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un portrait du roi de la chambre à coucher, et on le suspendait, comme un meuble à vendre, à la porte du château. Une fruitière prenait possession du lit de la reine pour y vendre des cerises, en disant : « C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre à son aise. » On voulut coiffer une jeune fille d'un bonnet de la reine; elle se récria que son front en serait souillé; et le foula aux pieds avec indignation et avec mépris. On entra dans le cabinet d'étude du jeune Dauphin: le peuple fut attendri et respecta les livres, les cartes, les instruments de travail de l'enfant-roi. Les rues, les places publiques étaient encombrées de foule. Les gardes nationales se rassemblaient, les tambours battaient le rappel, le canon d'alarme tonnait de minute en minute. Les hommes à piques et à bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparaissaient et éclipsaient les uniformes. Santerre, agitateur des faubourgs et brasseur de bière, enrôlait à lui seul deux mille piques. La colère du peuple commençait à dominer sur sa terreur: elle éclatait en paroles cyniques et en actes injurieux contre la royauté. A la Grève, on mutilait le buste de Louis XVI, placé sous la sinistre lanterne qui avait servi d'instrument aux premiers crimes de la Révolution. «Quand donc, s'écriaient les démagogues, le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze et de marbre, monuments honteux de sa servitude et de son idolâtrie? » On arrachait aux marchands les images du roi: les uns les brisaient, les autres leur plaçaient seulement un bandeau sur les yeux en signe de l'aveuglement imputé au prince. On effaçait de toutes les enseignes les mots de roi, reine, Bourbon. Le Palais-Royal perdait son nom, et s'appelait le Palais d'Orléans. Les clubs, convoqués à la hâte, retentissaient de motions frénétiques. Celui des Cordeliers décrétait que l'Assemblée nationale avait voué la France à l'esclavage en proclamant l'hérédité de la couronne. Il demandait que le nom de roi fût à jamais supprimé et que le royaume fût constitué en république; Danton lui soufflait son audace, et Marat sa démence. Les bruits les plus

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étranges s'accréditaient et se détruisaient les uns les autres. Selon les uns, le roi avait pris la route de Metz; selon d'autres, la famille royale s'était sauvée par un égout. Camille Desmoulins excitait la gaieté du peuple, comme la forme la plus insultante de son mépris. On affichait sur les murs des Tuileries des promesses d'une récompense modique, pour ceux qui ramèneraient les animaux malfaisants ou immondes qui s'en étaient échappés. On faisait en plein vent, dans le jardin, des motions extravagantes. Peuple, disaient des orateurs montés sur des chaises, il serait malheureux que ce roi perfide nous fût ramené; qu'en ferions-nous? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont nous parle Homère, et nous serions attendris. S'il revient, je fais la motion qu'il soit exposé pendant trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête; qu'on le conduise ensuite, d'étape en étape, jusqu'à la frontière, et qu'arrivé là, on le chasse à coups de pied hors du royaume. „ Fréron faisait vendre ses feuilles du jour dans les groupes. « Il est parti, y lisait-on, ce roi imbécile, ce roi parjure! Elle est partie, cette reine scélérate, qui réunit la lubricité de Messaline à la soif de sang qui consumait Médicis! Femme exécrable! furie de la France! c'est toi qui étais l'ame du complot! » Le peuple, répétant ces paroles, colportait de rue en rue ces imprécations odieuses, qui nourrissaient sa haine et envenimaient sa terreur.

XVIII.

Ce ne fut qu'à dix heures que le département et la municipalité proclamèrent, par trois coups de canon, l'événement de la nuit à la nation. L'Assemblée nationale était déjà réunie; le président lui annonce que M. Bailly, maire de Paris, est venu lui apprendre que le roi et sa famille ont été enlevés des Tuileries, pendant la nuit, par les ennemis de la chose publique. L'Assemblée, déjà instruite individuellement, écoute cette communication dans un

imposant silence. Il semble qu'à ce moment solennel la gravité des périls publics lui donne un majestueux sangfroid, et que la sagesse d'une grande nation se retrouve tout entière dans ses représentants. Une seule pensée domine les paroles, les résolutions, les actes: conserver et défendre la constitution, même le roi absent et la royauté évanouie; s'emparer de la régence momentanée du royaume, mander les ministres, expédier des courriers sur toutes les routes, arrêter tout individu sortant du royaume, visiter les arsenaux, fabriquer des armes, envoyer les généraux à leurs postes, garnir les frontières; toutes ces propositions sont décrétées à l'instant. Il n'y a ni côté droit, ni côté gauche, ni centre; le côté gauche réunit tout. On annonce qu'un des aides de camp envoyés par M. de la Fayette, sur sa propre responsabilité, et avant les ordres de l'Assemblée, pour arrêter le roi, est entre les mains du peuple, qui accuse M. de la Fayette et son état-major de trahison; on envoie des commissaires le délivrer. L'aide de camp délivré entre dans la salle, il annonce l'objet de sa mission, l'Assemblée lui donne un second ordre, qui sanctionne celui de M. de la Fayette; il repart. Barnave, qui voit dans l'irritation du peuple contre la Fayette un danger de plus, s'élance à la tribune; ennemi jusque-là du général populaire, il le défend généreusement ou habilement contre les soupçons de ce peuple prêt à l'abandonner. On dit que depuis quelques jours les Lameth et Barnave, en succédant à Mirabeau dans l'Assemblée, ont senti, comme lui, le besoin d'intelligences secrètes avec ce reste de monarchie. On parle de rapports secrets entre Barnave et le roi, de départ concerté, de mesures masquées: mais ces rumeurs, adoptées par la Fayette lui-même dans ses Mémoires, n'avaient pas éclaté alors: elles sont encore douteuses aujourd'hui. L'objet qui doit nous occuper, dit Barnave, est de rattacher la confiance du peuple à qui elle appartient. Il est un homme sur qui les mouvements populaires voudraient. appeler des défiances entre elles et le peuple. Il nous faut

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une force centrale, un bras pour agir, quand nous n'avons qu'une tête pour penser. M. de la Fayette, depuis le commencement de la Révolution, a montré les vues et la conduite d'un bon citoyen: il importe qu'il conserve son crédit sur la nation. Il faut de la force à Paris, mais il y faut de la tranquillité; cette force, c'est vous qui devez la diriger.

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Ces paroles de Barnave sont votées come texte de la proclamation. A ce moment on annonce que l'orateur du côté droit, M. de Cazalès, est entre les mains du peuple, exposé aux plus grands dangers aux Tuileries. Six commissaires sont nommés pour aller le protéger; ils le ramènent avec eux. Il monte à la tribune, irrité à la fois contre le peuple, auquel il vient d'échapper, contre le roi, qui a abandonné ses partisans sans les prévenir. « J'ai failli être déchiré et mis en pièces par le peuple, s'écrie-til; et sans le secours de la garde nationale de Paris, qui m'a témoigné tant d'affection... » A ces mots, qui indiquent dans la pensée de l'orateur royaliste la prétention d'une popularité personnelle, l'assemblée se soulève et la gauche éclate en murmures. « Ce n'est pas pour moi que je parle, reprend Cazalès, c'est pour l'intérêt public. Je ferais volontiers le sacrifice de ma faible existence, et ce sacrifice est fait depuis longtemps; mais il importe à tout l'empire qu'aucun mouvement tumultueux ne trouble vos séances au moment de crise où nous sommes, et j'appuie, en conséquence, toutes les mesures d'ordre et de force qui viennent d'être décrétées. » Enfin, sur la proposition de plusieurs membres, l'Assemblée décide qu'en l'absence du roi elle retire à elle tous les pouvoirs, que ses décrets seront mis immédiatement à exécution par les ministres, sans qu'il soit besoin de sanction ni d'acceptation. La dictature est saisie d'une main ferme et prompte par l'Assemblée; elle se déclare en permanence.

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XIX.

Pendant qu'elle s'emparait ainsi de tous les pouvoirs, du droit de la prudence et de la nécessité, M. de la Fayette se jetait avec une audace calme au milieu du peuple, pour y ressaisir, au péril de sa vie, la confiance qui lui échappait. Le premier instinct du peuple devait être de massacrer le général perfide qui lui avait répondu du roi sur sa tête et qui l'avait laissé fuir. La Fayette sentit son péril, il le conjura en le bravant. Instruit un des premiers de l'évasion par ses officiers, il court aux Tuileries; il y rencontre le maire de Paris, Bailly, et le président de l'Assemblée, Beauharnais. Bailly et Beauharnais gémissent des heures qui vont être perdues pour la poursuite, avant que l'Assemblée ait pu être convoquée et que ses décrets soient exécutoires. « Pensez-vous, leur dit la Fayette, que l'arrestation du roi et de sa famille est nécessaire au salut public et peut seule garantir de guerre civile ? Oui sans doute, répondent le maire et le président. Eh bien, je prends sur moi la responsabilité de cette arrestation, reprend la Fayette; » et il écrit à l'instant les ordres à tous les gardes nationaux et citoyens d'arrêter le roi. C'était aussi une dictature, et la plus personnelle des dictatures, qu'un seul homme, se substituant à l'Assemblée et à la nation, prenait ainsi sur lui. Il attentait, de son autorité privée et du droit de sa prévoyance civique, à la liberté et peut-être à la vie du chef légal de la nation. Cet ordre conduisit Louis XVI à l'échafaud, car il ramena au peuple sa victime échappée. «Heureusement pour lui, écrit-il dans ses Mémoires, après les atrocités éprouvées par ces augustes victimes, heureusement pour lui, ce ne fut pas à ses ordres, mais à l'accident d'être reconnu par un maître de poste et à de mauvais arrangements, que fut due leur arrestation. » Ainsi, le citoyen ordonnait ce que l'homme tremblait de

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