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table, elle eût été plus unanime et plus triomphante. Nos généraux n'auraient pas été massacrés par leurs soldats aux cris de trahison. L'esprit des peuples aurait combattu avec nous, et l'horreur de nos journées d'août, de septembre et de janvier, n'aurait pas repoussé de nos drapeaux les peuples, attirés par nos doctrines. Voilà comment un seul changement, à l'origine de la république, changeait le sort de la Révolution.

XVI.

Mais si les mœurs de la France répugnaient encore à la vigueur de cette résolution, et si l'Assemblée craignait que son enfantement de la république fût précoce, il lui restait le troisième parti: proclamer la déchéance temporaire de la royauté pendant dix ans, mettre le roi en réserve et gouverner républicainement, en son nom, jusqu'à l'affermissement incontesté et inébranlable de la constitution. Ce parti sauvait tout, même aux yeux des faibles: le respect pour la royauté, la vie du roi, les jours de la famille royale, le droit du peuple, l'innocence de la Révolution. Il était à la fois ferme et calme, efficace et légitime. C'était la dictature telle que tous les peuples en ont eu l'instinct dans les jours critiques de leur existence. Mais, au lieu de la dictature courte, fugitive, inquiète, ambitieuse d'un seul, c'était la dictature de la nation elle-même, se gouvernant par son Assemblée nationale. La nation écartait révérencieusement la royauté pendant dix ans pour faire elle-même l'œuvre supérieure aux forces d'un roi. Cette œuvre faite, les ressentiments éteints, les habitudes prises, les lois en vigueur, les frontières couvertes, le clergé sécularisé, l'aristocratie soumise, la dictature pouvait cesser. Le roi ou sa dynastie pouvait remonter sans péril sur un trône dont les grands orages étaient écartés. Cette république véritable aurait repris le nom de monarchie constitutionnelle, sans rien échanger. On aurait replacé la statue de la

Royauté au sommet, quand le piédestal aurait été consolidé. Un tel acte cût été le consulat du peuple: bien supérieur à ce consulat d'un homme, qui ne devait finir que par le ravage de l'Europe et par la double usurpation du trône et de la Révolution.

Ou bien, si, à l'expiration de cette dictature nationale, la nation, bien gouvernée, eût trouvé le trône dangereux ou inutile à rétablir, qui l'empêchait de dire au monde: Ce que j'ai assumé comme dictature, je le consacre comme gouvernement définitif. Je proclame la république française, comme le seul gouvernement suffisant à l'énergie d'une époque rénovatrice; car la république c'est la dietature perpétuée et constituée du peuple. A quoi bon un trône? Je reste debout. C'est l'attitude d'un peuple en travail !

En résumé, l'Assemblée constituante, dont la pensée éclaire le globe, dont l'audace transforma en deux ans un empire, n'eut qu'un tort: c'est de se reposer. Elle devait se perpétuer, elle abdiqua. Une nation qui abdique après deux ans de règne et sur des monceaux de ruines, lègue le sceptre à l'anarchie. Le roi ne pouvait plus régner; la nation ne voulut pas régner; les factions régnèrent. La Révolution périt, non pas pour avoir trop voulu, mais pour n'avoir pas assez osé. Tant il est vrai que les timidités des nations ne sont pas moins funestes que les faiblesses des rois, et qu'un peuple qui ne sait pas prendre et garder tout ce qui lui appartient tente à la fois la tyrannie et l'anarchie! L'Assemblée osa tout, excepté régner. Le règne de la Révolution ne pouvait s'appeler que république. L'Assemblée laissa ce nom aux factions et cette forme à la terreur. Ce fut là sa faute. Elle l'expia; et l'expiation de cette faute n'est pas finie pour la France.

LIVRE HUITIÈME.

I.

Pendant que le roi, isolé au sommet de la constitution, eherchait son aplomb, tantôt dans de dangereuses négociations avec l'étranger, tantôt dans d'imprudentes tentatives de corruption à l'intérieur; des hommes, les uns Girondins, les autres Jacobins, mais confondus encore sous la dénomination commune de patriotes, commencèrent à se réunir et à former le noyau d'une grande opinion républicaine: c'étaient Péthion, Robespierre, Brissot, Buzot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Carra, Louvet, Ducos, Fonfrède, Duperret, Sillery-Genlis, et plusieurs autres dont les noms ne sont guère sortis de l'obscurité.

Le foyer d'une jeune femme, fille d'un grav eur du quai des Orfèvres, fut le centre de cette réunion. Ce fut là que les deux plus grands partis de la Révolution, la Gironde et la Montagne, se rencontrèrent, s'unirent, se divisèrent, et, après avoir conquis le pouvoir et renversé ensemble la monarchie, déchirèrent de leurs dissensions le sein de leur patrie, et tuèrent la liberté en s'entre-tuant.

Ce n'était ni l'ambition, ni la fortune, ni la célébrité qui avaient successivement attiré ces hommes chez cette femme, alors sans crédit, sans luxe et sans nom; c'était la conformité d'opinion; c'était ce culte recueilli que les esprits d'élite aiment à rendre en secret comme en public à une vérité nouvelle qui promet le bonheur aux · hommes; c'était l'attraction invisible d'une foi commune, cette communion des premiers néophytes dans la religion de la philosophie, où l'on sent le besoin d'unir ses ames avant d'associer ses actes. Tant que les pensées communes entre les hommes politiques n'ont pas trouvé ce centre où elles se fécondent et s'organisent par le contact, rien ne s'accomplit. Les révolutions sont des idées, c'est cette communion qui fait les partis.

L'ame brûlante et pure d'une femme était digne de devenir le centre où convergeraient tous les rayons de la vérité nouvelle pour s'y féconder à la chaleur de son cœur et pour y allumer le bûcher des vieilles institutions. Les hommes ont le génie de la vérité, les femmes seules en ont la passion. Il faut de l'amour au fond de toutes les créations; il semble que la vérité a deux sexes, comme la nature. Il y a une femme à l'origine de toutes les grandes choses; il en fallait une au principe de la Révolution. On peut dire que la philosophie trouva cette femme dans madame Roland.

L'historien, entraîné par le mouvement des événements qu'il retrace, doit s'arrêter devant cette sévère et touchante figure, comme les passants s'arrêtèrent pour remarquer ses traits sublimes et sa robe blanche sur le tombercau qui conduisait des milliers de victimes à la mort. Pour la comprendre, il faut la suivre de l'atelier de son père jusqu'à l'échafaud. C'est pour la femme surtout que le germe de la vertu est dans le cœur, c'est presque toujours dans la vie privée que repose le secret de la vie publique.

II.

Jeune, belle, rayonnante de génie, mariée depuis peu à un homme austère, dont les années touchaient à la vieillesse, à peine mère d'un premier enfant, madame Roland était née dans cette condition intermédiaire où les familles, à peine émancipées par le travail, sont, pour ainsi dire, amphibies entre le prolétariat et la bourgeoisie, et retiennent dans leurs mœurs les vertus et la simplicité du peuple en participant déjà aux lumières de la société. A l'époque où les aristocraties tombent, c'est là que les nations se régénèrent. La sève des peuples est là. C'est là qu'était né Jean-Jacques Rousseau, le type viril de madame Roland. Un portrait de son enfance représente la jeune fille dans l'atelier de son père, tenant d'une main un livre, de l'autre l'outil du graveur. Ce portrait est la définition symbolique de la condition sociale où était née madame Roland au point précis entre le travail des mains et la pensée.

Son père, Gratien Phlippon, était graveur et peintre en émail. Il joignait à ces deux professions le commerce des diamants et des bijoux. C'était un homme aspirant toujours plus haut que ses forces, un aventurier d'industrie, qui brisait sans cesse sa modeste fortune en voulant l'étendre à la proportion de ses rêves et de son ambition. Il adorait sa fille et ne se contentait pas pour elle des perspectives de l'atelier. Il lui donnait l'éducation des plus hautes fortunes, comme la nature lui avait donné le cœur des plus grandes destinées. On sait ce que des caractères comme celui de cet homme apportent à la fois de chimères, de gêne et de malheur dans leur intérieur.

La jeune fille grandissait dans cette atmosphère de luxe d'esprit, et de ruine réelle. Douée d'un jugement prématuré, elle démêlait déjà ces déréglements de famille; elle se réfugiait dans la raison de sa mère contre les

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