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en 1788, à la Prusse et à la Hollande pour contre-balancer l'effet de l'alliance de la France avec l'Autriche, et pour intimider la Russie dans ses envahissements contre les Turcs. L'Angleterre, en ce moment, était tout entière dans le génie d'un seul homme: M. Pitt, le plus grand homme d'État du dernier siècle.

Fils de lord Chatham, qui fut le seul orateur politique que les temps modernes puissent égaler à Démosthène, s'il ne le surpassait pas; M. Pitt, né, pour ainsi dire, dans le conseil des rois et grandi à la tribune de son pays, était entré aux affaires à vingt-trois ans. A cet âge, où l'homme se dévéloppe encore, il était déjà le plus grand de toute cette aristocratie, qui lui confiait sa cause comme au plus digne. Il conquit presque enfant le gouvernement de son pays par l'admiration qu'excita son talent. Il le conserva presque sans interruption jusqu'à sa mort, par la portée de ses vues et par l'énergie de ses résolutions. Il montra, contre la chambre des communes elle-même, ce qu'un grand homme d'État, appuyé sur le sens vrai de sa nation, peut oser et accomplir avec et souvent malgré un parlement. Il fit violence à l'opinion. Il fut le despote de la constitution, si on ose associer ces deux mots, qui peignent seuls son omnipotence légale. La lutte contre la Révolution française fut l'acte continu de ses vingt-cinq ans de vie ministérielle. Il se créa le rôle d'antagoniste de la France et il mourut vaincu.

Cependant ce n'était pas la Révolution qu'il haïssait, c'était la France; et dans la France, ce qu'il haïssait le plus, ce n'était pas la liberté, car il était homme au cœur libre, c'était la destruction de cet équilibre européen, qui, une fois détruit, laissait l'Angleterre isolée dans son Océan. A ce moment, l'Angleterre, en ressentiment avec l'Amérique, en guerre avec les Indes, en froideur avec l'Espagne, en haine sourde avec la Russie, n'avait sur le continent que la Prusse et le stathouder. L'observation et la temporisation étaient une nécessité de sa politique.

V.

L'Espagne, énervée par le règne de Philippe III et de Ferdinand VI, avait repris quelque vitalité intérieure et quelque dignité extérieure pendant le long règne de Charles III. Campomanès, Florida Blanca, le comte d'Aranda, ses ministres, avaient lutté contre la superstition, cette seconde nature des Espagnols. Un coup d'État, médité en silence, et exécuté comme une conspiration par la cour, avait chassé du royaume les jésuites, qui régnaient sous le nom des rois. Le pacte de famille, conclu entre Louis XV et Charles III, en 1761, avait garanti tous les trônes et toutes les possessions des différentes branches de la maison de Bourbon. Mais ce pacte de la politique n'avait pu garantir cette dynastie à plusieurs rameaux contre l'épuisement de sève et la décadence de nature qui donne des princes dégénérés pour successeurs à de grands rois. Les Bourbons, devenus des satrapes à Naples, étaient, en Espagne, des moines couronnés. Le palais même de l'Escurial avait pris la forme et la morosité d'un monastère. Le système monacal rongeait l'Espagne. Ce malheureux pays adorait le mal dont il périssait. Après avoir été soumis aux califes, il était devenu la conquête des papes. Leur milice y régnait sous tous les costumes. La théocratie, immobile, faisait là sa dernière expérience. Jamais le système sacerdotal n'avait possédé plus complètement une nation, et jamais il ne l'avait réduite à un plus abject avilissement. L'inquisition était son gouvernement; les auto-da-fé étaient ses triomphes; les combats de taureaux et les processions étaient ses fêtes. Encore quelques années de ce règne des inquisiteurs, et ce peuple ne comptait plus parmi les peuples de la civilisation.

Charles III avait tremblé lui-même, sur son trône, à chaque tentative qu'il avait faite pour émanciper son gouvernement. Ses bonnes intentions étaient rentrées en

lui impuissantes et découragées. Il avait été contraint de sacrifier ses ministres à la vengeance de la superstition. Florida Blanca et d'Aranda étaient morts dans l'exil, punis du crime d'avoir servi leur pays. Le faible Charles IV était monté sur le trône et régnait, depuis quelques années, entre une femme infidèle, un confesseur et un favori. Les amours de Godoï et de la reine étaient toute la politique de l'Espagne. La fortune du favori était la pensée unique à laquelle on sacrifiait tout l'empire. Que la flotte languît dans les ports inachevés de Charles III, que l'Amérique espagnole conçût et tentât son indépendance, que l'Italie s'asservit à l'Autriche, que la maison de Bourbon luttàt sans espoir, en France, contre les idées nouvelles, que l'inquisition et les moines assombrissent et dévorassent la Péninsule, tout était indifférent à cette cour, pourvu que la reine fût aimée et que Godoï fût grand! le palais d'Aranjuez était comme le tombeau muré de l'Espagne, où l'esprit de vie qui agitait l'Europe ne pénétrait plus.

VI.

L'Italie comptait moins encore, coupée en tronçons impuissants à se rejoindre. Naples languissait sous la maison d'Espagne. Milan et la Lombardie subissaient le joug de la maison d'Autriche. Rome n'était plus que la capitale d'une idée. Son peuple avait disparu. C'était l'Éphèse des temps modernes, où chaque cabinet envoyait chercher des oracles favorables à sa cause, et les payait dans la main des sacrés colléges. Centre de l'intrigue diplomatique, où toute ambition mondaine venait aboutir et s'humilier pour grandir, cette cour pouvait tout pour agiter l'Europe catholique, elle ne pouvait rien pour la gouverner. L'aristocratie élective des cardinaux, nommés par des puissances étrangères, hostiles les unes aux autres, la monarchie élective d'un pape choisi à la vieillesse et à l'impuissance, et couronné à condition de mou

rir vite; tel était le gouvernement temporel des États romains. Ce gouvernement rassemblait en soi toutes les faiblesses de l'anarchie et tous les vices de l'absolutisme. Il avait produit ce qu'il devait produire, l'asservissement de l'État, la mendicité du gouvernement, la misère des populations. Rome n'était plus que la grande municipalité catholique. Son gouvernement n'était plus qu'une république de diplomates. On y voyait un temple enrichi des offrandes du monde chrétien, un souverain et des ambassadeurs; mais ni peuple, ni trésor, ni armée. C'était l'ombre vénérée de la monarchie universelle, à laquelle les papes avaient prétendu, dans la jeunesse du catholicisme, et dont ils n'avaient gardé que la capitale et la cour.

VII.

Venise touchait à sa décadence; mais le silence et l'immobilité de son gouvernement lui cachaient à elle-même sa caducité. Ce gouvernement était une aristocratie souveraine, fondée sur la corruption du peuple et sur la délation. Le nerf de ce gouvernement était l'espionnage, son prestige le mystère, sa force le supplice. Il vivait de terreur et de voluptés, régime bizarre et unique dans le monde. La police était une confession secrète de tous contre tous. Ses cachots, appelés les plombs, et où l'on entrait, la nuit, par le pont des Soupirs, étaient un enfer qui ne se rouvrait plus. Les richesses de l'Orient avaient afflué à Venise au moment de la chute du Bas-Empire Elle était devenue le refuge de la civilisation grecque et la Constantinople de l'Adriatique. Les arts en décadence y avaient émigré de Byzance avec le commerce. Ses palais merveilleux, lavés par les vagues, s'y étaient pressés sur un étroit territoire. C'était comme un vaisseau à l'ancre sur lequel une population, chassée du rivage, se réfugie avec ses trésors. Elle semblait inattaquable, mais elle ne pouvait elle-même avoir aucune influence sur l'Italie.

VIII.

Gênes, république plus populaire et plus orageuse, ne subsistait que par sa marine et son commerce. Renfermée entre des montagnes stériles et un golfe sans littoral, elle n'était plus qu'un port peuplé de matelots. Les palais de marbre, élevés en étage sur un rivage escarpé, regardaient tous la mer, son seul territoire. Les images des doges et la statue d'André Doria lui rappelaient sans cesse que sa fortune et sa gloire lui étaient venues des flots et qu'elle ne pouvait les chercher que là. Ses remparts étaient inattaquables; ses arsenaux étaient pleins. C'était la citadelle du commerce armé.

L'immense Toscane, policée et illustrée par les Médicis, ces Périclès de l'Italie, était savante, agricole, industrieuse, nullement militaire. La maison d'Autriche la gouvernait par ses archiducs. Ces princes du Nord, transportés dans les palais des Pitti ou des Cômes, y prenaient les mœurs douces et élégantes des Toscans. Le climat et la sérénité des collines de Florence y adoucissaient jusqu'à la tyrannie. Ces princes y devenaient des voluptueux ou des sages. Florence, la ville de Léon X, de la philosophie et des arts, avait transformé jusqu'à la religion. Le catholicisme, si apre en Espagne, si sombre dans le Nord, si austère et si littéral en France, si populaire à Rome, à Florence était devenu, sous les Médicis et sous les philosophes grecs, une espèce de théorie platonique et lumineuse, dont les dogmes n'étaient que de sacrés symboles, et dont les pompes n'étaient que des voluptés de l'ame et des sens. Les églises de Florence étaient les musées du Christ bien plus que ses sanctuaires. Les colonies de tous les arts et de tous les métiers de la Grèce avaient émigré à Florence, lors de l'entrée de Mahomet II à Constantinople; ils y avaient prospéré. Une nouvelle Athènes peuplée, comme l'ancienne, de temples, de portiques et de statues, éclatait aux bords de l'Arno.

LAMARTINE. 1.

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