Page images
PDF
EPUB

En Angleterre, la pensée, libre depuis longtemps, avait produit des mœurs fortes. L'aristocratie s'y sentait assez puissante pour n'être jamais persécutrice. Les cultes y étaient aussi indépendants que les consciences. La religion dominante n'y était qu'une institution politique: qui, en engageant le citoyen, laissait le croyant à son libre arbitre. Le gouvernement lui-même était populaire; seulement le peuple ne s'y composait que des premiers de ses citoyens. La chambre des communes y ressemblait plus à un sénat de nobles, qu'à un forum démocratique; mais ce parlement était une enceinte sonore et ouverte, ou se discutaient tout haut, en face du trône, comme en face de la nation et de l'Europe, les questions les plus hardies du gouvernement. La royauté, honorée dans la forme, reléguée au fond dans l'impuissance, ne faisait que présider d'en haut à ces débats et régulariser la victoire, elle n'était qu'une sorte de consulat perpétuel de ce sénat britannique. La voix des grands orateurs qui se disputaient le maniement des affaires de la nation retentissait de là dans toute l'Europe. La liberté prend son niveau dans le monde social, comme les fleuves dans le lit commun de l'Océan. Un seul peuple n'est pas impunément libre, un seul peuple n'est pas impunément asservi; tout se compare et s'égalise à la fin.

X.

L'Angleterre avait été intellectuellement le modèle des nations et l'envie de l'univers pensant. La nature et ses institutions lui avaient donné des hommes dignes de ses lois. Lord Chatham, tantôt à la tête de l'opposition, tantôt à la tête du gouvernement, avait agrandi l'enceinte du parlement jusqu'aux proportions de son caractère et de sa parole. Jamais la liberté mâle d'un citoyen devant un trône, jamais l'autorité légale d'un chef de gouvernement devant un peuple n'avaient fait entendre une telle voix aux citoyens assemblés. C'était l'homme public, dans toute

la grandeur du mot, l'ame d'une nation personnifiée dans un seul, l'inspiration de la foule dans un cœur de patrieien. Son génie oratoire avait quelque chose de magnanime, comme l'action; c'était l'héroïsme de la parole. Le contre-coup des discours de lord Chatham s'était fait sentir jusque sur le continent. Les scènes orageuses des élections de Westminster remuaient au fond du peuple le sentiment redoutable de lui-même, et ce goût de turbulence qui sommeille dans toute multitude et qu'elle prend si souvent pour le symptôme de la vraie liberté. Ces mots de contre-poids au pouvoir royal, de responsabilité des ministres, de lois consenties, de pouvoir du peuple, expliqués dans le présent par une constitution, expliqués dans le passé par l'accusation de Strafford, par le tombeau de Sidney, sur l'échafaud d'un roi, avaient résonné comme des souvenirs antiques et comme des nouveautés pleines d'inconnu.

Le drame anglais avait pour spectateur le monde. Les grands acteurs du moment étaient Pitt, le modérateur de ces orages, l'intrépide organe du trône, de l'ordre et des lois de son pays; Fox, le tribun précurseur de la Révolution française, qui en propageait les doctrines, en les rattachant aux révolutions de l'Angleterre, pour les rendre sacrées au respect des Anglais; Burke, l'orateur philosophe, dont chaque discours était un traité, le Cicéron alors de l'opposition britannique, qui devait bientôt se retourner contre les excès de la Révolution française, et maudire la religion nouvelle à la première victime que le peuple aurait immolée; Sheridan enfin débauché éloquent, plaisant au peuple par sa légèreté et par ses vices, séduisant son pays au lieu de le soulever. La chaleur des débats sur la guerre d'Amérique et sur la guerre des Indes donnait un intérêt plus saisissant aux orages du parlement anglais.

L'indépendance de l'Amérique, conquise par un peuple à peine né; les maximes républicaines sur lesquelles ce nouveau continent fondait son gouvernement; le prestige

qui s'attachait à ces nouveaux noms, que le lointain grandissait bien plus que leurs victoires, Washington, Franklin, la Fayette, ces héros de l'imagination publique; ces rêves de simplicité antique, de mœurs primitives, de liberté à la fois héroïque et pastorale, que la vogue et l'illusion du moment transportaient de l'autre côté de l'Atlantique, tout contribuait à fasciner l'esprit du continent et à nourrir la pensée des peuples de mépris pour leurs propres institutions et de fanatisme pour une rénovation sociale.

La Hollande était l'atelier des novateurs: c'est là qu'à l'abri d'une complète tolérance de dogmes religieux, d'une liberté presque républicaine et d'une contrebande autorisée, tout ce qui ne pouvait pas se dire à Paris, en Italie, en Espagne, en Allemagne, allait se faire imprimer. Depuis Descartes, la philosophie indépendante avait choisi la Hollande pour asile. Bayle y avait popularisé le scepticisme; c'était la terre sacrée de l'insurrection contre tous les abus de pouvoir: elle était devenue plus récemment le siége de la conspiration contre les rois. Tout ce qui avait une pensée suspecte à émettre, un trait à lancer, un nom à cacher, allait emprunter les presses de la Hollande. Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Helvétius, Mirabeau lui-même étaient allés naturaliser leurs écrits dans ce pays de la publicité. Le masque de l'anonyme, que ces écrivains prenaient à Amsterdam, ne trompait personne, mais il couvrait leur sûreté. Tous les crimes de la pensée y étaient inviolables; c'était à la fois l'asile et l'arsenal des idées nouvelles. Un commerce actif et immense de librairie y spéculait sur le renversement des religions et des trônes. La consommation prodigieuse des livres défendus que ce commerce répandait dans le monde, prouvait assez l'altération croissante des anciennes croyances dans l'esprit des peuples.

XI.

En Allemagne, ce pays de la temporisation et de la patience, les esprits, si lents en apparence, participaient, avec une ardeur sérieuse et concentrée, au mouvement général de l'esprit européen. La pensée libre y prenait les formes d'une conspiration universelle. Elle s'enveloppait du mystère. L'Allemagne, savante et formaliste, aimait à donner à son insurrection même les apparences de la science et de la tradition. Les initiations égyptiennes, les évocations mystiques du moyen âge étaient imitées par les adeptes des nouvelles idées. On pensait comme on conspire. La philosophie y marchait voilée de symboles. On ne lui déchirait ses bandeaux que dans des sociétés secèrtes, dont les profanes étaient exclus. Les prestiges de l'imagination, si puissants sur la nature idéale et rêveuse de l'Allemagne, servaient d'amorce aux vérités nouvelles.

Le grand Frédéric avait fait de sa cour le centre de l'incrédulité religieuse. A l'abri de sa puissance, toute militaire, le mépris du christianisme et le mépris des institutions monarchiques s'étaient librement propagés. Les forces morales n'étaient rien pour ce prince matérialiste. Les baïonnettes étaient, à ses yeux, tout le droit des princes, l'insurrection tout le droit des peuples, les victoires ou les défaites tout le droit public. Sa fortune, toujours heureuse, avait été complice de son immoralité. Il avait reçu la récompense de chacun de ses vices parce que ses vices étaient grands. En mourant, il avait laissé son génie pervers à Berlin. C'était la ville corruptrice de l'Allemagne. Des militaires nourris à l'école de Frédéric, des académies modelées sur le génie de Voltaire, des colonies de juifs enrichis par la guerre, et de Français réfugiés, peuplaient Berlin et en formaient l'esprit public. Cet esprit public, léger, sceptique, insolent et railleur, intimidait le reste de l'Allemagne. L'affaiblissement de l'esprit allemand date de Frédéric II. Il fut le corrup

teur de l'empire. Il conquit l'Allemagne à l'esprit français; il fut un héros de décadence.

Berlin le continuait après sa mort. Les grands hommes laissent toujours leur impulsion à leur pays. Le règne de Frédéric avait eu du moins un résultat heureux. La tolérance religieuse était née, en Allemagne, du mépris même où Frédéric avait tenu les religions. A l'ombre de cette tolérance, l'esprit philosophique avait organisé des associations occultes, à l'image de la franc-maçonnerie. Les princes allemands se faisaient initier. On croyait faire acte d'esprit supérieur en pénétrant dans ces ombres, qui, au fond, ne renfermaient rien que quelques principes généraux d'humanité et de vertu, sans application immédiate aux institutions civiles. Frédéric, dans sa jeunesse, y avait été initié lui-même, à Brunswick, par le major Bielfeld. L'empereur Joseph II, ce souverain novateur, plus hardi que son temps, avait voulu aussi subir ces épreuves à Vienne sous la direction du baron de Born, chef des francs-maçons d'Autriche. Ces sociétés, qui n'avaient aucune portée politique en Angleterre, parce que la liberté y conspirait tout haut dans le parlement et dans la presse, avaient un autre sens sur le continent. C'étaient les conciliabules occultes de la pensée indépendante; la pensée, s'échappant des livres, passait à l'action. Entre les initiés et les institutions établies, la guerre était sourde, mais plus mortelle.

Les moteurs cachés de ces sociétés avaient évidemment pour but de créer un gouvernement de l'opinion du genre humain, en opposition avec les gouvernements de préjugés. Ils voulaient réformer la société religieuse, politique et civile, en commençant par l'esprit des classes éclairées. Ces loges étaient les catacombes d'un culte nouveau. La secte des illuminés, fondée et dirigée par Weishaupt, se propageait en Allemagne, en concurrence avec les francsmaçons et les rose-croix. Les théosophes créaient, de leur côté, les symboles de perfectionnement surnaturel, et enrôlaient toutes les ames tendres et toutes les imagina

« PreviousContinue »