Page images
PDF
EPUB

C'était l'heure de l'avénement de leurs amis. Péthion venait d'être nommé à la mairie et se créait une république dans la commune; Robespierre, exclu de l'Assemblée législative par la loi qui interdisait la réélection des membres de l'Assemblée constituante, s'élevait une tribune aux Jacobins; Brissot entrait à la place de Buzot dans la nouvelle assemblée, et sa renommée de publiciste et d'homme d'État ralliait autour de ses doctrines les jeunes Girondins. Ceux-ci arrivaient de leur département avec l'ardeur de leur âge et l'impulsion d'un second flot révolutionnaire. Ils se jetèrent, en arrivant, dans les cadres que Robespierre, Buzot, Laclos, Danton et Brissot avaient préparés.

Roland, ami de tous ces hommes, mais sur le second plan et caché dans leur ombre, avait une de ces réputations sourdes, d'autant plus puissante sur l'opinion qu'elle éclatait moins au dehors; on en parlait comme d'une vertu antique, enveloppée dans la simplicité d'un homme des champs; c'était le Siéyès du parti. Sous son silence on présumait la pensée; dans le mystère on pressentait l'oracle. L'éclat et le génie de sa jeune femme attiraient les yeux sur lui; sa médiocrité même, seule puissance qui ait la vertu de neutraliser l'envie, le servait. Comme personne ne le craignait, tout le monde le mettait en avant: Péthion, pour le couvrir; Robespierre, pour le miner; Brissot, pour mettre sa mauvaise renommée à l'abri d'une probité proverbiale; Buzot, Vergniaud, Louvet, Gensonné et les Girondins, par respect pour sa science et par entraînement vers madame Roland; la cour même, par confiance dans son honnêteté et par mépris pour son influence. Cet homme marchait au pouvoir sans se donner de mouvement, porté par la faveur d'un parti, par le prestige de l'inconnu sur l'opinion, par le dédain de ses ennemis et par le génie de sa femme.

II.

Le roi avait espéré quelque temps que la colère de la Révolution s'adoucirait par son triomphe. Ces actes violents, ces oscillations orageuses entre l'insolence et le repentir, qui avaient signalé l'avénement de cette assemblée, l'avaient douloureusement détrompé. Son ministère, étonné, tremblait déjà devant tant d'audace et confessait dans le conseil son insuffisance. Le roi tenait à conserver des hommes qui lui avaient donné tous des preuves de dévouement à sa personne. Quelques-uns même, confidents et complices, servaient le roi et la reine, soit dans leurs rapports avec l'émigration, soit dans leurs intrigues à l'intérieur.

M. de Montmorin, homme capable, mais inégal aux difficultés du temps, s'était retiré. Les deux hommes principaux du ministère étaient M. de Lessart, aux affaires étrangères; M. Bertrand de Molleville, à la marine. M. de Lessart, placé par sa position entre l'émigration armée, l'Assemblée impatiente, l'Europe indécise et le roi complice, ne pouvait manquer de succomber sous ses bonnes intentions. Son plan était d'éviter la guerre à son pays par des temporisations et des négociations; de suspendre les démostrations hostiles des puissances; de montrer à l'Assemblée intimidée le roi comme le seul arbitre et le seul négociateur de la paix entre son peuple et l'étranger; il espérait ajourner ainsi les derniers chocs entre l'Assemblée et le trône, et rétablir l'autorité régulière du roi en maintenant la paix. Les dispositions personnelles de l'empereur Léopold l'aidaient dans cette pensée; il n'avait contre lui que la fatalité, qui pousse les choses et les hommes au dénoûment. Les Girondins et Brissot surtout l'assiégeaient de leurs accusations; c'était l'homme qui pouvait le plus retarder leur triomphe. En le sacrifiant, ils sacrifiaient tout un système; leur presse et leurs discours le désignaient à la fureur du peuple;

les partisans de la guerre l'avaient marqué pour victime. Il ne trahissait point; mais, pour eux, négocier c'était trahir. Le roi, qui le savait irréprochable et qui s'associait à ses plans, réfusait de le sacrifier à ses ennemis et ammassait ainsi plus de ressentiments contre le ministre.

Quant à M. de Molleville c'était un ennemi secret de la constitution. Il conseillait au roi l'hypocrisie, s'enveloppant de la lettre pour tuer l'esprit de la loi, marchant par des souterrains à une catastrophe violente, de laquelle la cause monarchique devait selon lui, sortir victorieuse; croyant à la puissance de l'intrigue, plus qu'à la puissance de l'opinion, cherchant partout des traîtres à la cause populaire, soldant des espions, marchandant toutes les consciences, ne croyant à l'incorruptibilité de personne, entretenant des intelligences secrètes avec les démagogues les plus forcenés, faisant faire à prix d'argent les motions les plus incendiaires, afin de dépopulariser la Révolution par ses excès, et remplissant les tribunes de l'Assemblée de ses agents pour couvrir de leurs huées ou de leurs applaudissements les discours des orateurs, et simuler dans les tribunes un faux peuple et une fausse opinion; homme de petits moyens dans les grandes choses, comptant qu'on peut tromper une nation comme on trompe un homme. Le roi, à qui il était dévoué, l'aimait comme le dépositaire de ses peines, le confident de ses rapports avec l'étranger, et l'intermédiaire habile de ses négociations avec les partis. M. de Molleville se soutenait ainsi en équilibre sur la faveur intime du roi et sur ses intrigues avec les révolutionnaires. Il parlait bien la langue de la constitution; il avait le secret de beaucoup de consciences vendues.

C'est entre ces deux hommes que le roi, pour complaire à l'opinion, appela M. de Narbonne au ministère de la guerre. Madame de Staël et le parti constitutionnel se rapprochèrent des Girondins, pour l'y soutenir. Condorcet fut l'intermédiaire entre ces deux partis. Madame

de Condorcet, femme d'une éclatante beauté, se joignit à madame de Staël dans sa faveur enthousiaste pour le jeune ministre. L'une lui prêta l'éclat de son génie, l'autre l'influence de ses charmes. Ces deux femmes semblèrent confondre leurs sentiments dans un dévouement commun à l'homme de leurs préférences. Leur rivalité s'immola à son ambition.

III.

Le point de contact du parti girondin avec le parti constitutionnel, dans ce rapprochement, dont l'élévation de M. de Narbonne fut le gage, était la passion de ces deux partis pour la guerre. Le parti constitutionnel la voulait pour faire diversion à l'anarchie intérieure et jeter au dehors les ferments d'agitation qui menaçaient le trône. Le parti girondin la voulait pour précipiter les esprits aux extrémités. Il espérait que les dangers de la patrie lui donneraient la force de secouer le trône et d'enfanter le régime républicain.

C'est sous ces auspices que M. de Narbonne entra aux affaires. Lui aussi, il voulait la guerre, non pour renverser le trône, à l'ombre duquel il était né, mais pour remuer et éblouir la nation, pour tenter la fortune par un coup désespéré, et pour remettre à la tête du peuple sous les armes la haute aristocratie militaire du pays, la Fayette, Biron, Rochambeau, les Lameth, Dillon, Custines et lui-même. Si la victoire passait sous les drapeaux de la France, l'armée victorieuse, sous des chefs constitutionnels, dominerait les Jacobins, raffermirait la monarchie réformée et soutiendrait l'établissement des deux chambres. Si la France était destinée à des revers, le trône et l'aristocratie succomberaient sans doute; mais autant valait périr noblement dans une lutte nationale de la France contre ses ennemis, que de trembler toujours et de périr enfin dans une émeute sous les piques des Jacobins. C'était de la politique chevaleresque et

aventureuse, qui plaisait aux jeunes gens par l'héroïsme et aux femmes par le prestige. On y sentait la sève du courage français. M. de Narbonne la personnifiait dans le conseil. Ses collègues, M. de Lessart et M. Bertrand de Molleville, voyaient en lui le renversement de tous leurs plans. Le roi, comme toujours, flottait indécis: un pas en avant, un pas en arrière; surpris dans l'hésitation par l'événement, situation la plus faible pour résister à un choc ou pour imprimer soi-même une impulsion.

Outre ces conseillers officiels, les constituants hors de fonctions, les Lameth, Duport, Barnave surtout, étaient consultés par le roi. Barnave était resté à Paris quelques mois après la dissolution de l'Assemblée constituante. Il rachetait par un dévouement sincère à la monarchie les coups qu'il lui avait portés. Son esprit avait mesuré la pente rapide où l'amour de la faveur publique l'avait entraîné. Comme Mirabeau, il avait voulu s'arrêter trop tard. Resté désormais sur le bord des événements, il était assiégé de terreurs et de remords. Si son cœur intrépide ne tremblait pas pour lui-même, l'attendrissement qu'il éprouvait pour la reine et pour la famille royale le portait à donner au roi de ces conseils qui n'ont qu'un tort: celui de ne pouvoir plus être suivis.

Ces conciliabules, qui se tenaient chez Adrien Duport, l'ami de Barnave et l'oracle de ce parti, ne servaient qu'à embarrasser l'esprit du roi d'un élément d'hésitation de plus. La Fayette et ses amis y joignaient alors leur avis impérieux. Maître de l'opinion publique la veille, la Fayette ne pouvait se persuader qu'il était dépassé. La garde nationale, qui lui restait attachée, croyait encore à sa toute-puissance. Tous ces partis et tous ces hommes prêtaient à M. de Narbonne un appui secret. Courtisan aux yeux de la cour, aristocrate aux yeux de la noblesse, militaire aux yeux de l'armée, populaire aux yeux du peuple, séduisant aux yeux des femmes, c'était le ministre de l'espérance publique. Les Girondins seuls

« PreviousContinue »