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les pavés et par les baïonnettes, dévorait cette berline, où dix personnes étaient entassées. Des flots de poussière, soulevés par les pieds de deux ou trois cent mille spectateurs, étaient le seul voile qui dérobât, de temps en temps, l'humiliation du roi et de la reine à la joie du peuple. La sueur des chevaux, l'haleine fiévreuse de cette multitude pressée et passionnée, raréfiaient et corrompaient l'atmosphère. L'air manquait à la respiration des voyageurs. Le front des deux enfants ruisselait de sueur. La reine, tremblant pour eux, baissa précipitamment un store de la voiture, et s'adressant à la foule pour l'attendrir: « Voyez, messieurs, dit-elle, dans quel état sont mes pauvres enfants! nous étouffons! Nous t'étoufferons bien autrement, » lui répondirent à demi-voix ces hommes féroces.

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De temps en temps, des irruptions violentes de la foule forçaient la haie, écartaient les chevaux, s'avançaient jusqu'aux portières, montaient sur les marche-pieds. Des hommes implacables, regardant en silence. le roi, la reine, le dauphin, semblaient prendre la mesure des derniers crimes et se repaître de l'abaissement de la royauté. Des charges de gendarmerie rétablissaient momentanément l'ordre. Le cortége reprenait sa course au milieu du cliquetis des sabres et des clameurs des hommes renversés sous les pieds des chevaux. La Fayette, qui craignait des attentats et des embûches dans les rues de Paris, fit prévenir le général Dumas, commandant de l'escorte, de ne point traverser la ville. Il plaça des troupes, à rangs épais, sur le boulevard, depuis la barrière de l'Étoile jusqu'aux Tuileries. La garde nationale bordait la haie. Les gardes suisses étaient aussi en bataille, mais leurs drapeaux ne s'abaissaient plus devant leur maître. Aucun honneur militaire n'était rendu au chef suprême de l'armée. Les gardes nationaux, appuyés sur leurs armes, ne saluaient pas; ils regardaient passer le cortége dans l'attitude de la force, de l'indifférence et du mépris.

XXVIII.

Les voitures entrèrent dans le jardin des Tuileries par le Pont-tournant. La Fayette, à cheval à la tête de son état-major, était allé au-devant du cortége et le précédait. Pendant son absence, une foule immense avait inondé le jardin, les terrasses et obstrué la porte du château. L'escorte fendait avec peine ces flots tumultueux. On forçait tout le monde à garder son chapeau. M. de Guillermy, membre de l'Assemblée, resta seul découvert, malgré les menaces et les insultes que cette marque de respect attirait sur lui. Voyant qu'on allait employer la force pour le contraindre à imiter l'insulte universelle, il lança son chapeau dans la foule, assez loin pour qu'on ne pût le lui rapporter. Ce fut là que la reine, apercevant M. de la Fayette, et craignant pour les jours des fidèles gardes du corps, ramenés sur le siége de la voiture et menacés par les gestes du peuple, lui cria: « Monsieur de la Fayette, sauvez les gardes du corps! »

La famille royale descendit de voiture au bas da la terrasse. La Fayette la reçut des mains de Barnave et de Péthion. On emporta les enfants sur les bras des gardes nationaux. Un des membres du côté gauche de l'Assemblée, le vicomte de Noailles, s'approcha avec empressement de la reine et lui offrit son bras. La reine, indignée, rejeta, avec un regard de mépris, la protection d'un ennemi; elle aperçut un député de la droite et lui demanda son bras. Tant d'abaissement avait pu la flétrir, mais non la vaincre. La dignité de l'empire se retrouvait tout entière dans le geste et dans le cœur d'une femme.

Les clameurs prolongées de la foule à l'entrée du roi aux Tuileries annoncèrent à l'Assemblée son triomphe. L'agitation interrompit la séance pendant une demi-heure. Un député, se précipitant dans la salle, rapporta que les trois gardes du corps étaient entre les mains du peuple, qui voulait les mettre en pièces. Vingt commissaires par

LAMARTINE, I.

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tirent à l'instant pour les sauver. Ils rentrèrent quelques minutes après. La sédition s'était apaisée devant eux. Ils avaient vu, dirent-ils, Péthion couvrant de son corps la portière de la voiture du roi. Barnave entra, monta à la tribune tout couvert de la poussière de la route. « Nous avons rempli notre mission, dit-il, à l'honneur de la France et de l'Assemblée. Nous avons préservé la tranquillité publique et la sûreté du roi. Le roi nous a dit qu'il n'avait jamais eu l'intention de passer les limites du royaume. (On murmure). Nous avons marché rapidement jusqu'à Meaux pour éviter la poursuite des troupes de M. de Bouillé. Les gardes nationales et les troupes ont fait leur devoir. Le roi est aux Tuileries. » Péthion ajouta, pour flatter l'opinion, qu'à la descente de voiture, on avait voulu, il est vrai, s'emparer des gardes du corps, que luimême avait été pris au collet et arraché de son poste auprès de la portière, mais que ce mouvement du peuple était légal dans son intention, et n'avait d'autre objet que d'assurer l'exécution de la loi qui ordonnait l'arrestation des complices de la cour. On décréta que des informations seraient faites par le tribunal de l'arrondissement des Tuileries sur la fuite du roi, et que trois commissaires désignés par l'Assemblée recevraient les déclarations du roi et de la reine. « Qu'est-ce que cette exception obséquieuse? s'écria Robespierre. Vous craignez de dégrader la royauté en livrant le roi et la reine aux tribunaux ordinaires? Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, à quelque dignité qu'il soit élevé, ne peut jamais être dégradé par la loi. » Buzot appuya cette opinion. Duport la combattit. Le respect l'emporta sur l'outrage. Les commissaires nommés furent Tronchet, Dandré et Duport.

XXIX.

Rentré dans ses appartements, Louis XVI mesura d'un regard la profondeur de sa déchéance. La Fayette se pré

senta avec les formes de l'attendrissement, du respect, mais avec la réalité du commandement. « Votre Majesté, dit-il au roi, connaît mon attachement pour elle; mais je ne lui ai pas laissé ignorer que, si elle séparait sa cause de celle du peuple, je resterais du côté du peuple. C'est vrai, répondit le roi. Vous suivez vos principes. C'est une affaire de parti... Je vous dirai franchement que, jusqu'à ces derniers temps, j'avais cru être enveloppé par vous dans un tourbillon factice de gens de votre opinion, pour me faire illusion, mais que ce n'était pas l'opinion réelle de la France. J'ai bien reconnu dans ce voyage que je m'étais trompé, et que c'était la volonté générale. Votre Majesté a-t-elle des ordres à me donner? reprit la Fayette. Il me semble, reprit le roi en souriant, que je suis plus à vos ordres, que vous n'êtes aux miens. >>

La reine laissa percer l'amertume de ses ressentiments contenus. Elle voulut forcer M. de la Fayette à recevoir les clefs des cassettes qui étaient dans les voitures: il s'y refusa. Elle insista; et, comme il ne voulait point prendre ces clefs, elle les mit elle-même sur son chapeau. « Votre Majesté aura la peine de les reprendre, dit M. de la Fayette, car je ne les toucherai pas. Eh bien! reprit la reine avec humeur, en les reprenant, je trouverai des gens moins délicats que vous! » Le roi entra dans son cabinet, écrivit quelques lettres et les remit à un valet de pied, qui vint les présenter à l'inspection de la Fayette. Le général parut s'indigner qu'on lui attribuât une si honteuse inquisition sur les actes du roi. il voulait que cette servitude conservât tous les dehors de la liberté.

Le service du château se faisait comme à l'ordinaire; mais la Fayette donnait le mot d'ordre sans le recevoir du roi. Les grilles des cours et des jardins étaient fermées. La famille royale soumettait à la Fayette la liste des personnes qu'elle désirait recevoir. Des sentinelles étaient placées dans toutes les salles, à toutes les issues, dans les couloirs intermédiaires entre la chambre du roi et la chambre de la reine. Les portes de ces chambres

devaient rester ouvertes. Le lit même de la reine était surveillé du regard. Tout lieu, même le plus secret, était suspect. Aucune pudeur de femme n'était respectée. Gestes, regards, paroles entre le roi et la reine, tout était vu, épié, noté. Ils ne devaient qu'à la connivence quelques entretiens furtifs. Un officier de garde passait vingt-quatre heures de suite, au fond d'un corridor obscur qui régnait derrière l'appartement de la reine. Une lampe l'éclairait seule, comme la voûte d'un cachot. Ce poste, redouté des officiers de service, était brigué par le dévouement de quelques-uns d'entre eux. Ils affectaient le zèle pour couvrir le respect. Saint-Prix, acteur fameux du Théàtre-Français, occupait souvent ce poste. Il favorisait des entrevues rapides entre le roi, sa femme et sa sœur.

Le soir, une femme de la reine roulait son lit entre celui de sa maîtresse et la porte ouverte de l'appartement; elle la couvrait ainsi du regard des sentinelles. Une nuit, le commandant de bataillon qui veillait entre les deux portes, voyant que cette femme dormait et que la reine ne dormait pas, osa s'approcher du lit de sa souveraine, pour lui donner à voix basse des avertissements et des conseils sur sa situation. La conversation réveilla la femme endormie. Frappée de stupeur en voyant un homme en uniforme près du lit royal, elle allait crier, quand la reine, lui imposant silence: « Rassurez-vous, lui dit-elle; cet homme est un bon Français, trompé sur les intentions du roi et sur les miennes, mais dont les discours annoncent un sincère attachement à ses maîtres. » La Providence se servait ainsi des persécuteurs, pour porter quelque adoucissement aux victimes. Le roi, si résigné et si impassible, fléchit un moment sous le poids de tant de douleurs et de tant d'humiliations. Concentré dans ses pensées, il resta dix jours entiers sans dire une parole, même à sa famille. Sa dernière lutte avec le malheur semblait avoir épuisé ses forces. Il se sentait vaincu, et voulait, pour ainsi dire, mourir d'avance. La reine, en se jetant à ses pieds et en lui présentant ses enfants, finit par

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