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exemple dans celui-ci : « A force de forger on se fait forgeron. »> Mais n'existe-t-il pas dans les langues classiques? J'en ai recueilli quelques spécimens pendant ma longue carrière de professeur, et je ne crois nullement qu'ils soient dus au hasard. Je citerai en grec deux vers de Sophocle pris dans l'OEdipe-Roi : « A o'fe!owoel oOI TE και σοις τέκνοις - Τυφλος τα τ'ωτα, τοντε νουν, τα τ' όμματ' ει. » J'ai rencontré cet autre dans Ennius : « 0 Tite tute Tati tibi tanta tyranne tulisti. » C'est Voltaire qui a écrit ce vers : « Tu t'en vantais tantôt; tu te tais, tu frémis. » On en connaît un autre de ce genre tiré de Nanine et fréquemment cité. La Fontaine n'a-t-il pas eu des intentions de rythme imitatif dans ce vers du Meunier et son fils : « Au bout de trente pas une troisième troupe, trouve encore à gloser? » et l'auteur d'Excelsior dans ce passage : « The fair breeze blew, the white foam flew, the furrow followed free?» passage que ne désavoueraient pas les Saxons et les Scandinaves ses ancêtres.

Mais je reviens à l'étude de l'art oratoire et pour donner une idée de sa grandeur intime, je veux citer l'opinion de deux grands maîtres de la parole, Bossuet et Cicéron : « Ce qui est plus nécessaire pour former le style, c'est de bien comprendre la chose, de bien pénétrer le fond et le fin de tout, et d'en savoir beaucoup, parce que c'est ce qui enrichit et qui forme ce qu'on nomme le style savant, qui consiste principalement dans les allusions et rapports cachés, qui montrent que l'orateur sait beaucoup plus de choses qu'il n'en traite et divertit l'auditoire par les diverses vues qu'on lui donne. » Cicéron demande à son orateur multarum rerum scientiam, << car il faut la plénitude pour faire la fécondité et la fécondité pour faire la variété sans laquelle nul agrément. » On a appelé ars artium l'art de gouverner les âmes. N'est-ce pas le but de l'orateur?

La distinction des genres d'éloquence chez les anciens, du moins la définition aristotélique, est vraiment intime et philosophique ; celle des modernes, tout extérieure, se tire des lieux où les discours sont prononcés. Le démonstratif, c'est l'éloquence de la chaire et de l'académie; le délibératif, c'est celle de la tribune; le judiciaire, c'est le barreau. A cette occasion, je dois faire remarquer que le genre académique n'a fleuri nulle part plus que chez nous : c'est un courant de l'esprit français dévoyé depuis Louis XIV, et si les Anglais ont une brigade d'essayistes, c'est la littérature française qui formerait le plus grand nombre d'élogistes et les plus distingués.

On pourrait demander si l'art oratoire en particulier et si l'art en général est en progrès sur les temps antiques. Aujourd'hui, le progrès s'appelle évolution et il ne peut se mesurer que sur les grandes masses de l'histoire, comme l'évolution, matérielle se mesure par

les grandes phases de l'humanité. Qu'il marche en ligne droite ou se déroule selon la spirale, toujours est-il que les nations modernes ne voudraient pas revenir à l'état des natures antiques; car le progrès, c'est la recherche du bonheur. Mais il est évident qu'il ne pourrait être apprécié que par la connaissance adéquate du passé et du présent. Pour mesurer le chemin parcouru, il faut planter des jalons sur la grande route de l'humanité; mais heureuse ou malheureuse, l'évolution est la loi. Comme il y a encore des lacunes dans la série des êtres, lacunes qui se comblent chaque jour, il y en a aussi dans l'histoire; mais il est certain que dans l'une et l'autre série, rien ne se fait par sauts et par bonds : toute idée a une mère, qui, elle-même, a des mères. Ainsi les choses en général sont des évolutions et l'on se tromperait, si l'on croyait qu'il y a des créations spontanées. Il y aurait un bean livre à faire sur les idées du monde romain civilisatrices. Ainsi Senèque a beaucoup d'idées devenues modernes et comme il n'est pas vrai qu'il ait connu saint Paul, c'est à lui, au stoïcisme et à son temps qu'il faut attribuer des principes moraux, tels que ceux-ci, tirés de sa Vita beata : « Natura jubet hominibus prodesse: servi liberi-ne sint ingenui, an libertini... quid refert? Ubicumque homo est, ibi beneficio locus est. » C'est plus explicite que le mot de Térence: « Homo sum et à me nihil humani alienum puto. » Quoi qu'il en soit, pour en revenir au progrès dans l'éloquence, l'antiquité a-t-elle rien de plus éloquent que Mirabeau et Vergniaud, que Lamartine, dont le discours contre le drapeau rouge faisant reculer une multitude en armes et passionnée, semble dès maintenant un prodige légendaire ?

(Voir plus loin la deuxième partie de l'Esthétique et Critique littéraire).

Beaubois et ses Seigneurs

BEAUBOIS

SITUATION ET HISTORIQUE

La terre de Beaubois est située par plus de cent mètres d'altitude, sur un vaste plateau, à l'extrémité sud de la commune de Bourseul, c'est-à-dire à deux lieues de l'église paroissiale, mais à deux kilomètres seulement de la chapelle-annexe du village de Saint-Méen. Longue de près de trois lieues, cette paroisse de Bourseul, qui dépendait jadis de l'évêché de Saint-Malo et de la baronnie de la Hunaudaye (1), se trouve aujourd'hui du diocèse de Saint-Brieuc, dans le canton de Plancoët, arrondissement de Dinan (Côtes-duNord).

Le château actuel de Beaubois, le troisième connu, est, d'après son style, du commencement du XVIIe siècle, premières années Louis XIII ou fin Henri IV; les parties hautes surtout sont trop caractérisées pour qu'il y ait doute à cet égard. Or, les Névet, succédant aux Tréal, devinrent seigneurs de Beaubois l'année même de l'avènement de Louis XIII; mais ils continuèrent à habiter surtout la Cornouailles, leur pays d'origine, et vécurent moins sans doute à Beaubois, bien que nous ayons encore rencontré fréquemment leurs noms, ceux des femmes principalement, dans les registres paroissiaux de Bourseul, comme on le verra plus loin. Le château qui nous occupe a donc été bâti, selon toute apparence, par les derniers Tréal, sous le règne de Henri IV.

Possédé pendant quarante ans, au siècle dernier, par la famille ducale des Coigny, ses derniers seigneurs héréditaires qui durent

(1) La bannière de la Hunaudaye, en Plédéliac, aux sires de Tournemine, originaires d'Angleterre, fut érigée en baronnie pour eux et leurs successeurs, l'an 1487. Un seigneur de Beaubois fut exécuteur testamentaire de Geoffroi de Tournemine en 1267. Le baron de la Hunaudaye était hors de pair avec le reste de la noblesse bretonne; il présidait de droit les Etats-Généraux de Bretagne.

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forcément le délaisser, au moins à partir de 1757, année de la mort, à Beaubois, de la dernière marquise de Névet, ce château fut finalement aliéné par Marie-Thérèse de Névet, dame de Coigny. En 1769, Silvie de Pontbriand, épouse du comte Louis de Bruc, héritière unique de la branche aînée de Pontbriand, exerça le retrait lignager en faisant valoir qu'elle descendait d'une demoiselle de Névet, sa bisaïeule de Pontbriand.

La comtesse de Bruc mourut bien avant son mari, à Yvignac (1) en 1773, laissant deux filles, Silvie et Anne, mariées aux deux frères le comte Jean-Baptiste-René de Guéhéneuc de Boishue (2) et le chevalier Toussaint-Marie de Guéhéneuc. Dans l'acte de partage (3) des biens maternels qui eut lieu en 1775, on s'exprime ainsi : « Le château de Beaubois si ruiné que M. et Mme de Boishue en ont fait démolir la moitié pour rebâtir Yvignac. >>

La seigneurie de Beaubois fut donnée en partage par l'aînée, Silvie, héritière principale et noble, à sa cadette Anne, épouse du chevalier de Guéhéneuc, après toutefois en avoir retiré douze baillages et les moulins de Jugon qui étaient tenus du domaine du Roy, sans l'étang.

En 1854, le château de Beaubois fut de nouveau vendu par M. Alphonse de Guéhéneuc du Plessis (4), petit-fils du chevalier précité, à M. Alfred-Gabriel de Tesson, qui entreprenait bientôt sa restauration de concert avec M. Aubry, architecte de Dinan.

A cette date, il était encore greffé en équerre, suivant l'axe du pavillon, sur les restes d'un vieux manoir à cour carrée, garnie de constructions rurales, dans laquelle on pénétrait par deux portes cintrées, une grande et une petite, faisant face au château. Cette habitation antérieure rentrait donc dans la catégorie des gentilhommières que M. de Caumont fait remonter à la fin du XVe siècle et au XVI•. Ce qu'on en voyait n'offrait plus en réalité d'architectural que des lucarnes arrondies et tréflées à un seul meneau de traverse. On acheva sa démolition pour dégager et transformer, par l'adjonction de deux tours, notamment, la belle demeure qui subsiste seule aujourd'hui. En dépit de ce qui s'écrivait il y a plus de cent ans,

(1) Yvignac, château et paroisse du canton de Broons, arrondissement de Dinan (Côtes-du-Nord).

(2) Boishue, château en Lanhélin, canton de Combourg, arrondissement de SaintMalo (Ille-et-Vilaine).

(3) Nous devons l'extrait de cet acte et d'autres renseignements à l'obligeance de M. le comte de Palys, époux d'une demoiselle de Guéhéneuc de Boishue, au château de Clayes, près Montfort (Ille-et-Vilaine).

(4) Le Plessis-Coudray, en Landujan, canton de Montauban, arrondissement de Montfort (Ille-et-Vilaine).

ses épaisses murailles présentent un aspect de solidité tout à fait rassurant; elles braveront encore bien des siècles.

Le véritable motif de la démolition signalée plus haut fut que le comte de Boishue, devenu, par son mariage, propriétaire d'Yvignac, prenait des pierres partout, disent les actes, pour rebâtir ce dernier château situé à moins de onze kilomètres, à vol d'oiseau, de celui de Beaubois. Kerinan, en Languédias, dans le canton de Plélan-lePetit, et Vaucouleurs, en Trélivan, près Dinan, furent aussi démolis pour fournir leur contingent de matériaux à cette grande construction sans style.

S'il faut en croire la tradition que le goût de l'époque à laquelle appartient le château de Beaubois rend très vraisemblable, la partie abattue renfermait une salle de spectacle. L'endroit tronqué, avant d'être flanqué des deux tours neuves, était encore orné d'une tourelle à cul-de-lampe qui devait, avec une autre semblable, encadrer, à partir du premier étage, le milieu de la façade entière, se trouvant juste dans l'axe de la grande avenue. C'est dans cette partie centrale que se trouvait, dit-on, la salle de théâtre. Cette façade présentait alors trois rangées d'au moins quinze ouvertures chacune. Le château seul avait donc plus de cent portes et fenêtres ou lucarnes, en comptant celles des côtés, et sans parler de celles du manoir appelé évidemment, dans la pensée du constructeur, à disparaître tôt ou tard.

Dans les décombres de la cour, on retrouva un écusson aux armes d'alliance des Tréal et des Beaubois (1), qui fut incrusté dans la façade du pavillon pour rappeler le souvenir de ces anciens seigneurs, et quelques pierres admirablement sculptées dont les plus belles, à accolades géminées, de la fin du XVe siècle ou des premières années du XVI et sans doute du même temps que l'écusson précité, ont été placées à l'entrée de l'avenue principale, longue de plus d'un kilomètre, aboutissant à la route nationale de Caen à Lamballe. Au bout et en face de cette grande avenue, se trouvait la métairie et auberge de la Maison-Neuve. Il ne reste plus qu'une ferme contigüe à la lande de Beaubois qui a été défrichée, en partie, par le propriétaire actuel.

CHAPELLE

Outre la métamorphose ci-dessus indiquée, M. A.-G. de Tesson a encore créé des dépendances artistiques et remplacé l'ancienne

(1) Jean de Tréal, seigneur de Laventure, fit aveu au Duc, le 1er septembre 1469, et épousa Guillemette de Beaubois. Leur fils aîné fut Briand de Tréal dont nous verrons la descendance à l'article Tréal.

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