agamennon, qu'ils veulent venger ! L'amour et la haine se superposent, sans se confondre; ils se mêlent dans une passion, qui est haine et amour à la fois, dans la jalousie.

Un idéal haul placé suppose un grand cœur et beaucoup d'imagination: c'est une force. Il fait les dévouements, les caractères indomptables, les âmes nobles. Il fait le génie des races d'imagination, les races celtiques, par exemple. Voyez la Bretagne : c'est la patrie de l'esprit de lutte, d'opposition, de résistance. Une seule rue de Saint-Malo a produit Châteaubriand, Broussais, Lamennais. C'est là le côté négatif; mais l'idéal crée aussi cette grande chose, le cachet des esprits supérieurs, l'initiative. Ces trois esprits furent aussi des initiateurs pour avancer, il faut d'abord ne pas reculer. La race bretonne abonde de ces sortes d'esprits. Voyez Pelage, voyez Abeilard, voyez Descartes, voyez tel hardi penseur de nos jours. Un idéal élevé fait les poètes : le génie de l'improvisation où

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subsiste-t-il encore? là où il y a une littérature populaire, en Ecosse, en Irlande, en Galles, en Bretagne, en pays celtique, chez les races brachycéphales.

Plusieurs éléments constituent la nationalité. La patrie se fait avec l'histoire, la loi, la religion, le sol, la langue. Oui, avec la langue surtout. La patrie bretonne persiste encore, parce que la langue y vit encore. La nationalité celtique se continue avec les langues celtiques. Pourquoi deux hommes sont-ils frères ? parce qu'ils ont le même idiôme. Les fleuves, les mers, la politique ne sont pas des barrières infranchissables. Au combat de Saint-Cast, Bretons et Gallois posent les armes et fraternisent. En Angleterre, Saxons et Normands finissent par s'embrasser dans le même idiôme. Voulez-vous détruire une nationalité ? commencez par travailler à supprimer sa langue; mais ce n'est pas l'affaire ni d'un jour ni d'une loi. C'est l'instituteur qui sera le conquérant. Les langues meurent cependant; mais de leurs cendres, de leurs détritus naissent d'autres langues qui n'auraient nulle raison de naître, si elles ne portaient en elles des éléments supérieurs de beauté, de briéveté, de sonorité, de couleur. Partie de l'imitation des bruits très variés de la nature, la langue, d'invention humaine, comme toutes les manifestations de la pensée, aspire à un idéal, toujours poursuivi, jamais atteint c'est d'approcher le plus possible de la rapidité de la pensée. Quiconque compare les langues analytiques modernes avec les langues anciennes doit trouver que, sous ce rapport, elles ont fait un grand pas vers ce but inabordable.

Je ne suis pas sûr que la poésie doive vivre longtemps encore. Autrefois, elle ne vécut que de mensonge : les poètes, c'étaient des enfants naïfs, des menteurs de bonne foi. Aujourd'hui, comme tout, elle tend à la vérité. Ce n'est plus que comme musique qu'elle se distingue de la prose. Mais qu'elle est peu de chose auprès de la musique même, cette langue immortelle, la plus haute expression de cette passion éternelle et l'unique passion, l'amour? Si vivre, c'est oublier, quelle force plus grande que la sienne nous enlève de ce monde, où la souffrance domine, dans le monde des enchantements et nous ravit à nous-mêmes ? Prométhées liés au pic aigu du Caucase, nous ne pouvons être arrachés que par Orphée aux souffrances du corps et de la pensée. L'art est un luxe, a-t-on dit; mais c'est un luxe nécessaire. Les plus utilitaires des peuples, les Romains, dans l'antiquité, les Anglais, dans les temps modernes, se sont donné ce luxe, ce soi-disant superflu. Il est vrai que ni l'une ni l'autre race n'ont été des races musicales. Grandes en tout, Rome et l'Angleterre n'ont pas produit de grands musiciens à Rome, les artistes étaient Grecs et Handel était Allemand. L'élément normand,

qui n'eut que très peu de sang scandinave, qui venait d'une race poétique, chevaleresque et musicale, semble avoir étouffé en Angleterre le génie saxon, sous le rapport de la musique, mais sans y étouffer l'amour et la pensée, ces deux grandes facultés de la race germanique, la première de toutes pour la musique. La France, fusion de tant de races, reste en presque tout dans une moyenne distinguée qui lui donne ce cachet social qu'on appelle amabilité et fraternité, et ce don de la forme qui s'appelle vulgarisation. Du reste, elle a eu sa vigueur; mais, race en partie latine, elle subit l'ascendant des races germaniques.

Chaque nation a eu son originalité pour la Grèce, c'est l'art; pour Rome, c'est le droit ; pour la Scandinavie, c'est la navigation; pour l'Angleterre, c'est la liberté; pour l'Allemagne, c'est l'idée ou la philosophie; pour la France, c'est la sociabilité. Aujourd'hui, les originalités pâlissent, les nations font dans leur sein la synthèse de ces spécialités. On voit poindre l'aurore de l'unification, dont un des symptômes est la formation des vastes nationalités. Il y a moins de place aux grands hommes : la masse monte. De toutes parts, l'humanité accélère sa marche dans son éternel voyage vers la liberté et l'égalité. Les riches sont moins riches, les pauvres sont moins pauvres. Le beau passe dans le domaine de tous la musique chante dans de vastes concerts; l'édifice privé fait place à l'édifice public; le jardin, le parc du noble, du riche, du roi, sont devenus le jardin, le parc de tout le monde. Quel souverain possède un bois de Boulogne ? des musées publics ? il n'y a plus de ville qui n'ait le sien. Les théâtres se multiplient, les églises surgissent et deviennent des musées. Si l'on n'appelle plus les guerriers des conquérants, plusieurs déplorent l'impossibilité d'avoir des grands hommes, des génies et regardent vers le passé. Mais vous qui pleurez ainsi, relisez les vers de Gray sur le cimetière du village: pour moi, dans l'universelle répartition des talents, je suis moins frappé du nombre de ceux qui émergent que du nombre de ceux qui sont engloutis. Pauvreté empêche génie de parvenir; ce fut la devise de ce pauvre martyr, Bernard de Palissy. Il travailla pour le beau, malgré lui, dans un siècle très artiste plus la civilisation monte, plus le beau s'impose; relativement à l'enfance des arts, on a pu dire qu'alors le superflu devient le nécessaire; donc alors le superflu n'est plus le superflu.

En esthétique, on ne peut pas plus nier l'influence du climat sur les esprits qu'on ne peut la nier pour les plantes. La poésie indienne est luxuriante et gigantesque comme la nature de l'Inde. Celle de Grèce est harmonieuse et limpide comme les mers qui la pénètrent; celle de Rome est grave et sévère comme la campagne de Rome; la poésie du Nord, sombre et mystérieuse comme le demi-jour de

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son climat. En France, où donc naissent tous nos poètes, tous nos orateurs, ces êtres passionnés à des degrés divers, car l'orateur, c'est la raison passionnée et la poésie, la dramatique surtout, ne serait-elle pas une déraison passionnée ? C'est dans la région du soleil, c'est dans le Midi. La Provence, à elle seule, a enfanté et nourri Massillon, Mascaron, Fléchier, Maury, et celui que Michelet appelle << le col de taureau, la force du Rhône, » Mirabeau. Voyez sur le sein de la Gironde cette touffe d'orateurs qu'on appelle les Girondins. La Normandie a Corneille; mais Corneille est sans doute une grande, une profonde intelligence, c'est un penseur, c'est un orateur subtil, un dramaturge qui a fait le Cid, mais qui n'eût pu faire la Phedre de Racine, ni le Roméo et Juliette de Shakspeare. Mais peut-on être poète sans l'amour et l'amour chez lui, à sa plus grande hauteur, c'est l'amante disant à l'amant : « Va, je ne te hais pas. » Aujourd'hui, nous concevons l'amour comme une chose sans partage, l'amour tout pour tout aimant à aimer, amans amare, comme dit saint Augustin. Nous aimons qu'il s'exhale en ces divins soupirs de dona Sol qui va mourir :

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Calme-toi. Je suis mieux. Vers des clartés nouvelles

Nous allons tout à l'heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d'un vol égal vers un monde meilleur.

Un baiser seulement, un baiser.

On a beaucoup parlé de nationalité comme une loi du théâtre; mais le progrès, surtout en France, du sentiment expansif de l'humanité, l'a rendue moins nécessaire, et de plus en plus le théâtre réalisera la maxime de Térence :

« Homo sum et à me humani nihil alienum puto. »>

Le mysticisme, qui est une des formes de l'amour, « amans amare,» selon l'auteur ou les auteurs de l'Imitation, « duobus alis sublevatur amor, » d'après le même livre, le mysticisme, l'ardeur divine, appartient encore aux contrées chaudes ou ardentes. C'est l'école d'Alexandrie qui a produit les Plotin, Proclus, Porphyre, Jamblique. Dans les temps modernes, le mysticisme est représenté par le suave Italien François d'Assise, qui disait : « Oiseaux, mes frères; » oui, les animaux « nos frères inférieurs » a dit un esprit exquis de nos jours; il est représenté par la nerveuse Espagnole, sainte Thérèse, par l'apôtre du pur amour, Fénelon. Toutefois, la famille germanique n'est pas étrangère au mysticisme, par exemple dans Boehm et Swedenborg, mais il ne s'agit ici que du mysticisme amour. Les ardeurs, les extases, les hallucinations sont

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