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s'avancent un peu sur le mur pour garantir les fenêtres de la pluie l'hiver, du soleil l'été. Les murs, unis et sans ornements d'architecture, étaient revêtus d'un ciment de chaux blanche que le temps a éraillé et sali. On monte au vestibule par cinq marches de pierre surmontées d'une balustrade rustique en fer rouillé. Une cour entourée de granges où l'on serre la récolte, de pressoirs pour les vendanges, de celliers pour le vin et d'un pigeonnier, précède la maison. Derrière se nivèle un petit jardin potager, dont les carrés sont bordés de buis, d'œillets et d'arbres fruitiers taillés près de terre. Un pavillon de verdure s'élève au bout de chaque 'allée. Un peu plus loin, un verger, dont les arbres penchés dans mille attitudes jettent un peu d'ombre sur un arpent d'herbe broutée; puis un grand enelos de vignes basses, coupées en lignes droites par de petits sentiers verts. Voilà ce site. La vue se porte tour à tour sur l'horizon sévère, recueilli et rapproché, des montagnes de Beaujeu, tachées sur leurs flancs de noirs sapins et entrecoupées de grandes prairies penchantes où s'engraissent les boeufs du Charolais, et sur la vallée de la Saône, immense océan de verdure, surmonté çà et là de nombreux clochers. La ceinture des. Hautes-Alpes, couvertes de neiges, et le dôme du MontBlanc, qui domine tout, encadrent ce vaste paysage. Il y a quelque chose de l'infini de la mer, et si par son côté borné il porte au recueillement et à la résignation, par son côté ouvert il semble solliciter la pensée à se répandre, et emporter l'ame dans tous les lointains de l'espérance et sur tous les sommets de l'imagination.

Tel fut, pendant cinq ans, l'horizon de cette jeune femme. C'est là qu'elle se plongea dans la plénitude de eette nature qu'elle avait si souvent rêvée dans son enfance, et dont elle n'apercevait que quelques pans de ciel et quelques perspectives confuses de forêts royales, du haut de sa fenêtre, par-dessus les toits de Paris. C'est là que ses goûts simples et son ame aimante trouvèrent des aliments et des exercices à sa sensibilité.

Elle y partageait sa vie entre les soins du nénage, la culture de son esprit et la charité active, cette culture du cœur; adorée des paysans, dont elle se fit la Providence, elle appliquait au soulagement de leur misère le peu de superflu que lui laissait une économie étroite, et à la guérison de leurs maladies les connaissances qu'elle avait acquises en médecine. On venait la chercher de trois et quatre lieues pour aller visiter un malade. Le dimanche, les marches du perron de sa cour étaient couvertes d'infirmes, qui venaient chercher du soulagement, ou de convalescents, qui venaient lui apporter les témoignages de leur reconnaissance: les paniers de châtaignes, les fromages de leurs chèvres ou les pommes de leurs vergers. Elle jouissait de trouver le peuple des campagnes juste, sensible et reconnaissant. Elle se figurait à son image le peuple dépaysé des grandes capitales. L'incendie des châteaux, pendant le brigandage, et les massacres de septembre, lui apprit plus tard que ces mers d'hommes, si calmes alors, ont des tempêtes plus terribles que celles de l'Océan, qu'il faut des institutions aux sociétés comme il faut un lit aux flots, et que la force est aussi indispensable que la justice au gouvernement des peuples.

XIII.

Cependant la Révolution de 89 avait sonné, et était venue la surprendre au sein de cette retraite. Enivrée de philosophie, passionnée pour l'idéal de l'humanité, adoratrice de la liberté antique, elle s'enflamma dès la première étincelle à ce foyer d'idées nouvelles; elle crut de bonne foi que cette révolution, comme un enfantement sans douleurs, allait régénérer l'espèce humaine, détruire la misère de la classe malheureuse, sur laquelle elle s'attendrissait, et renouveler la face du monde. Il y a de l'imagination jusque dans la piété des grandes ames. L'illusion généreuse de la France, à cette époque, était égale à l'œuvre que la France avait à accomplir. Si elle n'a

vait pas tant espéré, elle n'eût rien osé. Sa foi fut sa force.

De ce jour, madame Roland sentit s'allumer en elle un feu qui ne devait plus s'éteindre que dans son sang. Tout l'amour oisif qui sommeillait dans son ame se convertit en enthousiasme et en passion pour l'humanité. Sa sensibilité trompée, trop ardente sans doute pour un seul homme, se répandit sur tout un peuple. Elle aima la Révolution comme une amante. Elle communiqua cette flamme à son mari et à ses amis. Toute sa passion contenue se versa dans ses opinions. Elle se vengea de sa destinée, qui lui refusait le bonheur pour elle-même, en se consumant pour le bonheur des autres. Heureuse et aimée, elle n'eût été qu'une femme; malheureuse et isolée, elle devint un chef de parti.

XIV.

Les opinions de M. et de madame Roland soulevèrent contre eux, dans le premier moment, toute l'aristocratie commerciale de Lyon, ville probe et pure, mais ville d'argent, où tout se calcule, et où les idées ont la pesanteur et l'immobilité des intérêts. Les idées ont un courant irrésistible qui entraîne même les populations les plus stagnantes. Lyon fut entraîne et submergé par les opinions de l'époque. M. Roland fut porté à la municipalité par les premières élections. Il s'y prononça avec la roidure de ses principes et avec l'énergie qu'il puisait dans l'ame de sa femme. Redouté des timides, adoré des impatients, son nom devint une injure, puis un drapeau; la faveur publique le vengea des outrages des riches. Il fut député à Paris, par le conseil municipal, pour y défendre les intérêts commerciaux de Lyon auprès des comités de l'Assemblée constituante.

Les liaisons de Roland avec les philosophes et avec les économistes, qui formaient le parti pratique de la philosophie; ses rapports obligés avec les membres influents de l'Assemblée, ses goûts littéraires et surtout l'attrait

LAMARTINE. 1.

et la séduction naturelle qui attirent et retiennent les hommes éminents autour d'une femme jeune, éloquente et passionnée, firent bientôt du salon de madame Roland un foyer, peu éclatant encore, mais ardent, de la RévoJution. Les noms qui s'y rencontrent révèlent, dès le premier jour, les opinions extrêmes. Pour ces opinions, la constitution de 1791 n'était qu'une halte.

Ce fut le 20 février 1791 que madame Roland rentra dans ce Paris d'où elle était sortie cinq ans auparavant, jeune fille inaperçue et sans nom, et où elle revenait comme une flamme pour animer tout un parti, fonder lá république, régner un moment et mourir. Elle avait dans l'ame un confus pressentiment de cette destinée. Le génie et la volonté connaissent leurs forces, ils sentent avant les autres et ils prophétisent leur mission. Madame Roland semblait d'avance emportée par la sienne au centre de l'action. Elle courut le lendemain de son arrivée aux séances de l'Assemblée. Elle vit le puissant Mirabeau, l'étonnant Cazalès, l'audacieux Maury, l'astucieux Lameth, le froid Barnave. Elle remarqua avec le dépit de la haine, dans l'attitude et le langage du côté droit, cette supériorité que donnent l'habitude de la domination et la confiance dans le respect des masses; du côté gauche, l'infériorité des manières et l'insolence mêlée à la subalternité. Ainsi l'aristocratie antique survivait dans le sang et se vengeait, même après sa défaite, de la démocratie, qui l'enviait en la subjuguant. L'égalité s'écrit dans les lois longtemps avant de s'établir entre les races. La nature est aristocrate; il faut une longue pratique de l'indépendance pour donner aux peuples républicains la noble attitude et la dignité polie du citoyen. En révolution même, dans le vainqueur on sent longtemps le parvenu de la liberté. Les femmes ont le tact plus sensible à ces nuances. Madame Roland les comprit; mais loin de se laisser séduire par cette supériorité de l'aristocratie, elle · s'en indigna davantage et sentit redoubler sa haine contre un parti qu'on pouvait abattre, mais qu'on ne pouvait humilier.

XV.

C'est à cette époque que son mari et elle se lièrent avec quelques-uns des hommes les plus fervents, parmi les apôtres des idées populaires. Ce n'étaient pas ceux qui brillaient davantage de la faveur du peuple et de l'éclat du talent, c'étaient ceux qui lui paraissaient aimer la Révolution pour la Révolution elle-même, et se dévouer avec un désintéressement sublime, non au succès de leur fortune, mais au progrès de l'humanité. Brissot vint un des premiers. M. et madame Roland étaient, depuis longtemps, en correspondance avec lui sur des sujets d'économie publique et sur les grands problèmes de la liberté. Leurs idées avaient fraternisé et grandi ensemble. Ils étaient unis d'avance par toutes les fibres des cœurs révolutionnaires, mais ils ne se connaissaient pas. Brissot, dont la vie aventureuse et la polémique infatigable avaient de l'analogie avec la jeunesse de Mirabeau, s'était fait déjà un nom dans le journalisme et dans les clubs. Madame Roland l'attendit avec respect; elle était curieuse de juger si les traits du visage répondaient en lui à la physionomie de l'ame. Elle croyait que la nature se révélait par toutes les formes, et que l'intelligence et la vertu modelaient les sens extérieurs de l'homme comme le statuaire imprime à l'argile les formes palpables de sa conception. Le premier aspect la détrempa, sans la décourager de son culte pour Brissot. Il manquait de cette dignité d'attitude et de cette gravité de caractère qui semblent comme un reflet de la dignité, de la vie et de la gravité des doctrines. Quelque chose dans l'homme politique rappelait le pamphlétaire. Sa légèreté la choquait, sa gaieté même lui semblait une profanation des idées austères dont il était l'organe. La Révolution, qui passionnait son style, n'allait pas jusqu'à passionner son visage. Elle ne lui trouvait pas assez de haine contre les ennemis du peuple. L'ame mobile de Brissot ne parais

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