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pression héroïque de la fameuse insurrection des troupes à Nancy, au mois d'août précédent, avait retrempé cette autorité dans ses mains; seul de tous les généraux français, il avait reconquis le commandement et fait reculer l'insubordination. L'Assemblée, que la sédition militaire inquiétait au milieu de ses triomphes, lui avait voté des remercîments comme au sauveur du royaume. La Fayette, qui ne commandait qu'à des citoyens, redoutait ce rival, qui commandait à des bataillons; il observait et caressait M. de Bouillé. Il lui proposait sans cesse une coalition de baïonnettes dont ils seraient les deux chefs, et dont le concert assurerait à la fois la révolution et la monarchie. M. de Bouillé, qui suspectait le royalisme de la Fayette, lui répondait avec une politesse froide et ironique, qui déguisait mal ses soupçons. Ces deux caractères étaient incompatibles: l'un représentait le jeune patriotisme, l'autre l'antique honneur. Ils ne pouvaient pas s'unir.

Le marquis de Bouillé avait sous son commandement les troupes de la Lorraine, de l'Alsace, de la FrancheComté et de la Champagne; ce commandement s'étendait de la Suisse à la Sambre. Il ne comptait pas moins de quatre-vingt-dix bataillons et de cent quatre escadrons sous ses ordres. Sur ce nombre, le général ne pouvait avoir confiance que dans vingt bataillons de troupes allemandes et dans quelques régiments de cavalerie: le reste était révolutionné, et l'esprit des clubs y avait soufflé l'insubordination et la haine du roi; les régiments obéissaient plus aux municipalités qu'aux généraux.

V.

Dès le mois de février 1791, le roi, qui se fiait entièrement à M. de Bouillé, avait écrit à ce général qu'il lui ferait faire incessamment des ouvertures, de concert avec M. de Mirabeau et par l'intermédiaire du comte de Lamarck, seigneur étranger, ami et confident de Mirabeau. "Quoique ces gens-là ne soient guère estimables, disait le

roi dans sa lettre, et que j'aie payé Mirabeau très-cher, je crois qu'il peut me rendre service. Écoutez sans trop vous livrer. » Le comte de Lamarck arriva en effet à Metz bientôt après. Il parla à M. de Bouillé de l'objet de sa mission. Il lui avoua que le roi avait donné récemment 600,000 francs à Mirabeau, et qu'il lui payait en outre 50,000 francs par mois. Il lui déroula le plan de sa conspiration contre-révolutionnaire, dont le premier acte devait être une adresse de Paris et des départements pour demander la liberté du roi. Tout reposait, dans ce plan, sur la puissance de la parole de Mirabeau. Enivré d'éloquence, cet orateur acheté ignorait que les paroles, qui ont tant de force d'agitation, n'en ont aucune d'apaisement. Elles lancent les nations, les baïonnettes seules les arrêtent. M. de Bouillé, homme de guerre, sourit de ces chimères d'homme de tribune. Cependant il ne le découragea pas de ses projets et promit d'y concourir. Il écrivit au roi de couvrir d'or la défection de Mirabeau, scélerat habile, qui pourrait peut-être réparer par cupidité le mal qu'il avait fait par vengeance; et de se défier de la Fayette, enthousiaste chimérique, ivre de faveur populaire, capable peut-être d'être un chef de parti, incapable d'être le soutien d'une monarchie.

VI.

Mirabeau mort, le roi en suivit la pensée en la modifiant; il écrivit en chiffres, à la fin d'avril, au marquis de Bouillé, pour lui annoncer qu'il partirait incessamment avec toute sa famille, dans une seule voiture, qu'il faisait faire secrètement pour cet usage; il lui ordonnait d'établir une chaine de postes de Châlons à Montmédy, ville frontière, où il voulait se rendre. La route la plus directe de Paris à Montmédy passait par Reims; mais le roi, qui avait été sacré à Reims, craignait d'y être reconnu. Il préféra, malgré les observations de M. de Bouil

lé, passer par Varennes. La route de Varennes avait l'inconvénient de n'avoir pas de relais de poste partout. Il fallait y envoyer des relais sous différents prétextes; la présence de ces relais pouvait faire naitre des soupçons. dans le peuple de ces petites villes. La présence de détachements sur une route que les troupes ne fréquentaient pas habituellement avait le même danger. M. de Bouillé voulut détourner le roi de cette direction. Il lui représenta, dans sa réponse, que, si les détachements étaient forts, ils inquiéteraient les municipalités et les provoqueraient à la vigilance; que, s'ils étaient faibles, ils ne pourraient le protéger. Il l'engagea aussi à ne pas employer une berline construite exprès et remarquable par sa forme, mais à se servir de deux diligences anglaises, voitures usitées alors et plus légères; il insista surtout sur la nécessité de prendre avec lui un homme sûr, ferme, décidé, pour le conseiller et le seconder dans toutes les circonstances imprévues d'un pareil voyage; il lui désigna le marquis d'Agoult, major des gardes-françaises; enfin il pria le roi d'engager l'empereur à faire opérer un mouvement de troupes autrichiennes, menaçant en apparence pour nos frontières du côté de Montmédy, afin que l'inquiétude des populations servit de prétexte et de justification aux mouvements des détachements et aux rassemblements de corps de cavalerie française autour de cette ville. Le roi consentit à cette démarche et promit de prendre avec lui le marquis d'Agoult; il refusa tout le reste. Peu de jours avant le départ, il envoya un million en assignats à M. de Bouillé pour servir aux achats secrets de rations et de fourrage et à la solde des troupes dévouées qui devaient seconder le projet. Ces dispositions faites, le marquis de Bouillé fit partir un officier affidé de son état-major, M. de Guoguelas, pour faire une reconnaissance complète de la route et du pays entre Châlons et Montmédy et en donner au roi un rapport exact et minutieux. Cet officier vit le roi, rapporta ses ordres à M. de Bouillé.

En attendant, M. de Bouillé se tenait prêt à exécuter tout ce qui avait été convenu: il avait éloigné les troupes patriotes et concentré les douze bataillons étrangers dont il était sûr. Un train d'artillerie de seize pièces de canon filait sur Montmédy. Le régiment de Royal-Allemand entrait à Stenay, un escadron de hussards était à Dun, un autre à Varennes, deux escadrons de dragons devaient se trouver à Clermont le jour où le roi y passerait; ils étaient commandés par le comte Charles de Damas, officier habile et aventureux. M. de Damas avait ordre de porter de là un détachement à Sainte-Menehould, et de plus cinquante hussards, détachés de Varennes, devaient se rendre à Pont-Sommevelle, entre Châlons et Sainte-Menehould, sous prétexte d'assurer le passage d'un trésor qui apportait de Paris la solde des troupes. Ainsi, une fois Châlons traversé, la voiture du roi devait trouver, de relais en relais, des escortes de troupes fidèles. Le commandant de ces détachements s'approcherait de la portière, au moment où l'on changerait de chevaux, pour recevoir les ordres que le roi jugerait à propos de donner. Si le roi voulait poursuivre sa route sans être reconnu, ces officiers se contenteraient d'assurer contre tout obstacle son passage au relais, et ils se replieraient lentement derrière lui par la même route; si le roi voulait être escorté, ils feraient monter leurs dragons à cheval et l'escorteraient. Rien ne pouvait être plus sagement combiné, et le secret le plus étroit couvrait ces combinaisons.

Le 27 mai, le roi écrivit qu'il partirait le 19 du mois suivant, entre minuit et une heure du matin; qu'il sortirait de Paris dans une voiture bourgeoise; qu'à Bondy, première poste après Paris, il prendrait sa berline; qu'un de ses gardes du corps, destiné à lui servir de courrier, l'attendrait à Bondy; que, dans le cas où le roi n'y serait pas arrivé à deux heures, ce serait le signe qu'il aurait été arrêté; qu'alors ce courrier partirait seul et irait jusqu'à Pont-Sommevelle annoncer à M. de Bouillé que

le coup était manqué, et prévenir ce général de pourvoir à sa propre sûreté et à celle des officiers compromis.

VII.

Ces derniers ordres recus, M. de Bouillé fit partir le duc de Choiseul avec ordre de se rendre à Paris, d'y attendre les ordres du roi, et de précéder son départ de douze heures. M. de Choiseul devait ordonner à ses gens avec ses propres che

de se trouver à Varennes le L'endroit où

vaux,

qui conduiraient la voiture du ces chevaux seraient placés dans la ville de Varennes, devait être désigné au roi d'une manière précise, pour que le changement de chevaux s'y fit sans hésitation et sans perte de temps. A son retour, M. de Choiseul avait ordre de prendre le commandement des hussards postés à Pont-Sommevelle, d'y attendre le roi, de l'escorter avec ses hussards jusqu'à Sainte-Menehould, et de poster là ses chevaliers, avec la consigne de ne laisser passer personne sur la route de Paris à Varennes et de Paris à Verdun, pendant les vingt-quatre heures qui suivraient l'heure du passage du roi. M. de Choiseul reçut de la main de M. de Bouillé des ordres signés du roi lui-même, qui lui prescrivaient, ainsi qu'aux autres commandants des détachements, d'employer la force, au besoin, pour la sûreté et la conservation de Sa Majesté et de la famille royale, et pour l'arracher des mains du peuple, si le peuple venait à s'emparer du roi. Dans le cas où la voiture aurait été arrêtée à Châlons, M. de Choiseul avertirait le général, rassemblerait tous les détachements, et marcherait pour délivrer le roi; il reçut six cents louis en or, pour les distribuer aux soldats des détachements, et exalter leur dévouement, à l'instant où le roi paraitrait et se ferait reconnaître.

M. de Guoguelas partit en même temps pour Paris, pour reconnaître une seconde fois les lieux, en passant par Stenay, Dun, Varennes et Sainte-Menehould, et pour

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