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rire le genre humain de lui même, il l'avait abattu pour le relever, il avait étalé devant lui tous les préjugés, toutes les erreurs, toutes les iniquités, tous les crimes de l'ignorance; il l'avait poussé à l'insurrection contre les idées consacrées, non par l'idéal, mais par le mépris. La destinée lui avait donné quatre-vingts ans de vie pour décomposer le vieux siècle; il avait eu le temps de combattre contre le temps, et il n'était tombé que vainqueur. Ses disciples remplissaient les cours, les académies et les salons: ceux de Rousseau s'aigrissaient et rêvaient plus bas, dans les rangs inférieurs de la société. L'un avait été l'avocat heureux et élégant de l'aristocratie, l'autre était le consolateur secret et le vengeur aimé de la démocratie. Son livre était le livre des opprimés et des ames tendres. Malheureux et religieux lui-même, il avait mis Dieu du côté du peuple; ses doetrines sanctifiaient l'esprit en insurgeant le cœur. Il y avait de la vengeance dans son accent; mais il y avait aussi de la piété: le peuple de Voltaire pouvait renverser des autels; le peuple de Rousseau pouvait les relever. L'un pouvait se passer de vertu et s'accommoder des trônes, l'autre avait besoin d'un Dieu et ne pouvait fonder que des républiques.

Leurs nombreux disciples continuaient leur mission et possédaient tous les organes de la pensée publique: depuis la géometrie jusqu'à la chaire sacrée, la philosophie du XVIe siècle envahissait ou alterait tout. D'Alembert, Diderot, Raynal, Buffon, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre, Helvétius, Saint-Lambert, la Harpe, étaient l'église du siècle nouveau. Une seule pensée animait ces esprits si divers, la rénovation des idées humaines. Le chiffre, la science, l'histoire, l'économie, la politique, le théâtre, la morale, la poésie, tout servait de véhicule à la philosophie moderne; elle coulait dans toutes les veines du temps; elle avait enrôlé tous les génies; elle parlait par toutes les langues. Le hasard ou la Providence avait voulu que ce siècle, presque sté

rile ailleurs, fût le siècle de la France. Depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu'au commencement du règne de Louis XVI, la nature nous avait été prodigue d'hommes. L'éclat continué par tant de génies du premier ordre, de Corneille à Voltaire, de Bossuet à Rousseau, de Fénelon à Bernardin de Saint-Pierre, avait accoutumé les peuples à regarder du côté de la France. Le foyer des idées du monde répandait de là son éblouissement. L'autorité morale de l'esprit humain n'était plus à Rome. Le bruit, la lumière, la direction partaient de Paris; l'Europe intellectuelle était française. Il y avait de plus, et il y aura toujours dans le génie français, quelque chose de plus puissant que sa puissance, de plus lumineux que son éclat; c'est sa chaleur, c'est sa communicabilité pénétrante, c'est l'attrait qu'il ressent et qu'il inspire en Europe. Le génie de l'Espagne de Charles-Quint est fier et aventureux; le génie de l'Allemagne est profond et austère; le génie de l'Angleterre est habile et superbe: celui de la France est aimant, et c'est là sa force. Séductible lui-même, il séduit facilement les peuples. Les autres grandes individualités du monde des nations n'ont que leur génie. La France, pour second génie, a son cœur; elle le prodigue dans ses pensées, dans ses écrits, comme dans ses actes nationaux. Quand la Providence veut qu'une idée embrase le monde, elle l'allume dans l'ame d'un Français. Cette qualité comunicative du caractère de cette race, cette attraction française, non encore altérée par l'ambition de la conquête, était alors le signe précurseur du siècle. Il semble qu'un instinet providentiel tournait toute l'attention de l'Europe vers ce seul point de l'horizon, comme si le mouvement et la lumière n'avaient pu sortir que de là. Le seul point véritablement sonore du continent, c'était Paris. Les plus petites choses y faisaient un grand bruit. La littérature était le véhicule de l'influence française; la monarchie intellectuelle avait ses livres, son théatre, ses écrits, avant d'avoir ses héros. Conquérante par l'intelligence, son imprimerie était son armée.

IX.

Les partis qui divisaient le pays après la mort de Mirabeau se décomposaient ainsi : hors de l'Assemblée, la cour et les Jacobins; dans l'Assemblée, le côté droit, le côté gauche, et entre ces deux partis extrêmes, l'un fanatique d'innovations, l'autre fanatique de résistance, un parti intermédiaire. Il se composait de ce que les deux autres avaient d'hommes de bien et de paix; leur foi molle et indécise entre la révolution et la conservation aurait voulu que l'une conquit sans violences et que l'autre concédât sans ressentiment. C'étaient les philosophes de la révolution. Mais ce n'était pas l'heure de la philosophie, c'était l'heure de la victoire. Les deux idées en présence voulaient des combattants et non des juges: elles écrasaient ces hommes en s'entre-choquant. Dénombrons les principaux chefs de ces divers partis et faisons-les connaître avant de les voir agir.

Le roi Louis XVI n'avait alors que trente-sept ans; ses traits étaient ceux de sa race, un peu alourdis par le sang allemand de sa mère, princesse de la maison de Saxe. De beaux yeux bleus, largement ouverts, plus limpides qu'éblouissants, un front arrondi, fuyant en arrière, un nez romain, mais dont les narines molles et lourdes altéraient un peu l'énergie de la forme aquiline, une bouche souriante et gracieuse dans l'expression, des lèvres épaisses, mais bien découpées, une peau fine, une carnation riche et colorée, quoiqu'un peu flasque, la taille courte, le corps gras, l'attitude timide, la marche incertaine; au repos un balancement inquiet du corps, portant alternativement sur une hanche et sur l'autre sans avancer, soit que ce mouvement fût contracté en lui par cette habitude d'impatience qui saisit les princes, forcés à donner de longues audiences, soit que ce fût le signe physique du perpétuel balancement d'un esprit indécis; dans la personne une espression de bonhomie plus

vulgaire que royale, qui prétait autant au premier coup d'œil à la moquerie, qu'à la vénération, et dont les ennemis s'emparèrent avec une perversité impie pour montrer au peuple dans les traits du prince le symbole des vices qu'ils voulaient immoler dans la royauté; en tout quelque ressemblance avec la physionomie des derniers Césars à l'époque de la décadence des choses et des raees: la douceur d'Antonin dans l'obésité massive de Vitellius; voilà l'homme.

X.

Ce jeune prince avait été élevé dans une séquestration complète de la cour de Louis XV. Cette atmosphère, qui avait infecté tout son siècle, n'avait pas atteint son héritier. Pendant que Louis XV changeait sa cour en lieu suspect, son petit-fils, élevé dans un coin du palais de Meudon par des maîtres pieux et éclairés, grandissait dans le respect de son rang, dans la terreur du trône et dans un amour religieux du peuple qu'il était appelé à gouverner. L'ame de Fénelon semblait avoir traversé deux générations de rois, dans ce palais où il avait élevé le due de Bourgogne, pour inspirer encore l'éducation de son descendant. Ce qui était le plus près du vice couronné sur le trône était peut-être ce qu'il y avait de plus pur en France. Si le siècle n'eût pas été aussi dissolu que le roi, il aurait tourné là son amour. Il en était venu jusqu'à ce point de corruption où la pureté paraît un ridicule, et où on réserve le mépris pour la pudeur.

Marié à vingt ans à une fille de Marie-Thérèse d'Autriche, le jeune prince avait continué jusqu'à son avénement au trône cette vie de recueillement domestique, d'étude et d'isolement. Une paix honteuse assoupissait l'Europe. La guerre, cet exercice des princes, n'avait pas pu le former au contact des hommes et à l'habitude du commandement. Les champs de bataille, qui sont le théâtre de ces grands acteurs, ne l'avaient jamais exposé

aux regards de son peuple. Aucun prestige, excepté celui de sa naissance, ne jaillissait de lui. L'horreur qu'on avait pour son aïeul fit seule sa popularité. Il eut quelques jours l'estime de son peuple, jamais sa faveur. Probe et instruit, il appela à lui la probité et les lumières dans la personne de Turgot. Mais, avec le sentiment philosophique de la nécessité des réformes, le prince n'avait que l'ame du réformateur: il n'en avait ni le génie ni l'audace. Ses hommes d'État, pas plus que lui. Ils soulevaient toutes les questions sans les déplacer; ils accumulaient les tempêtes sans leur donner une impulsion. Les tempêtes devaient finir par se tourner contre eux. De M. de Maurepas à M. Turgot, de M. Turgot à M. de Calonne, de M. de Calonne à M. Necker, de M. Necker à M. de Malesherbes, il flottait d'un honnête homme à un intrigant, d'un philosophe à un banquier; l'esprit de système et de charlatanisme suppléait mal à l'esprit du gouvernement. Dieu, qui avait donné beaucoup d'hommes de bruit à ce règne, lui avait refusé un homme d'État ; tout était promesses et déception. La cour criait, l'impatience saisissait la nation, les oscillations devenaient convulsives: Assemblée des notables, états généraux, Assemblée nationale, tout avait éclaté entre les mains du roi; une révolution était sortie de ses bonnes intentions plus ardente et plus irritée qui si elle était sortie de ses vices. Aujourd'hui le roi avait cette révolution en face dans l'Assemblée nationale; dans ses conseils aucun homme capable, non pas seulement de lui résister, mais de la comprendre. Les hommes vraiment forts aimaient mieux ètre les ministres populaires de la nation que les boucliers du roi au moment où nous sommes.

XI.

M. de Montmorin était dévoué au roi, mais sans crédit sur la nation. Le ministère n'avait ni initiative ni résistance: l'initiative était aux Jacobins et le pouvoir exé

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