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ruines eussent fait place au plan idéal du gouvernement de la raison. Brissot était un de ces talents mercenaires qui écrivent pour qui les paye. Il avait écrit sur tous les sujets, pour tous les ministres, pour Turgot surtout. Lois criminelles, théories économiques, diplomatie, littérature, philosophie, libelles même, sa plume se prêtait à tous les usages. Cherchant l'appui de tous les hommes puissants ou célèbres, il avait encensé depuis Voltaire et Franklin jusqu'à Marat. Connu de madame de Genlis, il lui avait dû quelques relations avec le duc d'Orléans. Envoyé à Londres par le ministre, pour une de ces missions qu'on n'avoue pas, il s'y était lié avec le rédacteur du Courrier de l'Europe, journal français imprimé en Angleterre et dont la hardiesse inquiétait la cour des Tuileries. Il se mit aux gages de Swinton, propriétaire de cette feuille, et la rédigea dans un sens favorable aux vues de Vergennes. Il connut chez Swinton quelques libellistes, dont l'un était Morande. Ces écrivains rejetés de la société deviennent souvent des scélérats de plume. Ils vivent à la fois des scandales du vice et des salaires de l'espionnage. Leur contact souilla Brissot. Il fut ou parut quelquefois leur complice. Des taches honteuses restèrent sur sa vie, et furent cruellement ravivées par ses enne. mis quand il eut besoin de faire appel à l'estime publique.

Rentré en France aux premiers symptômes de la Révolution, il en avait épié les phases successives avec l'ambition d'un homme impatient et avec l'indécision d'un homme qui flaire le vent. Il s'était trompé plusieurs fois. Il s'était compromis par son dévouement trop pressé à certains hommes qui avaient paru un moment résumer en eux la puissance, à la Fayette surtout. Rédacteur du Patriote Français, il avait quelquefois aventuré les idées révolutionnaires, et flatté l'avenir en allant plus vite que le pas même des factions. Il avait mérité d'être désavoué par Robespierre.

Tandis que je me contentais, moi, disait de lui Robespierre, de défendre les principes de la liberté, sans

entamer aucune autre question étrangère, que faisiczvous, Brissot, et vous, Condorcet? Connus jusque-là par votre grande modération et par vos relations avec la Fayette, longtemps sectateurs du club aristocratique de 89, vous fites tout à coup retentir le mot de république. Vous répandez un journal intitulé le Républicain! Alors les esprits fermentent. Le seul mot de république jette la division parmi les patriotes, et donne à nos ennemis le prétexte qu'ils cherchaient, de publier qu'il existe en France un parti qui conspire contre la monarchie et la constitution. A ce titre, on nous persécute, on égorge les citoyens paisibles sur l'autel de la Patrie! A ce nom, nous sommes travestis en factieux, et la révolution recule peut-être d'un demi-siècle. Ce fut dans ce même temps que Brissot vint aux Jacobins, où il n'avait jamais paru, proposer la république, dont les règles de la plus simple prudence nous avaient défendu de parler à l'Assemblée nationale. Par quelle fatalité Brissot se trouve-t-il là? Je veux bien ne pas voir de ruse dans sa conduite, je veux bien n'y voir qu'imprudence et qu'ineptie. Mais aujourd'hui que ses liaisons avec la Fayette et Narbonne ne sont plus un mystère, aujourd'hui qu'il ne dissimule plus des plans d'innovations dangereuses, qu'il sache que la nation romprait à l'instant toutes les trames ourdies pendant tant d'années par de petits intrigants.

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Ainsi s'exprimait Robespierre, jaloux d'avance et cependant juste, sur la candidature de Brissot. La Révolution le repoussait, la contre-révolution ne le déshonorait pas moins. Les anciens amis de Brissot à Londres, Morande surtout, revenu à Paris avec l'impunité des temps de trouble, dévoilaient dans l'Argus et dans des affiches aux Parisiens les intrigues cachées et les scandales de la vie littéraire de leur ancien associé. Ils citaient des lettres authentiques où Brissot avait menti avec impudeur sur son nom, sur la condition de sa famille, sur la fortune de son père, pour capter la confiance de Swinton, se donner du crédit et faire des du

pes en Angleterre. Les preuves étaient convaincantes. Une somme considérable avait été extorquée à un nommé Desforges, sous prétexte de fonder un lycée à Londres, et cette somme avait été dépensée par Brissot à son usage personnel. C'était peu. Brissot, en quittant l'Angleterre, avait déposé entre les mains de ce même Desforges quatre-vingts lettres qui établissaient trop évidemment sa participation à l'infàme commerce de libelles pratiqué par ses amis. Il fut démontré que Brissot avait connivé à l'envoi en France et à la propagation des odieux pamphlets de Morande. Les journaux hostiles à sa candidature s'emparèrent de ces scandales et les secouèrent devant l'opinion. Il fut accusé, en outre, d'avoir puisé dans la caisse du district des Filles-Saint-Thomas, dont il était président, une somme, oubliée longtemps dans sa propre bourse. Sa justification fut embarrassée et obscure, Elle suffit néanmoins au club de la rue de la Michodière pour déclarer son innocence et son intégrité.

Quelques journaux, préoccupés seulement du côté politique de sa vie, prirent sa défense et se bornèrent à gémir sur la calomnie. Manuel, son ami, qui rédigeait un journal cynique, lui écrivit pour le consoler: « Ces ordures de la calomnie, répandues au moment du scrutin, lui dit-il, finissent toujours par laisser une teinte sale sur celui sur qui on les verse. Mais c'est faire triompher les ennemis du peuple que de repousser celui qui les combat sans crainte. On me donne des voix, à moi, malgré mon radotage et mon goût pour la bouteille. Laissez là le Père Duchesne et nommez Brissot. Il vaut mieux que moi. » Marat, dans l'Ami du Peuple, parla de Brissot en termes ambiguës. Brissot, écrit l'Ami du peuple, n'a jamais été, à mes yeux, un patriote bien franc. Soit ambition, sois bassesse, il a trahi jusqu'ici les devoirs d'un bon citoyen. Pourquoi abandonne-t-il si tard ce général tartufe? Pauvre Brissot, te voilà victime de la perfidie d'un valet de cour, d'un làche hypocrite! Pourquoi

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as-tu prêté la patte à la Fayette? Que veux-tu? tu éprouves le sort de tous les hommes à caractère indécis. Tu as déplu à tout le monde. Tu ne perceras jamais. S'il te reste quelque sentiment de dignité, hâte-toi d'effacer ton nom de la liste des candidats à la prochaine législature. Ainsi apparaissait pour la première fois sur la scène, au milieu des huées des deux partis, cet homme qui s'efforçait en vain d'échapper au mépris amassé sur son nom par les fautes de sa jeunesse, pour entrer dans l'austérité de son rôle politique, homme mixte, moitié d'intrigue, moitié de vertu. Brissot, destiné à servir de centre de ralliement au parti de la Gironde, portait d'avance dans son caractère tout ce qu'il y eut, plus tard, dans les destinées de son parti, de l'intrigue et du patriotisme, du factieux et du martyr. Les autres candidats marqués de Paris étaient Pastoret, homme du Midi, prudent et habile comme un homme du Nord, se ménageant entre les partis, donnant assez de gages à la Révolution pour être accepté par elle, assez de dévouement à la cour pour garder sa confiance secrète, porté çà et là par la faveur alternative des deux opinions, comme un homme qui cherchait la fortune de son talent dans la Révolution, mais ne la cherchait jamais hors du juste et de l'honnête; Lacépède, Cérutti, Héraut de Séchelles, Gouvion, aide de camp de la Fayette. Les élections de département occupèrent peu l'attention. L'Assemblée nationale avait épuisé le pays de caractères et de talents. L'ostracisme qu'elle s'était imposé abandonnait la France aux talents secondaires. On se passionnait peu pour des hommes inconnus. La considération publique s'attachait davantage aux noms qui allaient disparaître. Un pays n'a pas deux renommées: celle de la France s'en allait avec les membres de l'assemblée dissoute, une autre France allait surgir.

LIVRE QUATRIÈME.

I.

Cependant un mouvement d'opinion nouvelle commençait à se faire pressentir du côté du Midi. Bordeaux fermentait. Le département de la Gironde venait de nommer à la fois tout un parti politique dans les douze citoyens qui composaient sa députation. Ce département, éloigné du centre, allait prendre d'un seul coup l'empire de l'opinion et de l'éloquence. Les noms jusque-là obscurs de Ducos, de Guadet, de Lafond-Ladebat, de Grangeneuve, de Gensonné, de Vergniaud, allaient grandir avec les orages et avec les malheurs de leur patrie. Ils étaient destinés à imprimer à la Révolution indécise, un mouvement devant lequel elle hésitait encore et à la précipiter dans la république. Pourquoi cette impulsion devait-elle venir du département de la Gironde et non de Paris? On ne peut que conjecturer en pareille matière. Cependant l'esprit républicain devait peut-être éclater plutôt à Bordeaux qu'à Paris, où la présence et l'action d'une cour énervaient depuis des siècles l'indépendance

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