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LA RÉFORME DE L'ORTHOGRAPHE

Lorsqu'il y a quelques jours, le hasard me fit ouvrir la Revue des Deux-Mondes sur l'étude de la réforme de l'orthographe, par M. Michel Bréal, j'étais loin de m'attendre à l'intérêt que m'a causé cette lecture. Et pourtant, il faudrait n'avoir jamais consulté piteusement un dictionnaire sur l'orthographe envolée d'un mot souvent très usuel pour ne pas comprendre l'utilité de cette révision - peu passionnante, sans doute, mais urgente.

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L'ensemble des conclusions de l'éminent écrivain -plus modéré peut-être que M. Havet et que beaucoup d'autres - paraît se résumer ainsi : Simplifier sans détruire, ne faire obtenir force de loi, c'està-dire sanction académique, qu'aux modifications passées dans un usage journalier, n'admettre enfin que les plaintes résultant d'un referendum en quelque sorte unanime.

C'est, en un mot, suivant son expression même, un sage, un modéré, un centre. Bien que mon tempérament me porte un peu aux extrêmes, je me garde de lui donner tort; il serait fou de risquer de ne supprimer des complications anciennes que pour leur en substituer de nouvelles et de liguer contre des réformateurs faisant une besogne utilitaire - je devrais dire patriotique - une multitude de gens de 30 à 40 ans, obligés d'apprendre une nouvelle orthographe alors qu'ils ont eu tant de mal à ne pas savoir très bien l'ancienne.

L'épigraphe d'un pareil travail doit être hardiesse et prudence. Néanmoins, il y a quelque chose à faire, c'est certain. Une idée pareille n'est pas dans l'air depuis longtemps, les fantaisies orthographiques d'hommes illustres ne sont pas un des petits côtés gais de l'histoire, certaines anomalies enfin ne sautent pas à l'œil plus « laudator temporis acti » sans qu'il y ait à s'occuper de la question.

C'est ce que je vais faire avec une compétence moins grande que l'éminent écrivain, mais avec conscience, modestie, sans parti-pris, en humble qui apporte sa petite pierre à l'édifice commun, faisant le bien pour le bien, sans souci des conséquences de son acte.

Dans ce travail, que je ferai le plus bref possible, j'étudierai les points suivants: Dans quel sens la réforme doit-elle être dirigée, par qui elle doit l'être, quelles en seraient les conséquences, notamment au point de vue littéraire.

Dans un siècle pressé, où la lutte pour la vie domine tout, il faut assimiler à l'enfance, le plus vite possible, un minimum de connaissances lui permettant de marcher.

De tous les moyens d'action, le premier à lui faire connaître est évidemment la langue maternelle sans laquelle tout le reste demeure lettre close pour lui. Donc, cette langue doit être simple, c'est-à-dire

composée du minimum de signes écrits ou parlés, ne prêtant qu'au minimum d'équivoques.

Les difficultés à vaincre sont ici de deux sortes: ORTHOGRAPHE USUELLE ET GRAMMAIRE.

Moins pour les signaler toutes, ce qui demanderait un long travail, que pour indiquer ma méthode de renversement de cette nouvelle Bastille, j'en vais étudier quelques-unes.

Prenons la question ab ovo et faisons la revue de l'alphabet.

Dans pas mal de cas, certaines lettres ont le son de quelques autres ; le tableau ci-dessous le fait voir :

a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v x y z

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cet s dur ont des sons identiques; g prend souvent le son de j et suivi de ea ou eo le prend toujours. K n'a jamais que le son de q ou c sans cédille; q forme double emploi avec ces derniers; suivi d'un i, t prend très souvent le son de s dur ou c cédille; x en fin de mot sonne comme l's doux ; y fait double emploi avec i et z avec l's doux.

Dès maintenant donc, sans changer la prononciation, c peut disparaître, remplacé par q lorsqu'il sonne ainsi et par s dur lorsqu'il a le son que lui donne une cédille. Dans les circonstances indiquées ci-dessus, g peut se remplacer par j; k peut s'éliminer complètement; partout où le t a le son d's dur ou e cédille, on peut lui substituer l's dur; x en fin de mot peut se remplacer par l's doux ou mieux par z et n'être maintenu que quand il conserve le son double qui est sa raison d'être; y peut se remplacer partout par i et s doux par z. Voilà donc l'alphabet débarrassé de c, k, y, et les lettres qui restent ont chacune un son déterminé, sans ambiguité possible.

Rien que ces simplifications seraient un bienfait pour l'étranger qui apprend notre langue et l'enfant dont le magister meuble le petit cerveau; mais, pendant que nous y sommes, allons plus loin.

Vouloir faire du langage écrit la reproduction absolue du langage parlé, comme le veulent les phonétistes intransigeants, ne me paraît justiciable que du ridicule. Gascon et Bordelais, Normand et Tourangeau, habitants de communes très voisines même, chacun a souvent une manière différente de prononcer le même mot. Je ne cile que pour mémoire les différences de prononciation résultant de l'organe de chacun de nous. Mais certaines règles sont, néanmoins, à peu près constantes, quelles que soient la conformation et l'origine du sujet, et c'est dans ce phonétisme atténué que se trouvent, suivant moi, les solutions naturelles de la question. Les combinaisons deux à deux des 5 voyelles maintenues nous donnent les 20 formations suivantes :

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Quand les deux lettres conservent leur son propre à l'aide d'un tréma marqué ou sous-entendu, on doit les maintenir; de même lorsqu'il y a diphtongue comme dans voix. Mais, lorsqu'il y a son unique équivalent à une seule voyelle, à quoi bon ? l'élagage est facile; parcourons le dictionnaire, les mots à simplifier se présenteront d'eux-mêmes. Cette méthode peut d'ailleurs s'appliquer à tous les autres cas d'élimination que j'examinerai plus loin. Exemple: ai, ei, æ, sonnent comme e affecté d'accents divers (balai, peine, cedême). On peut donc écrire, sans modifier la prononciation, balè, pêne, édème. Euf peut de même devenir euf et, si l'on tient compte de la similitude du son de eu dans ce mot et de l'e muet quand on le fait sentir, ef qui est encore plus simple. Voilà donc trois combinaisons qui disparaissent devant leur lettre de remplacement e (j'appelle lettre de remplacement d'une ou plusieurs autres, celle qui, prononcée dans les mêmes circonstances et convenablement accentuée, produit un effet identique). Au correspond toujours à 6. Dans la série des u, fréquemment cette lettre ne se sent pas. Qu'on écrive qui et que sans u, quel orateur serait capable d'en faire sentir la différence ?

Faisons maintenant la chasse aux consonnes inutiles. L'h muet ou précédé de g, r, t ne se prononce jamais. Dans les autres cas, il se prononce ou n'existe pas, sauf pour almanach. Donc, ici, pas de doute, il faut supprimer. Dans combien de cas serons-nous alors débarrassés du th, ce fils du grec, dont nous n'avons que faire, puisque nous ne le prononçons jamais comme les Anglais !

Avec d, p, s, t, 3, en fin de mot, combien de fois le son de la voyelle n'est-il pas intégralement maintenu, comme dans drap, pied, tracas, chez, riz. En allant plus loin, dans les mots en eux, imaginera-t-on jamais, sauf pour plaisanter, de faire sentir l'x final. Que font ces lettres, surtout s, x, z, qui, dans certains cas, peuvent faire confondre singulier et pluriel?

Je ne dis rien de l'm et de l'n qui produisent toujours un son nouveau, comme qui dirait une nouvelle voyelle. Leur maintien s'impose. Je remarque seulement que an et en ont le même son, sauf lorsque en est précédé d'un i, comme dans les pronoms possessifs. Pourquoi deux combinaisons pour un son unique et ne pas remplacer partout en par an? Quant au t qui termine fréquemment ces mots, je le verrai partir sans aucun regret. Les liaisons avec les mots suivants se feraient sur l'n aussi bien que sur lui. C'est affaire d'habitude. Que chaque assemblage de lettres ait donc toujours le

même son et qu'il n'y ait qu'un son correspondant à chaque assemblage de lettres!

Quant au redoublement des consonnes, comme quelques-unes se font plus ou moins sentir, suivant les gens et les latitudes, je suis partisan comme en toutes choses d'ailleurs d'une prudence extrême. Mais est-il possible d'admettre qu'on écrive ville, vrille, mille, estampille? Je n'ai jamais entendu qu'une seule fois faire sentir l'l double de villageois. Pour comble de malheur, le coupable était un mauvais acteur de province qui jouait Nos Bons Villageois, de Sardou ; le mot revenait souvent et c'était insupportable. Ce n'est pas faire tort à la langue que de la débarrasser de ces puérilités.

Passons au gros morceau, la GRAMMAIRE.

Ici, plus que jamais, de la prudence! En touchant à la pierre angulaire de la maison, gardons-nous de la renverser. Aussi ne vais-je toucher qu'à des points d'usage plus que de fond, dont beaucoup auraient pu trouver place au chapitre précédent.

Voyons les genres et les nombres.

Pour les genres, l'usage est un grand coupable. L'attribution d'un genre aux objets inanimés est une bêtise. L'introduction d'un genre neutre, entraînant tout un cortége d'articles et de nouvelles terminaisons d'adjectifs, n'y pensons plus; prenons le mal tel qu'il est et contentons-nous d'y chercher un palliatif.

Puisque l'e muet est la caractéristique ordinaire du genre féminin, pourquoi ne pas étendre le principe et le supprimer partout où il termine un mot masculin, adjectif ou substantif? jamais il ne se prononce. Beaucoup de mots féminins continueraient à se terminer sans e muet; mais, quand il y en aurait un, on serait fixé. Bien des incertitudes si fréquentes chez des personnes-même de moyenne culture intellectuelle disparaîtraient, et des gens, souvent plus intelligents que de plus lettrés, seraient moins exposés à dire la belle âge, la grande orage, etc. (pour nous aj, oraj, etc.)

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La féminisation de certains mots (abbé, abbesse; prophète, prophètesse; accusateur, accusatrice), en altère profondément la finale. Pour ceux-là, du moins d'ici à bien longtemps, ne demandons rien, même pour simplifier. Ce serait trop nous écarter de la deuxième prescription de notre principe: hardiesse et prudence; constatons seulement qu'il est étrange de voir dire mineur, mineure; accusateur, accusatrice; tricheur, tricheuse.

Quant aux mots masculins au singulier et féminins au pluriel, d'un genre dans leur simple, et d'un autre dans leur composé, comme orgue, fins et confins, il va sans dire que je proteste contre cette monstruosité.

Pour le pluriel, des usages passés en règle grammaticale ont

amené de nombreuses exceptions à la règle de l's. Nous avons des pluriels en eux, aux, etc. Je demande un signe unique... et je propose le z à cause de la liaison douce qui joint un mot pluriel à la voyelle suivante. Inutile d'ajouter que dans les mots terminés en s, x, z (sauf dans les cas très rares où la lettre se prononce comme fils, sens, anthrax) ces lettres disparaîtraient pour ne laisser aucun doute. Dans la phrase parlée « quel tracas affreux » par exemple, comment savoir si la personne qui parle n'a qu'un souci sur l'esprit, ou en a plusieurs comme ce n'est que trop fréquent.

Dans les mots précités, fils, sens, etc., on ne peut rendre prononçable le z que je voudrais leur voir ajouter au pluriel, mais on peut toujours l'écrire, ne serait-ce précisément que parce qu'il n'est là que pour la régularité de l'écriture, pour la symétrie. Mon procédé fait donc disparaître l'anomalie de deux formes pour une même idée et d'une idée qui ne peut pas s'exprimer.

Je sais qu'on va me dire avec votre système, vous écrirez chevalz au pluriel. Eh bien, mais, pourquoi pas ? Quand on y serait fait, serait-ce plus étrange que chevaux ? J'ajoute d'ailleurs que c'est parce que des transformations, en apparence fort simples, entraînent souvent des modifications dérangeant les plus vieilles habitudes, qu'au chapitre des voies et moyens, j'insisterai pour des précautions d'une prudence extraordinaire. Du reste, si bizarre que soit une transformation, l'enfant à qui elle supprime trois ou quatre pages de grammaire et la possibilité d'un pensum s'y habituera vite. Uniformité dans les règles, réduction du nombre de lettres, voilà ce qu'il faut. Ce dernier point seul est plus sérieux qu'on ne croit. M. Raoux, professeur à l'Académie de Lausanne, et l'un des promoteurs du phonétisme, s'exprime ainsi : (je rappelle d'abord qu'un statisticien a calculé que sa méthode supprime un quart des lettres) << Si l'on admet que sur 35 millions de Francais, un million, en terme moyen, consacrent leur journée à écrire; si l'on évalue le prix moyen de ces journées à 3 fr. seulement, on trouve un milliard sur lequel on économiserait 250 millions par an. » Par d'autres considérations, ce chiffre serait même plus que doublé, j'admets qu'il faille en prendre et en laisser; au moins, dans les premiers temps, il y aurait des obscurités à vaincre ; de plus, la littérature — une de nos meilleures denrées d'exportation, ne l'oublions jamais en pourrait souffrir momentanément; mais, sur 250 millions, si on en gagnait seulement 100, n'y aurait-il pas de quoi faire bien des forteresses et nourrir bien des pauvres ? Une expérience - modérée, je veux bien ne serait donc pas à dédaigner.

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L'écriture des phonétiques de cette école est d'ailleurs trop abrégée, j'en conviens; de plus, elle fait revivre d'anciens signes abandonnés aujourd'hui. An devient a avec une sorte d'accent circon

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