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Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin,

Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.

Ici encore on dit un mot pour un autre, on émet une idée pour en faire entendre une autre, il y a donc figure, il y a fiction. L'Anacoluthe, ou construction non suivie, semble être une variété de la Syllepse, un mot y tient la place d'un autre; on suspend une idée commencée pour lui en substituer une autre qui a des rapports avec elle, comme dans cette phrase de Bossuet sur Henriette de France: << Issue de cette race, fille de Henri-le-Grand et de tant de rois, son grand cœur a surpassé sa naissance. » Ici le grand cœur d'Henriette tient la place d'Henriette elle-même ; c'est un mot pour un autre. Ainsi la phrase régulière serait : « Issue de cette race, fille etc., Henriette, par son grand cœur, a surpassé sa naissance. » C'est le génie qui brise les règles, assouplit les formes, trompe l'attente et la satisfait. La position du premier mot de cette phrase est elle-même une hardiesse, relative aux règles de la logique.

Je trouve un exemple d'anacoluthe assez intéressant dans les Dialogues de Fénelon sur l'éloquence : « Je l'ai ouï dire à beaucoup de gens de bien que l'Ecriture sainte n'est point éloquente. » Cette forme aide à expliquer le it pléonastique, assez fréquent en anglais. Il y a peu d'exceptions dans une langue dont on ne trouve de spécimens dans une autre elles sont en germe dans l'esprit humain et peut-être plus tard elles deviendront des règles, de sujettes des reines, en vertu de la loi de la lutte pour l'existence, qui régit aussi bien les mots que les êtres animés. L'étrange datif attributif qu'on trouve dans les langues anciennes, n'en avons-nous pas, avec son sens indéfinissable, mais marqué, de nombreux exemples en français; ainsi dans ce vers de Boileau : « Prends'moi le bon parti : laisse là tous tes livres, » et dans ce vers de La Fontaine : « On lui lia les pieds, on vous le suspendit, » et sans cesse dans le langage populaire. Mais revenons à nos figures de mots.

La troisième est l'Hendyadys, dont le nom signifie une chose par le moyen de deux; c'est, en effet, car l'étymologie est presque toujours la meilleure définition, une figure par laquelle on exprime une idée unique par deux termes : il y a dualité d'expression et unité d'idée dans l'esprit : c'est donc bien une figure, une fiction, puisque j'ai l'air d'exprimer deux idées et en réalité je n'en exprime qu'une. C'est par cette hendyadys «cueille la fleur du jour, » qu'on a traduit le carpe diem d'Horace, à la fois poétiquement et fidèlement ici jour et fleur ne sont pas distincts: c'est une fleur qui est un jour, c'est un jour qui est une fleur. Voici un autre exemple: «Elle suspendit sa poupée dans le hamac de son chapeau »

(J.-B. d'A.), c'est-à-dire que hamac et chapeau sont une seule et même chose.

Les Tropes sont des mots à signification indirecte, c'est-à-dire qui perdent leur signification propre pour en prendre une qui ne leur convient qu'en vertu d'un rapport.

Cette partie de la rhétorique est obscure, compliquée, arbitraire dans la plupart des livres. Presque tous les exemples allégués en faveur des tropes, spécialement de ce qu'on appelle Métonymie, se ramènent à trois points de vue: 1° l'Ellipse, 2o l'Abstraction, 3o le Sens poétique, c'est-à-dire exalté, d'expressions, qui, le plus souvent, doivent être prises à la lettre, si on se met au point de vue de l'imagination et de l'intention du poète ou de l'orateur. Pour nous, il nous semble qu'il n'y a guère que deux tropes, la Métaphore et la Synecdoque, parce qu'il n'y a que deux rapports qui unissent les deux sens dans tous les termes figurés, un rapport de ressemblance, extrêmement fréquent, et un rapport de connexité d'existence, rapports auxquels on peut, pour la symétrie et l'usage, ajouter un rapport de correspondance, c'est-à-dire la Métonymie. Cette perception de connexité d'existence propre à la Synecdoque, je la dois à mon professeur de Rhétorique, M. l'abbé Tollemer, esprit très distingué, et du fond de mon vieil âge je me plais à évoquer ce lointain souvenir.

La Métaphore est un trope qui consiste à donner à un mot une autre signification que sa signification propre, en vertu d'un rapport de comparaison et de ressemblance qui reste dans l'esprit et qui suppose l'existence distincte des deux objets.

Si vous dites d'un homme «il est comme un lion, » c'est une comparaison et le rapport de ressemblance est exprimé; si vous dites « c'est un lion, » c'est une métaphore le rapport n'est pas exprimé. Dans ces vers du Chêne et du Roseau, de La Fontaine,

Il fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

il y a deux mots, tête et pieds, qui semblent avoir perdu leur signification propre et humaine pour signifier cime et racine. Voilà l'explication prosaïque, froide et commune. Mais pourquoi ne pas prendre à la lettre ce que le poète nous donne à la lettre ? Pourquoi ne verrait-il pas là, dans une aperception vague, quelque chose qui ressemble plus à une tête humaine, à un pied animal qu'à tout autre objet ? Granville et consorts paraissent avoir mieux compris La Fontaine en donnant des formes plus animales encore que végétales aux végétaux vivant et parlant. Quiconque sent la poésie et comprend

la foi, la crédulité, la force de création du poète, ne sera peut-être pas éloigné d'accepter ce point de vue, d'après lequel il n'y aurait plus de figures, mais de simples réalités. Voici encore deux vers de Hugo:

Le siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte,

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.

Cette poésie recevrait-elle sa vraie interprétation si l'on disait que Rome est pour Empire, Sparte pour République, Napoléon pour Empire, Bonaparte pour Consulat ? Le poète n'a-t-il pas vu une ville réelle, simple, aux architectures fortes et sobres, puis une cité brillante, peuplée de soldats, le type de Napoléon empereur perçant sous la figure du Consul? Sans doute il n'a pas vu les choses de cette manière nette, mais il les a vues dans le vague, le lointain, l'à peu près de la poésie.

Quand la métaphore est continuée, comme dans l'ode, ô Navis, d'Horace, elle prend le nom d'Allégorie : J'ai déjà nommé l'ode de Hugo à Lamartine, ou l'allégorie des deux navires. Soumises à cette critique, presque toutes les figures s'évanouissent et font place à des réalités. Quand Bossuet dit de Condé à Rocroy : « Il s'élance » et dit : « Je le vois : il s'élance, » ne lui demandez pas autre chose que sa parole vous n'avez pas le droit d'en douter. L'Hyperbole, elle aussi, représente une réalité : c'est un mensonge de bonne foi.

Il y a un autre point de vue encore. Certaines littératures, les classiques, certains esprits affectionnent les termes abstraits généraux, vagues, et d'autres littératures, celles dites romantiques, aiment les expressions concrètes, réalistes, nettes. A la première classe appartient ici Tête et Pieds, termes plus généraux que cîme et raçine, comme dans l'exemple ci-dessous; Fer est plus général que boulet, et Airain plus général que cloche. Dans les deux vers de Hugo au contraire, Rome est un mot particulier par rapport à Empire, Sparte par rapport à République, Bonaparte par rapport à Consul. Il n'y a donc au fond que des rapports dans la compréhension, mais toutefois entre des objets qui ont de la ressemblance. La vraie poésie de la métaphore, c'est de faire coup double : « c'est un lion >> veut dire que ce n'est ni un lion ni un homme, mais un être qui tient, objectivement, de l'un et de l'autre. C'est une image qui est fantastique, il est vrai, mais c'est une image, d'une réalité vague et passagère.

La Synecdoque est un trope par lequel on donne à un mot une signification qu'il n'a pas, en vertu d'un rapport de connexité inséparable d'existence le sens étymologique de ce terme est compréhension: il représente en effet l'idée abstraite, générale, et

relativement compréhensive. Ce rapport, à peu près unique, s'établit entre une chose et la matière dont elle est faite, lorsqu'on dit le Fer pour le glaive ou le boulet, l'Airain pour le canon, la cloche. C'est Lamartine, plus classique de style que Hugo, qui a dit :

Et l'aile de la mort sur l'airain qui me pleure

A sons entrecoupés frappe ma dernière heure.

En effet, on ne conçoit pas de glaive sans fer, ni de cloche sans airain. Toutefois, il y a ici une asbtraction : le poète faisant abstraction de la forme, de la couleur, ne voit que la matière brute, car on ne peut pas lui demander autre chose que ce qu'il dit. Dès lors, il n'y a plus deux objets, deux idées : il n'y a plus de figure.

La Métonymie repose sur un rapport de correspondance entre deux objets, qui ont une existence distincte, et son acception étymologique est changement de nom. La métonymie la plus fréquente, c'est celle de la partie pour le tout. On cite: Cent voiles pour cent vaisseaux; mais celui qui s'exprime ainsi ne voit que les voiles et pas les vaisseaux et il ne peut nommer que ce qu'il voit. Du vaisseau, en toute vérité, à distance on ne perçoit que la toile. On cite d'assez nombreuses métonymies des auteurs latins, comme spécimens de la cause prise pour l'effet la Cererem corruptam, le Bacchum de Virgile, etc. Toutefois, nous ignorons l'histoire de ces expressions qui, comme notre mot Champagne, sont le produit d'une ellipse, du besoin de parler vite, car celui-ci ne laisse pas dans l'esprit d'autre idée que celle de Vin de Champagne. Du reste, qui oserait dire que l'expression de Virgile, « implentur veteris Bacchi » égale « implentur veteri vino. » C'est un Dieu qu'ils portent dans leur sein.

On dit que de ces trois tropes, la Synecdoque et la Métonymie n'affectent que le substantif et que la Métaphore affecte le substantif, l'adjectif et le verbe. On les réunit quelquefois tous trois dans cet exemple : « l'airain vomit la mort. »

En résumé, il n'y a guère que l'Ironie qui puisse, comme figure, résister à l'analyse et à la critique. Comme elle dit le contraire de ce qui est, elle est vraiment une figure, un mensonge, une fiction.

Le couronnement de l'art oratoire, c'est l'action. Les Anciens appelaient l'Action la parole du corps. Comme on demandait à Démosthène quelle chose a la meilleure place dans l'éloquence, il répondit : l'Action. Et la seconde ? l'Action. Et la troisième? l'Action. Faible en tant qu'invention, disposition, élocution, un discours peut être grand et fort par l'action, dans certaines circonstances et devant certains auditoires, par exemple devant la foule : « Que faut-il, dit Buffon, pour émouvoir la multitude et l'entraîner? Un ton véhéinent,

rapide, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. »

L'Action se compose de la Voix, du Geste, de la Physionomie.

<< La voix, dit Cicéron, a autant d'inflexions qu'il y a de sentiments et c'est elle surtout qui les communique... L'orateur qui aspire à la perfection fera donc entendre une voix forte, s'il doit être véhément; douce, s'il est calme; soutenue, s'il traite un sujet grave; touchante, s'il veut attendrir. » Celui qui donne ces préceptes, réussissait surtout par la douceur de ses inflexions. Le timbre de la voix, qu'on ne se donne pas, mais que le travail et l'art modifient, est sans doute ce qui exerce la plus grande influence sur la masse des auditeurs; il y a des timbres qui ont le charme, la séduction : trois fois heureux l'orateur, le poète, l'acteur, l'homme, la femme qui ont l'organe musical, sonore, vibrant, qui va remuer toutes les fibres du cœur. C'est un des principaux éléments de ce je ne sais quoi que les Latins appelaient auctoritas, que nous appelons «< ce qui vous empoigne, » que les Anglais nomment prepossession.

Les rhéteurs de l'antiquité, spécialement Cicéron, ont donné des préceptes minutieux sur le Geste, pour les circonstances les plus variées. Il est évident que le détail de cette chose ne s'apprend pas, et qu'il gênerait et glacerait la pensée elle-même. Ce qu'on peut enseigner, ce sont quelques principes généraux, car chaque homme a sa manière et des gestes différents conduisent souvent au même résultat. Pour Hamlet, par exemple, de grands acteurs y ont excellé, avec un personnage tout à eux. Ces principes généraux nous les empruntons à un grand artiste, élève de Roscius, au Rhéteur-Orateur, à Cicéron: « Le geste doit être en harmonie avec le ton. L'attitude du corps dépend du mouvement de la pensée. La nature doit être le guide de l'art; c'est elle qui, dans la démonstration, pousse la tête et le corps en avant, comme pour nous rapprocher de ceux que nous voulons instruire; c'est elle qui ajoute à la force de nos paroles par l'énergie du bras qui s'étend vers l'auditeur et qui précipite les mouvements réguliers de la main, marquant alors, par sa rapidité symétrique, l'essor et l'enchaînement des arguments; c'est elle qui projette nos deux bras, élevés ou abaissés en lignes parallèles, pour maudire ou pour bénir; c'est elle enfin qui retient le corps immobile pour exprimer le recueillement et le calme de la pensée. » Ces détails par trop formalistes sont bien à peu près d'un temps où Tiberius Gracchus, pour prendre le ton de son exorde, se faisait donner l'intonation par un joueur de flûte, placé à son côté.

La physionomie, qui est le miroir de l'âme, et l'œil qui est le siége principal de la pensée, forment une des parties importantes de l'action: « in ore sunt omnia. » C'est à Quintilien que nous en emprun

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