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Madame Edouard Le Héricher, née Digby, sa veuve, si bonne, si aimable, si distinguée, si sympathique,

Et Mademoiselle Marie Le Héricher, sa charmante et gracieuse fille.

Ces dames, d'un grand cœur et d'une haute intelligence, ont été, je le sais pertinemment, les collaboratrices aussi modestes que dévouées du chef vénéré qu'elles ont perdu et que nous pleurons avec elles.

Si je cite le nom de famille de Madame Le Héricher, c'est qu'il appartient à la noble nation anglaise qui, pour nous tous, habitants d'Avranches, est en quelque sorte la nation sœur, et pour laquelle notre regretté Président professait la plus entière admiration; admiration que les éminentes vertus de la digne compagne de sa vie et de ses travaux suffiraient seules à expliquer, mais qui prenait aussi sa source dans sa connaissance. approfondie de la langue, de l'histoire et de la littérature de nos voisins d'Outre-Manche. (Applaudissements).

LES SUSPECTS AVRANCHINAIS

1793-94

I

Afin de mieux retracer l'histoire de la Révolution, on fouille les archives, et on publie les documents qui y étaient ensevelis dans la poussière. J'apporte une pierre à cet édifice historique et il me semble opportun d'émettre une réflexion sur la manière d'employer utilement les matériaux découverts.

Les documents officiels des époques troublées se ressentent de la pression gouvernementale plus qu'en aucun autre temps, et le nom de Terreur, donné à la période la plus sanglante de la Révolution, suffit pour faire comprendre le manque de liberté de cette époque. Il n'y avait pas à plaisanter, ni à discuter avec la Convention. Juger les hommes d'abord, d'après les proclamations ou les écrits rédigés dans le jargon du temps, ce serait souvent les calomnier. Pour se rendre un compte exact des faits et des caractères, surtout dans les histoires locales, il faut descendre à des observations de détail, il faut étudier les événements, en rechercher les causes avec un soin minutieux.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas! Il faut en découvrir le nœud, en voir le but, et en apurer les circonstances. Dans les faits secondaires, l'histoire, même sur documents officiels, peut continuer d'être, suivant le mot du comte Joseph de Maistre, une conspiration perpétuelle contre la vérité, et elle pourra placer à tort, quoique de bonne foi, dans un camp, ceux qui pactisaient pour la cause opposée. Même avec les meilleures intentions, mais faute de connaître le pays et les hommes qui vivaient il y a bientôt un siècle, les historiens tombent dans d'étranges méprises, jugeant le passé d'après le présent, et attribuant à nos arrière-grands-pères les idées de la seconde moitié du XIXe siècle.

La seule vraie méthode historique, à mon avis, c'est de se tenir en dehors de tout parti-pris, et d'avoir pour maxime : « Amicus Cato, magis amica veritas. » C'est de comprendre les do

cuments à la lumière du jour qui les inspira; c'est de lire entre les lignes ce qui ne pouvait être exprimé, mais ressort clairement de la connaissance des caractères et des situations; c'est, en un mot, de citer les documents avec exactitude, de raconter les faits avec vérité, et de conclure des divergences qui se rencontrent parfois entre les actes et les paroles, quels furent les mobiles des unes et des autres, en ceux qui ne conformèrent pas leurs actions à leurs discours. Pour ce qui est de la Révolution dans nos parages, assurément les historiens étrangers ne peuvent atteindre ce résultat d'eux-mêmes et sans le secours de ceux de nos compatriotes qui connaissent cette époque par les récits des contemporains.

J'ai déjà exprimé sommairement ces idées dans la notice sur Granville, à laquelle notre Accademia a daigné décerner les honneurs de ses Mémoires. A ce sujet, notre vénéré confrère, M. l'abbé Daguenet, qui connaît si bien le vieux Granville, m'écrivit, dans une lettre trop élogieuse, que ce travail lui paraît compléter bien des choses mal comprises ou omises par mes devanciers, dont certains ont le défaut d'avoir complètement méconnu l'esprit granvillais.

Les lettres qui font l'objet de la présente communication peuvent être apportées en preuve de la théorie que je défends. Nos compatriotes avaient été arrêtés en vertu de la loi des suspects, et sans qu'on pût leur reprocher de s'être soulevés contre le gouvernement. Ces lettres émanent d'un de ces suspects, auquel on faisait un crime de lèse-nation de son attachement pour la royauté et pour la religion, ainsi que de son habitude de réciter chaque jour, en tout ou en partie, l'office canonial du Bréviaire, suivant une pieuse habitude des chrétiens d'autrefois. Ces sentiments étaient vrais, et sa conduite, après comme avant son incarcération, en fait foi. Cependant, dans cette correspondance, le nom et la pensée de Dieu ne figurent aucunement, quoiqu'il soit si naturel aux malheureux d'invoquer le secours d'en haut, et l'éloge du gouvernement est souvent répété. D'après ses lettres, on conclurait naturellement que l'auteur approuvait le parti qui succédait à Robespierre, et qui pour être moins sanguinaire était loin d'être modéré. Mais si on réfléchit que cette correspondance passait sous les yeux des directeurs des prisons, et si on pense que la vie des détenus dépendait de gouvernants peu respectueux des droits de leurs adversaires, on comprend aussitôt la valeur exacte de ces déclarations, et on reconnaît l'esprit de prudence qui les dicta, de manière à s'en tenir à de vagues assurances sans renier les anciennes convictions.

II

Le conventionnel Lecarpentier parcourut en proconsul, pendant l'été et l'automne de 1793, les Côtes-du-Nord, l'Ille-et-Vilaine et la Manche, et y opéra de nombreuses arrestations de suspects. Il fit changer en maison d'arrêt, suivant un euphémisme du temps, l'évêché d'Avranches. Ce palais, à l'extrémité de la PlateForme, présente deux étages en contre-bas sur le jardin, dans lesquels avaient été installées les cuisines avec toutes leurs dépendances de caves, caveaux et offices. Ces deux étages furent destinés à recevoir les suspects, desquels les uns passèrent neuf mois dans ces prisons improvisées, pendant que les autres restèrent aux arrêts forcés dans leur maison avec un garde.

Les écrous des détenus étaient rédigés de la manière suivante sur le registre de la Maison d'arrêt du District:

« L'an 1793, l'an deuzième de la République Française une » et indivisible, Nous Jean-Baptiste de L..., et Julien S..., offi» cier municipal et notable de la commune d'Avranches,

» En conséquence du Mandat d'arrest à nous remis cejour» d'huy par les Membres du Comité de Surveillance de la section » de l'Oratoire, avons écroué sur le présent registre le sieur..., » laissé par nous à la charge et garde du citoyen C..., » Avranches, le six octobre 1793, deuzième de la République » Française une et indivisible. »>

Signé S... DE L....

Les détenus restés chez eux furent arrachés brusquement à leur domicile dans la nuit du 4 thermidor an II, et réunis à ceux de l'Evêché; puis tous ensemble furent déférés au Tribunal Révolutionnaire par un arrêté de Lecarpentier, en date du 5 thermidor. D'après cet arrêté, que je n'ai pas vu, et d'après les récits des familles des suspects, ceux-ci devaient être au nombre de 32. La liste que j'ai sous les yeux ne contient que 28 noms. Il est à présumer que les quatre manquant recouvrèrent leur liberté dès les premiers jours de leur arrivée à Paris. De ce nombre devait être M. Louis-Jules Boëssel du Buisson, ancien juge au bailliage et ancien maire d'Avranches.

Le 7 thermidor an II, ou 25 juillet 1794, les suspects montèrent dans les chariots, escortés par les gendarmes, qui devaient les conduire à Paris, au milieu des huées et des cris des Jacobins des départements qu'ils allaient traverser.

Le registre des écrous porte en marge la mention suivante : << Du 7 thermidor l'an 2o de la R. F., certifions avoir tiré de la

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» maison d'arrêt les nommés... pour être conduits au Tribunal » Révolutionnaire de Paris, par ordre du Représentant (1) du » Peuple Lecarpentier. »

Signé FIERVILLE, maréchal-des-logis.

Aller au Tribunal Révolutionnaire, c'était marcher à la mort. Par bonheur, on était à l'avant-veille du 9 thermidor, et ce triste convoi n'était encore qu'aux environs de Lisieux, quand lui arriva l'heureuse nouvelle du renversement de Robespierre. Il n'en continua pas moins sa marche, et fut écroué dans les prisons du faubourg Saint-Jacques, établies dans l'ancien collège du Plessis, et appelées par une dérision impie la Maison Egalité de la rue Jacques. On ne voulait pas plus des saints que des honnêtes gens.

Le 9 thermidor avait rendu courage aux parents des prisonniers, et M. Joseph Lesplu-Dupré, décédé Procureur du Roi à Avranches, et Membre de l'Ordre du Lys, le 30 septembre 1819, à l'âge de 63 ans, s'empressa de se rendre à Paris, pour mettre sa capacité et son activité au service de son père et de ses codétenus. Sa correspondance nous introduit dans les prisons au lendemain de la Terreur, et elle pourrait fournir quelques coups. de pinceau à ceux qui tentent de retracer un tableau fidèle de la société française en ces jours de tempête.

(1) Les copies remises aux détenus portaient les visa suivants :

« Les présents extraits conformément audit registre certifié véritable par » moy concierge de la maison d'arrêt des hommes soussigné. Ce 15 fructidor 2e année républicaine.

PELTIER, Conc.

» Nous Maire et Officiers Municipaux de la commune d'Avranches sous>> signés certifions que la signature ci-dessus est celle du citoyen Peltier, > concierge de la Maison d'arrêt des hommes, que foy doit y être ajoutée, » pourquoy nous avons signé le présent. En la maison commune d'Avran» ches, ce 15 fructidor l'an second de l'ère républicaine. »

Suivent cinq signatures d'Officiers Municipaux et du Greffier.

• Vu et légalisé les signatures ci-dessus en séance publique à Avranches, > le quinze fructidor l'an deux de la République une et indivisible. »

Suivent quatre signatures des Membres du District.

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