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sait pas avoir assez de consistance pour un sentiment de dévouement. Son activité, répandue sur tous les sujets, lui donnait l'apparence d'un artiste en idées plutôt que d'un apôtre. On l'appelait un intrigant.

Brissot amena Péthion, son condisciple et son ami: Péthion, déjà membre de l'Assemblée constituante et dont la parole, dans deux ou trois circonstances, avait été remarquée. Brissot passait pour l'inspirateur de ces discours. Buzot et Robespierre, tous deux membres de la même Assemblée, y furent introduits. Buzot, dont la beauté pensive, l'intrépidité et l'éloquence devaient plus tard agiter le cœur et attendrir l'admiration de madame Roland; Robespierre, que l'inquiétude de son ame et le fanatisme de ses haines jetaient dès lors comme un ferment d'agitation dans tous les conciliabules où l'on conspirait au nom du peuple. Quelques autres encore, dont les noms viendront à leur heure dans les fastes de ce parti naissant. Brissot, Péthion, Buzot, Robespierre convinrent de se réunir quatre fois par semaine, le soir, dans le salon de cette femme.

XVI.

L'objet de ces réunions était de conférer secrètement sur les faiblesses de l'Assemblée constituante, sur les piéges que l'aristocratic tendait à la Révolution entravée, et sur la marche à imprimer aux opinions attiédies pour achever de consolider le triomphe. Ils choisirent la maison de madame Roland, parce que cette maison était située dans un quartier également rapproché du logement de tous les membres qui devaient s'y rencontrer. Comme dans la conspiration d'Harmodius, c'était une femme qui tenait le flambeau pour éclairer les conspirateurs.

Madame Roland se trouvait ainsi jetée, dès les premiers jours, au centre des mouvements. Sa main invisible touchait les premiers fils de la trame encore confuse qui devait dérouler les plus grands événements. Ce rôle, le seul

que lui permit son sexe, flattait à la fois son orgueil de femme et sa passion politique. Elle le ménagea avec cette modestie qui eût été en elle le chef d'œuvre de l'habileté, si elle n'eût été le don de sa nature. Placée hors du cerele, près d'une table à ouvrage, elle travaillait des mains, ou écrivait ses lettres, tout en écoutant avec une apparente indifférence les discussions de ses amis. Souvent tentée d'y prendre part, elle se mordait les lèvres pour réprimer sa pensée. Amc d'énergie et d'action, la longueur et la diffusion verbeuse de ces conseils sans résultat lui inspiraient un secret dédain. L'action s'évaporait en paroles, et l'heure passait, emportant avec elle l'occasion, qui ne revient plus.

Bientôt les victoires de l'Assemblée constituante énervèrent les vainqueurs. Les chefs de cette assemblée reculèrent devant leur propre ouvrage, et pactisèrent avec l'aristocratie et avec le trône pour accorder au roi la révision de la constitution dans un esprit plus monarchique. Les députés qui se réunissaient chez madame Roland se dispersèrent et se découragèrent. Il ne resta plus sur la fin que ce petit nombre d'hommes inébranlables qui s'attachent aux principes indépendamment de leur succès, et qui s'attachent aux causes désespérées avec d'autant plus de force que la fortune semble les trahir davantage. Buzot, Péthion et Robespierre furent de ce nombre.

XVII.

Il y a pour l'histoire une curiosité sinistre à voir la première impression que fit sur madame Roland l'homme qui, réchauffé dans son sein et conspirant alors avec elle, devait un jour renverser la puissance de ses amis, les immoler en masse, et l'envoyer elle-même à l'échafaud. Nul sentiment répulsif ne paraît à cette époque avertir cette femme qu'elle conspire sa propre mort en conspirant la fortune de Robespierre. Si elle a quelque crainte vague, celle crainte est aussitôt couverte par une

pitié qui ressemble presque au mépris. Robespierre lui parut un honnête homme. En faveur de ses principes, elle lui pardonna son mauvais langage et son fastidieux débit. Robespierre, comme tout homme d'une seule pensée, respirait l'ennui. Cependant elle avait remarqué qu'il était toujours concentré dans ces comités, qu'il ne se livrait pas, qu'il écoutait tous les avis avant de donner le sien, et qu'il ne se donnait pas la peine de le motiver. Comme les hommes impérieux, sa conviction lui paraissait une raison suffisante. Le lendemain, il montait à la tribune, et, profitant pour sa renommée des discussions intimes qu'il avait entendues la veille, il devançait l'heure de l'action concertée avec ses amis, et éventait ainsi le plan de conduite. On l'en blàmait chez madame Roland; il s'en excusait avec légèreté. On attribuait ces torts à la jeunesse et à l'impatience de son amour-propre. Madame Roland, persuadée que ce jeune homme aimait passionnément la liberté, prenait sa réserve pour de la timidité, et ses trahisons pour de l'indépendance. La cause commune couvrait tout. La partialité transforme les plus sinistres indices en faveur ou en indulgence. « Il défend les principes avee chaleur et opiniâtreté, dit-elle; il y a du courage à les défendre seul au temps où le nombre des défenseurs du peuple est prodigieusement réduit. La cour le hait, nous devons donc l'aimer. J'estime Robespierre sous ce rapport, je le lui témoigne; et lors même qu'il est peu assidu au petit comité du soir, il vient de temps en temps me demander à dîner. J'avais été frappée de la terreur dont il parut pénétré le jour de la fuite du roi à Varennes. Il dit le soir, chez Péthion, que la famille royale n'avait pas pris ce parti sans avoir préparé dans Paris une Saint-Barthélemy de patriotes, et qu'il s'attendait à mourir avant vingt-quatre heures. Péthion, Buzot, Roland disaient, au contraire, que cette fuite du roi était son abdication, qu'il fallait en profiter pour préparer les esprits à la république. Robespierre, ricanant et se rongeant les ongles, comme à l'ordinaire, demandait ce que c'était qu'une république.

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Ce fut ce jour-là que le projet du journal intitulé le Républicain fut conçu entre Brissot, Condorcet, Dumont de Genève et Duchâtelet. On voit que l'idée de la république naquit dans le berceau des Girondins avant de naître dans l'ame de Robespierre, et que le 10 août ne fut pas un accident, mais un complot.

A la même époque, madame Roland s'était livrée, pour sauver les jours de Robespierre, à un de ces premiers mouvements qui révèlent une amitié courageuse, et qui laissent des traces dans la mémoire même des ingrats. Après le massacre du Champ-de-Mars, Robespierre, accusé d'avoir conspiré avec les rédacteurs de la pétition de déchéance, et menacé comme factieux de la vengeance de la garde nationale, fut obligé de se cacher. Madame Roland, accompagnée de son mari, se fit conduire, à onze heures du soir, dans sa retraite au fond du Marais, pour lui offrir un asile plus sûr dans leur propre maison. Il avait déjà fui son domicile. Madame Roland se rendit de là chez Buzot, leur ami commun, et le conjura d'aller aux Feuillants, où il était influent alors, et de se hâter de disculper Robespierre avant que le décret d'accusation fût lancé contre lui.

Buzot hésita un moment, puis: "Je ferai tout, dit-il, pour sauver ce malheureux jeune homme, quoique je sois loin de partager l'opinion de certaines personnes sur son compte. Il songe trop à lui pour aimer la liberté; mais il la sert, et cela me suffit. Je serai là pour le défendre. » Ainsi, trois victimes futures de Robespierre conspiraient, la nuit et à son insu, le salut de l'homme par qui elles devaient mourir. La destinée est un mystère d'où sortent les plus étranges coïncidences, et qui ne tend pas moins de pièges aux hommes par leurs vertus que par leurs crimes. La mort est partout; mais quel que soit le sort, la vertu seule ne se repent pas. Sous les cachots de la Conciergerie, madame Roland se souvint avec complaisance de cette nuit. Si Robespierre s'en souvint dans sa puissance, ce souvenir fut plus froid sur son cœur que la hache du bourreau.

LIVRE NEUVIEME

I.

Après la dispersion de l'Assemblée constituante, M. et madame Roland, leur mission terminée, quittèrent Paris. Cette femme, qui sortait toute brûlante du foyer des factions et des affaires, revint prendre à la Platière les soins de son ménage rustique et vendanger ses vignes; mais elle avait goûté l'enivrement de la Révolution. Le mouvement auquel elle avait participé un moment l'entraînait encore à distance: elle était restée en commerce de lettres avec Robespierre et Buzot; correspondance politique et sèche avec Robespierre, pathétique et tendre avec Buzot. Son esprit, son ame, son cœur, tout la rappelait. Il y eut entre elle et son mari une délibération en apparence impartiale pour décider s'ils s'enseveliraient à la campagne ou s'ils retourneraient à Paris. Mais l'ambition de l'un et l'ame de l'autre avaient prononcé à leur insu et avant eux. Le plus futile prétexte suffit à leur impatience. Au mois de décembre, ils étaient de nouveau installés à Paris.

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