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XIX.

On achevait la constitution, le pouvoir royal n'y subsistait plus que de nom, le roi n'était que l'exécuteur des ordres de la représentation nationale, ses ministres n'étaient que des otages responsables entre les mains de l'Assemblée. On sentait les 'vices de cette constitution avant de l'avoir achevée. Votée dans la colère des partis, elle n'était pas une constitution, elle était une vengeance du peuple contre la monarchie, le trône ne subsistant que pour tenir la place d'un pouvoir unique que l'on instituait partout et qu'on n'osait pas encore nommer. Le peuple, les partis tremblaient, en enlevant le trône, de découvrir un abîme où la nation serait engloutie; il était tacitement convenu de le respecter pour la forme, en dépouillant et en outrageant tous les jours l'infortuné monarque qu'on y tenait enchaîné. Les choses en étaient à ce point où elles n'ont plus d'autre dénoùment qu'une chute. L'armée, sans discipline, n'ajoutait qu'un élément de plus à la fermentation populaire; abandonnée de ses officiers, qui émigraient en masse, les sous-officiers s'en emparaient et transportaient la démocratie dans ses rangs; affiliés, dans toutes les garnisons, au club des Jacobins, ils y prenaient le mot d'ordre et faisant de leur troupe les soldats de l'anarchie et les complices des factieux. Le peuple, à qui on avait jeté en proie les droits féodaux de la noblesse et les dimes du clergé, craignait de se voir arracher ce qu'il possédait avec inquiétude, et voyait partout des complots; il les prévenait par des crimes. Le régime soudain de liberté, auquel il n'était pas preparé, l'agitait sans le fortifier; il montrait tous les vices des affranchis, sans avoir encore les vertus de l'homme libre. La France entière n'était qu'une sédition; l'anarchie gouvernait, et pour qu'elle fût, pour ainsi dire, gouvernée elle-même, elle avait créé son gouvernement dans autant

de clubs qu'il y avait de grandes municipalités dans le royaume.

Le club dominant était celui des Jacobins; ce club était la centralisation de l'anarchie. Aussitôt qu'une volonté puissante et passionnée remue une nation, cette volonté commune rapproche les hommes; l'individualisme cesse et l'association légale ou illégale organise la passion publique. Les sociétés populaires étaient nées ainsi: aux premières menaces de la cour contre les états généraux, quelques députés bretons s'étaient réunis à Versailles et avaient formé une société pour éclairer les complots de la cour et assurer les triomphes de la liberté; ses fondateurs étaient Siéyès, Chapelier, Barnave, Lameth. Après les journées des 8 et 6 octobre le club Breton, transporté à Paris à la suite de l'Assemblée nationale, y avait pris le nom plus énergique de Société des Amis de la Constitution; il siégeait dans l'ancien couvent des Jacobins-SaintHonoré, non loin du Manége, où siégeait l'Assemblée nationale. Les députés qui l'avaient fondé, dans le principe, pour eux seuls, en ouvrirent les portes aux journalistes, aux écrivains révolutionnaires, et enfin à tous les citoyens. La présentation par deux des membres de la société et un scrutin ouvert sur la moralité du récipiendaire étaient les seules conditions d'admission; le public était admis aux séances par des censeurs qui inspectaient la carte d'entrée; un règlement, un bureau, un président, une correspondance, des secrétaires, un ordre du jour, une tribune des orateurs, transportaient dans ces réunions toutes les formes des assemblées délibérantes; c'étaient les assemblées du peuple, moins l'élection et la responsabilité; la passion donnait seule le mandat; au lieu de faire des lois, elles faisaient l'opinion.

Les séances avaient lieu le soir, afin que le peuple ne fût pas empêché d'y assister par les travaux du jour; les actes de l'Assemblée nationale, les événements du moment, l'examen de questions sociales, plus souvent les accusations contre le roi, les ministres, le côté droit,

étaient les textes de ses discussions. De toutes les passions du peuple, celle qu'on y flattait le plus, c'était la haine; on le rendait ombrageux pour l'asservir. Convaincu que tout conspirait contre lui, roi, reine, cour, ministres, autorité, puissances étrangères, il se jetait avec désespoir dans les bras de ses défenseurs. Le plus éloquent à ses yeux était celui qui le pénétrait de plus de crainte; il avait soif de dénonciations, on les lui prodiguait. C'était ainsi que Barnave, les Lameth, puis Danton, Marat, Brissot, Camille Desmoulins, Péthion, Robespierre avaient conquis leur autorité sur le peuple. Ces noms avaient monté avec sa colère; ils l'entretenaient, cette colère, pour rester grands. Les séances nocturnes des Jacobins et des Cordeliers étouffaient souvent l'écho des séances de l'Assemblée nationale; la minorité vaincue au Manége, venait protester, accuser et menacer aux Jacobins.

Mirabeau lui-même, accusé par Lameth à propos de la loi sur l'émigration, était venu, peu de jours avant sa mort, écouter, en face, les invectives de son dénonciateur; il n'avait pas dédaigné de se justifier. Les clubs étaient la force extérieure, où les meneurs de l'Assemblée appuyaient leurs noms pour intimider la représentation nationale. La représentation nationale n'avait que les lois; le club avait le peuple, la sédition et même l'armée,

XX.

Cette opinion publique, ainsi organisée en association permanente sur tous les points de l'empire, donnait un coup électrique auquel rien en pouvait résister. Une motion faite à Paris était répercutée, de club en club jusqu'aux extrémités des provinces. Une même étincelle allumait, à la même heure, la même passion dans des millions d'ames. Toutes les sociétés correspondaient entre elles et avec la société mère. L'impulsion était communiquée, et le contrecoup ressenti tous les jours. C'était

le gouvernement des factions, enlaçant de ses réseaux le gouvernement de la loi; mais la loi était muette et invisible, la faction éloquente et debout.

Qu'on se figure une de ces séances, où les citoyens, agités déjà par l'air orageux de l'époque, venaient prendre place, à la nuit tombante, dans une de ces nefs récemment conquises sur un autre culte. Quelques chandelles apportées par les affiliés éclairaient imparfaitement la sombre enceinte; des murs nus, des bancs de bois, une tribune à la place de l'autel. Autour de cette tribune quelques orateurs chéris du peuple se pressaient pour obtenir la parole. Une foule de citoyens de toutes les classes, de tous les costumes, riches, pauvres, soldats, ouvriers; des femmes, qui apportent la passion, l'enthousiasme, l'attendrissement, les larmes partout où elles entrent; des enfants, qu'elles élèvent dans leurs bras, comme pour leur faire aspirer de bonne heure l'ame d'un peuple irrité: un morne silence, entrecoupé d'éclats de voix, d'applaudissements ou de huées, selon que l'orateur qui demande à parler est aimé ou haï; puis des discours incendiaires, remuant jusqu'au fond, avec des mots magiques les passions de cette foule, neuve aux impressions de la parole; l'enthousiasme réel chez les uns, simulé chez les autres; les motions ardentes, les dons patriotiques, les couronnements civiques, les bustes des grands républicains promenés, les symboles de la superstition et de l'aristocratie brûlés, les chants démagogiques vociférés, en chœur, au commencement et à la fin de chaque séance, quel peuple, même dans un temps de calme, eût résisté aux pulsations de cette fièvre, dont les accès se renouvelaient périodiquement tous les jours, depuis la fin de 1790, dans toutes les villes du royaume? C'était le régime du fanatisme, précédant le régime de la terreur. Telle était l'organisation du club des Jacobins.

XXI.

Le club des Cordeliers, qui se confondait quelquefois avec celui des Jacobins, le dépassait encore en turbulence et en démagogie. Marat et Danton y dominaient.

Le parti constitutionnel modéré avait tenté aussi ses réunions. Mais la passion manque aux réunions défensives; l'offensive seule groupe les factions: elles s'éteignirent d'elles-mêmes jusqu'à la fondation du club des Feuillants. Le peuple dissipa à coups de pierres les premiers rassemblements de députés chez M. de Clermont-Tonnerre. Barnave injuria à la tribune ses collègues, et les voua à l'exécration publique, de la même voix qui avait suscité et rallié les Amis de la Constitution. La liberté n'était encore qu'une arme partiale, qu'on brisait, sans pudeur, dans les mains de ses ennemis.

Que restait-il au roi, pressé ainsi entre une assemblée qui avait usurpé toutes les fonctions exécutives, et ces réunions factieuses, qui usurpaient tous les droits de représentation? Placé sans forces propres entre ces deux puissances rivales, il n'était là que pour recevoir le contre-coup de leur lutte, et pour être jeté, tous les jours, en sacrifice par l'Assemblée nationale à la popularité; une seule force maintenait encore l'ombre du trône et l'ordre extérieur debout, c'était la garde nationale de Paris. Mais la garde nationale était une force neutre, qui ne recevait de loi que de l'opinion, et qui, flottant elle-même entre les factions et la monarchie, pouvait bien maintenir la sécurité dans la place publique, mais ne pouvait servir d'appui ferme et indépendant à un pouvoir politique. Elle était peuple elle-même; toute intervention sérieuse contre la volonté du peuple lui eût paru un sacrilège. C'était un corps de police municipale, ce ne pouvait jamais être encore l'armée du trône ou de la constitution; elle était née d'elle-même, le lendemain du 14 juillet, sur les marches de l'hôtel de ville; elle ne recevait

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