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terons la théorie : « Ce qui domine principalement dans cette partie, c'est le visage. Il n'y a sorte de mouvement et de passion qu'il n'exprime. Il menace, il caresse, il supplie, il s'attriste, il s'égaie, il est fier, il est humble, il aime, il hait et souvent il dit plus de choses que n'en pourrait dire le discours le plus éloquent. Mais le visage lui-même a une partie dominante, ce sont les yeux. C'est par eux surtout que notre âme se manifeste sans même qu'on les remue; la joie les rend plus vifs et la tristesse les couvre comme d'un nuage. Ajoutez que la nature leur a donné les larmes. >>

C'est par la prédominance de la logique et de la raison que le discours se distingue des autres branches de l'art d'écrire; sa puissance artistique vient de sa complexité participant de tous les autres arts, il accumule la force et la jouissance. C'est Lamennais qui a bien mis en lumière ce point de vue, dans l'Esquisse d'une philosophie, un livre où il y a bien moins d'esthétique que d'histoire de l'art, mais qui est trop éloquent et trop poétique pour gagner la confiance du penseur. « L'art oratoire a quelque chose de tous les autres arts quelque chose de l'architecture, par la disposition, la structure de l'édifice entier du discours; de la sculpture et de la peinture, par la pose, le geste de l'orateur, l'expression des traits; de la danse, par l'harmonie des mouvements; de la musique, par l'accent de la voix et le rhythme de la déclamation. » C'est le même qui a dit encore : « Ce ne sont pas les choses dites qui remuent: c'est la voix, l'accent, le regard, le geste. Il en est ainsi au théâtre et l'acteur, en effet, ne diffère de l'orateur qu'en un point: celui-là imite et celui-ci exprime la réalité même. » La tragédie classique française offre avec l'art oratoire un rapport de plus, celle de Corneille surtout, un grand plaideur normand, c'est qu'elle est moins l'image de la vie qu'une série de discours, de plaidoyers, où l'adversaire écrase triomphalement l'adversaire, plus sous le poids des arguments qu'il ne le courbe sous l'influence de la passion.

Enfin je tire d'un livre qui a fait de la logique une démonstration rigoureuse et mathématique, des Méthodes dans les sciences de raisonnement, par un professeur de l'Ecole polytechnique, M. Duhamel, une adhésion marquée par le principe de Descartes, de n'admettre comme vraie que la chose qui lui paraissait évidente: « Ce précepte, dit-il, qui nous paraît aujourd'hui si simple, a été à cette époque un immense progrès. En apprenant à chaque homme qu'il a en lui ce qui est nécessaire pour connaître la vérité, il a rendu la liberté à l'esprit humain; il l'a affranchi du joug des doctrines imposées et lui a donné un guide sûr qui l'empêchera de s'égarer et de ne pas se prononcer sur des matières où le sentiment de l'évidence lui fera défaut; car Descartes admet et proclame hautement ce principe que

Dieu n'a pas voulu que l'homme fût le jouet d'illusions perpétuelles. D'où il suit que la libre discussion de la vérité ne peut avoir pour résultat final une anarchie pire que le despotisme, mais l'assentiment unanime des esprits aux vérités, auxquelles le Créateur a voulu que l'homme pût être initié. » Toutefois, l'évidence de Descartes n'est qu'une adhésion individuelle à ce que l'on croit vrai on peut, on doit douter de ses lumières, et il faut alors appuyer sa certitude sur les vérités acquises par l'humanité.

E. LE HÉRICHER.

LA CLOCHE DE LA SÉMONDIÈRE

Le manoir de la Sémondière est situé dans la commune de Brécey, à un kilomètre au nord-ouest du bourg. Il se remarque par l'énorme épaisseur de ses murs et par la forme très allongée de sa toiture, commune au XVIIe siècle. Sur le linteau de la porte d'honneur, ouvrant sur un perron garni de rampes en fer forgé, on voit encore la marque de l'écusson des Brécey, sieurs de la Sémondière, qui portaient : « de gueules à deux badelaires d'argent, placées en sautoir. »

Le principal agrément de cette résidence déjà ancienne est le jardin rectangulaire attenant au midi de la maison et entouré des trois autres côtés par un canal ou réservoir à poisson. Un pont de bois, jeté sur la partie transversale, fait communiquer ce premier jardin avec un second appelé le Fruitier. Cette ingénieuse disposition a permis de s'enclore sérieusement sans se priver de la charmante vue des prés, des champs et des chaumes perdus dans la verdure des bois.

La terre de la Sémondière était une aînesse du fief de la Bourserie ou de Launay, en Brécey, fief dépendant de la célèbre abbaye de Savigny, dans le doyenné du Teilleul. La sujétion consistait en une rente seigneuriale de 24 boisseaux de froment et de 2 livres 19 sols 4 deniers, que le sieur de la Sémondière devait payer annuellement à ladite abbaye.

Cosme de Brécey, sieur de la Sémondière, obtint des lettres de confirmation d'anoblissement en janvier 1670. Son aïeul, François de Brécey, avait, en effet, été anobli en 1616; mais il avait négligé de faire enregistrer ses lettres de noblesse, ce qui en faisait perdre l'effet.

Le dernier représentant de cette famille à la Sémondière fut: Françoise-Laurence de Brécey, qui était veuve, à la fin de 1768, de Jean-Baptiste Ruault-Coutances, en son vivant lieutenant d'une compagnie d'Invalides de la garnison du château de Saint-Malo, demeurant à Solidor, dans la paroisse de Saint-Servan, faubourg et évêché dudit Saint-Malo.

En 1811, les héritiers bénéficiaires de la défunte dame de la Sémondière étaient ses deux fils Julien-Claude-Marie Ruault-Cou

tances, chef des mouvements maritimes du port de Saint-Malo, domicilié à Saint-Servan, et Louis-Charles Ruault-Coutances, lieutenant des vaisseaux de Sa Majesté.

Le samedi 26 août 1815, à l'audience publique du Tribunal civil d'Avranches, sur la réquisition de l'avoué de Julien-Claude-Marie, devenu aussi héritier bénéficiaire de son frère cadet, l'officier de vaisseau, né en 1763, la Sémondière, vendue aux enchères, fut adjugée à M. François-Jean du Buat, demeurant pour lors à La Mancellière, où il avait épousé, l'année précédente, Monique-LouiseBonne de Tesson.

M. du Buat, ex-capitaine d'infanterie, Chevalier de Saint-Louis, mourut à la Sémondière en 1860, sept ans après sa compagne. Depuis cette époque, la cloche de l'antique manoir est restée muette comme en signe de deuil. Descendue dernièrement de sa position élevée, j'ai pu y relever l'inscription suivante :

IAY ETE FAITE PAR LES SOINS ET GRATIFICATIONS DV R.PERE CLAVDE DE SENEE PRIEVR DV CONVENT DES IACOBINS DU MENILGARNIER & DV RP. IEAN BERTOT SOVPRIEVR & PROCVREVR & DES RRPP. PIERRE MOILLET PROFESSEVR EN PHIL. & PREDICATEVR IEAN NOBLET PROFESS. EN PHILOS. BENITE PAR LE R.P CLAVDE DE SENEE Pr & NOMMEE CLAVDE IEAN PAR LES DITS RPP & SOVPRIEVR POVR SERVIR A LA CHAPELLE DE BOISFROVLT APARTENANT AVDIT CONVANT.

et au-dessous d'une croix de calvaire tréflée :

IVLLIANVS HVARD ME FECIT 1730.

Le Boisfroult était un fief de la paroisse du Tanu, près de La Haye-Pesnel, possédé par les Dominicains ou Jacobins du MesnilGarnier, qui y avaient manoir, chapelle et colombier. Il ne reste plus une seule pierre de cette chapelle qui a été probablement démolie en 1793 ou 1794.

Le 5 mai 1790, le maire du Tanu s'était déjà transporté, avec d'autres officiers municipaux, au manoir de Boisfroult, pour inventorier les objets mobiliers appartenant aux religieux. La cloche est portée sur l'inventaire comme se trouvant encore à sa place dans le campanile de l'oratoire, dès ce moment dépourvu de ses ornements sacerdotaux.

Le couvent du Mesnil-Garnier, fondé en 1619 par Thomas Morant,

seigneur et baron de celte paroisse, située entre Villedieu et Gavray, a été aussi entièrement détruit.

Cette cloche monastique n'était certes pas déplacée à la Sémondière du vivant de Mme du Buat. Ses appels pour la distribution des aumônes succédaient aux différents sons pour le service ponctuel du logis où, suivant la coutume des vieilles familles patriarcales, maîtres et serviteurs récitaient les prières en commun.

Dans sa notice sur la paroisse du Buat, parue dans l'Annuaire de la Manche de 1882, M. Hippolyte Sauvage cite cette touchante inscription d'une tombe dans le cimetière de la commune de La Mancellière, voisine de la précédente :

<< Mme du Buat, née de Tesson, mère des pauvres et des affligés, » épouse de M. du Buat, ex-capitaine d'infanterie, chevalier de » Saint-Louis, décédée en 1853. »

Mais le savant auteur de la Revue historique, archéologique et monumentale de l'arrondissement de Mortain rapporte à tort cette épitaphe à Louise de Tesson, née en 1745, veuve, en 1771, de Charles du Buat, seigneur et patron de la paroisse du Buat. Cette dame appartenait à la branche des Tesson de Lestang au Buat qui, précisément par suite de cette union, hérita de la terre du Buat et la posséda jusqu'à son extinction, en 1835. Cette branche était issue, comme celle de La Mancellière, de la tige de la Guérinière, en SaintMédard de Cellant, aujourd'hui le Grand-Celland, près de Brécey; mais leur séparation remontait au XVe siècle. De la sorte, Louise et Monique de Tesson n'étaient, de leur côté, parentes qu'au 19° degré, tandis que leurs maris étaient oncle et neveu.

J'ai pensé que je devais, puisque l'occasion s'en présentait si naturellement, rectifier l'erreur signalée plus haut, afin de rendre à Mme du Buat de la Sémondière l'éloge qui lui appartient.

ALFRED DE TESSON

Capitaine de frégate en retraite.

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