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L'indignation soutient M. de Gouvion contre son mépris intérieur. « Quel est le lâche qui se cache pour outrager la douleur d'un frère? dit-il en cherchant des yeux l'interrupteur. Je me nomme: c'est moi, » lui répond, en se levant, le député Choudieu. Les tribunes couvrent de battements de mains l'insulte de Choudieu. On dirait que cette foule n'a plus de cœur, et que la passion triomphe en elle, même de la nature. Mais M. de Gouvion était appuyé sur un sentiment plus fort que la fureur d'un peuple, un généreux désespoir. Il continua: « J'ai applaudi, comme homme, à la clémence de l'Assemblée nationale quand elle a rompu les fers de ces malheureux soldats, qui étaient peut-être égarés. » On l'interrompt encore. Il reprend avec une énergie contenue: « Les décrets de l'Assemblée constituante, les ordres du roi, la voix de leurs chefs, les cris de la patrie ont été impuissants sur eux. Sans provocation de la part de la garde nationale des deux départements, ils ont fait feu sur les Français. Mon frère est tombé, tombé victime volontaire de son obéissance à vos décrets! Non, ce ne sera jamais tranquillement que je verrai flétrir la mémoire de ces gardes nationaux par des honneurs accordés aux hommes qui les ont immolés. » Couthon, jeune Jacobin, assis non loin de Robespierre, dans les yeux de qui il semble puiser ses stoïques inspirations, se lève et combat Gouvion sans l'insulter. « Quel est l'esclave des préjugés qui oserait déshonorer des hommes que la loi a innocentés? Qui ne ferait taire sa douleur personnelle devant les intérêts et le triomphe de la liberté ? » Mais la voix de Gouvion a remué au fond des cœurs une corde de justice et d'émotion naturelle, qui palpite encore sous l'insensibilité des opinions. Deux fois l'Assemblée, sommée par le président de voter pour ou contre l'admission aux honneurs de la séance, se lève en nombre égal pour ou contre cette proposition. Les secrétaires, juges de ces décisions, hésitent à prononcer. Ils prononcent enfin, après deux épreuves, que la majorité est pour l'admission des Suisses;

mais la minorité proteste: l'arrêt est cassé. On demande l'appel nominal. L'appel nominal prononce encore à une faible majorité que les soldats vont être admis aux honneurs de la séance. Ils entrent par une porte aux applaudissements de délire des tribunes. L'infortuné Gouvion sort au même instant par la porte opposée, la rougeur sur le front, la mort dans ses pensées. Il jure qu'il ne rentrera jamais dans une assemblée où l'on force un frère à voir et à féliciter les assassins de son frère. Il va de ce pas demander au ministre de la guerre son envoi à l'armée du Nord pour y mourir, et il y meurt.

XX.

Cependant on introduit les soldats. Collot d'Herbois les présente à l'admiration des tribunes. Les gardes nationaux de Versailles, qui leur ont fait cortége jusqu'à l'Assemblée, défilent dans la salle au bruit des tambours et aux cris de: Vive la nation! Des groupes de citoyens et de femmes de Paris, faisant flotter sur les têtes des drapeaux tricolores et brandissant des piques, les suivent; puis les membres des sociétés populaires de Paris présentent au président les drapeaux d'honneur donnés aux Suisses par les départements que ces triomphateurs viennent de traverser. Les hommes du 14 juillet, par l'organe de Gonchon, agitateur du faubourg Saint-Antoine, annoncent que ce faubourg fait fabriquer dix mille pigues pour défendre la liberté et la patrie. Cette ovation légale, offerte par les Girondins et par les Jacobins à des soldats indisciplinés, autorisaient le peuple de Paris à leur décerner le triomphe du scandale.

Ce n'était plus le peuple de la liberté, c'était le peuple de l'anarchie; la journée du 18 avril en rassemblait tous les symboles. La révolte armée contre les lois pour exemple; des soldats mutinés pour triomphateurs; une galère colossale, instrument de supplice et de honte, couronnée de fleurs, pour emblême; des femmes perdues et des fil

les recrutées dans les lieux de débauche, portant et baisant les débris des chaînes de ces galériens; quarante trophées étalant les quarante noms de ces Suisses; des couronnes civiques sur les noms de ces meurtriers des citoyens; les bustes de Voltaire, de Rousseau, de Franklin, de Sidney, des plus grands philosophes et des plus vertueux patriotes, mêlés avec les bustes ignobles de ces séditieux, et profanés par ce contact; ces soldats eux-mêmes, étonnés, sinon honteux de leur gloire, marchant au milieu d'un groupe de gardes françaises révoltés, autre glorification de l'abandon des drapeaux et de l'indiscipline; la marche fermée par un char imitant encore par sa forme la proue d'une galère; sur ce char la statue de la Liberté, armée d'avance de la massue de septembre et coiffée du bonnet rouge, symbole emprunté à la Phrygie par les uns, aux bagnes par les autres; le livre de la constitution porté processionnellement dans cette fête, comme pour y assister aux hommages décernés à ceux qui s'étaient armés contre les lois; des bandes de citoyens et de citoyennes, les piques des faubourgs, l'absence des baïonnettes civiques; des vociférations menaçantes, la musique des théâtres, des hymnes démagogiques, des stations dérisoires à la Bastille, à l'hôtel de ville, au Champde-Mars, à l'autel de la Patrie; des rondes immenses et désordonnées, dansées, à plusieurs reprises, par ces chaines d'hommes et de femmes autour de la galère triomphale et aux refrains cyniques de l'air de la Carmagnole; des embrassements plus obscènes que patriotiques entre ces femmes et ces soldats, se précipitant dans les bras les uns des autres, et, pour comble d'avilissement des lois, Péthion, le maire de Paris, les magistrats du peuple, assistant en corps à cette fète et sanctionnant cette insulte triomphale aux lois par leur faiblesse ou par leur complicité: telle fut cette fête, humiliante copie du 14 juillet, parodie honteuse d'une insurrection qui parodiait une révolution! La France rougit, les bons citoyens furent consternés, la garde nationale commença

à craindre les piques, la ville à craindre les faubourgs, et l'armée y reçut le signal de la plus complète désorganisation.

L'indignation des constitutionnels éclata en strophes ironiques dans un hymne d'André Chénier, où ce jeune poëte vengeait les lois et se marquait lui-même pour l'échafaud:

Salut, divin triomphe! Entre dans nos murailles !
Rends-nous ces soldats illustrés.

Par le sang de Désille et par les funérailles
De nos citoyens massacrés!

LIVRE ONZIEME.

I.

Le contre-coup de ces triomphes de l'indiscipline et du meurtre se fit ressentir partout dans l'insubordination des troupes, dans la désobéissance des gardes nationales et dans le soulèvement des populations. Pendant qu'on fêtait à Paris les Suisses de Châteauvieux, la populace de Marseille exigeait violemment l'expulsion du régiment suisse d'Ernst, en garnison à Aix, sous prétexte qu'il y favorisait l'aristocratie et qu'il y menaçait la sécurité de la Provence. Sur le refus de ce régiment de quitter la ville, les Marseillais marchaient sur Aix, comme les Parisiens avaient marché sur Versailles aux journées d'octobre. Ils entraînaient dans leur violence la garde nationale, destinée à la réprimer; ils cernaient avec du canon le régiment d'Ernst, lui faisaient déposer les armes et le chassaient honteusement devant la sédition. La garde nationale, force essentiellement révolutionnaire, parce qu'elle participe, comme peuple, aux opinions, aux sentiments et aux passions qu'elle doit contenir comme garde civique, sui

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