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si l'on se rappelle qu'il n'y a pour lui dans l'univers que de l'étendue, du mouvement, une pensée finie qui est l'homme, et une pensée infinie qui est Dieu, on verra que rien, dans tout cela, ne peut, aux yeux du philosophe, s'appeler mode, si ce n'est le mouvement. Or il y a bien loin de ce mode à ce qu'on appelle ordinairement une qualité, qu'on représente comme une sorte de vêtement dont est couvert le fond des choses appelé substance. Dans la conception vulgaire, la couleur, la température, le son, l'odeur, la saveur sont des voiles ou des vêtemens sous lesquels on suppose quelque chose d'inconnu et de résistant qu'on appelle substance. Mais à quel titre le résistant est-il considéré comme le soutien du visible ou de la couleur, plutôt que le visible comme le soutien du résistant? Nous sommes plus fortement occupés de ce qui affecte nos mains que de ce qui affecte nos yeux, voilà pourquoi nous appelons l'un substance et l'autre qualité. Mais nous n'avons aucune raison de regarder le bleu intangible du ciel comme moins existant par soimême que les gaz invisibles de l'atmosphère. Descartes envisageait la résistance, aussi bien que la couleur, comme une pensée que l'ame produisait à propos des impressions suscitées dans nos organes par l'étendue et le mouvement; l'étendue pour lui était une substance, la pensée en était une autre, et il n'y avait outre cela, dans le monde, que le mouvement de la première. Nous ne prétendons pas justifier entièrement cette théorie, car nous ne comprenons pas le mouvement de l'étendue non résistante, c'est-à-dire de l'espace; mais ce qui nous en plaît, c'est qu'elle fait disparaître cet échafaudage incompréhensible des qualités entées sur une substance. Que, dans l'espace, une force résiste à ma main, qu'une autre force émeuve le nerf de mes yeux, qu'une autre agite celui de mon oreille : je ne vois aucune raison pour appeler ces forces attributs les unes des autres, et pour ne pas les laisser subsister au même titre et pour la même valeur. C'était avec raison, selon nous, que Bacon redemandait la révision des fausses idées qui circulaient dans le monde sur la substance et les qualités.

Leroy, ne trouvant pas dans la nature de l'esprit et du corps

une raison suffisante de les regarder comme distincts, s'en rapportait sur ce point à la révélation divine, et tranchait la question par l'Écriture-Sainte: son maître repousse cette solution, et déclare que s'en rapporter uniquement aux livres saints pour les questions qui ne sont pas de pure foi c'est supposer que la raison peut comprendre le contraire de ce qu'enseigne l'Ecriture. Le disciple poursuit, et dit que tant que l'ame est jointe au corps elle est organique, et que la diversité de ses pensées provient des diverses dispositions du corps: le maître se plaint avec raison de l'ambiguité du mot organique, et il ajoute que si l'on veut dire par-là qu'elle est un instrument du corps on la confond réellement avec lui, et qu'on renvoie seulement pour la forme à l'autorité de l'Écriture. Nous nous défions, comme Descartes, de ceux qui attribuent une décision à la raison et une autre à la foi. Nous ne sommes pas bien sûr de la candeur ou tout au moins de la prudence des philosophes qui cherchent à démontrer que, par les lumières naturelles, on ne peut arriver ni à l'existence de Dieu, ni à l'immortalité de l'ame, et qui affirment qu'à cet égard il n'y a de certitude que dans l'autorité d'une révélation: car ou ils veulent renverser la religion révélée par l'ascendant de la raison, ou ils établissent qu'une saine religion peut se mettre en contradiction avec la raison humaine; et comment s'expliquer, dans ce dernier cas, que Dieu ait allumé, d'une part, un flambeau, et, de l'autre, préparé tout ce qu'il faut pour l'éteindre?

Le disciple renvoie encore aux saintes écritures pour la connaissance du monde matériel, car, dit-il, nous n'avons pas par nous-mêmes le moyen de distinguer nos perceptions réelles d'avec nos imaginations mensongères; mais heureusement la révélation nous apprend que Dieu a créé et qu'il conserve le ciel et la terre et toutes les choses qui y sont contenues. Cette théorie a été plus tard reproduite par Malebranche. Descartes répond qu'il a posé un criterium d'après lequel on peut distinguer les perceptions réelles des idées purement imaginaires. Nous ne partageons pas sa conviction sur ce point: la seule raison qu'il donne en faveur

de la réalité du monde matériel, c'est que nous ne pouvons pas lier par la mémoire les idées de nos rêves à toute la suite de notre vie, Ce qui résulterait de cette démonstration, c'est que nous aurions des rêves plus durables et plus réguliers que les autres. Nous pensons que la distinction entre la perception et la pure conception est immédiate ou, si l'on veut, sui generis, et que, faute d'apercevoir cette distinction primitive, on se jette en des routes sans issues, on aboutit à un idéalisme inextricable.

Après la question de la distinction de l'ame et du corps', et celle de l'existence du monde matériel, le problème qui a le plus agité la philosophie est l'union du corps et de l'ame. Le professeur d'Utrecht croit trancher ainsi la difficulté: l'ame a été placée près du corps, elle y demeurera jusqu'à ce qu'une cause la déplace; le philosophe français fait observer avec justesse que cette immutabilité de la nature n'explique pas le genre de lien qui rattache l'ame au corps.

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Suivant l'avis de Henri Leroy, l'esprit n'a pas besoin de notions ou d'axiomes innés ; il lui suffit de la seule faculté de penser. Descartes s'était déjà prononcé dans le même sens. Mais la faculté de penser, dont parle le philosophe d'Utrecht, ne s'exerce que sur les choses sensibles, et en cela il se sépare nettement de son maître, qui non seulement accorde à l'ame une intellection pure dégagée de tout concours des sens, mais qui ne reconnaît pas même à ceux-ci le pouvoir de fournir une seule idée, et qui en fait seulement le théâtre de quelques mouvemens corporels, à propos desquels l'esprit, par une force qui lui est propre, conçoit l'idée de la figure, de la couleur, du son, de l'odeur, etc. Les deux adversaires tombent ici chacun dans un excès opposé Descartes se plonge dans un idéalisme qui doit le conduire, s'il est conséquent, à n'affirmer que sa propre pensée, et Leroy se jette dans un complet sensualisme qui le mène directement à la négation de l'ame et de Dieu.

Leroy rejette la preuve de l'existence de Dieu que Descartes veut tirer de l'idée que nous avons de cette exis

tence, car, dit-il, nous avons l'idée d'une multitude d'objets qui n'existent pas actuellement. Son adversaire répond que l'existence de Dieu nous est représentée comme nécessaire par l'idée que nous en avons, tandis que l'existence de toute autre chose ne nous apparaît que comme contingente. Mais alors, pourrait-on lui dire, l'idée que nous avons des choses contingentes prouve l'existence contingente de ces choses, ou bien l'idée d'un être nécessaire ne prouvera pas l'existence nécessaire de cet être. Or, comme vous avez cru pouvoir rejeter la réalité des objets contingens, ne vous étonnez pas qu'on rejette celle d'un être nécessaire, ou bien reconnaissez que vous avez eu tort de mettre en doute l'existence actuelle et contingente du monde matériel, car, encore une fois, votre idée vaut dans les deux cas, ou elle ne vaut ni dans l'un ni dans l'autre.

La fin du placard est consacrée à une analyse de l'esprit humain, en partie empruntée à Descartes et en partie contraire à la théorie de ce philosophe. Leroy divise, comme son maître, la pensée en entendement et en volonté. A l'en⚫ tendement il rapporte la perception et le jugement; la perception se soudivise pour lui en sentiment, réminiscence, et imagination; le sentiment est une perception de quelques mouvemens corporels qui ne demandent point l'entremise des espèces intermédiaires, et qui a pour siége le cerveau. Cette manière d'envisager la perception est entièrement conforme à la doctrine de Descartes; Leroy est également d'accord avec lui en proclamant que la volonté est libre, et qu'elle se détermine elle-même. Descartes reproche à cette classification de ne pas mentionner l'intellection pure, à laquelle il attribue, comme nous le savons, toutes les idées qui ne sont pas des images. Il est moins fondé en raison, lorsqu'il lui fait un tort de placer le jugement dans l'entendement et non dans la volonté : en effet, que l'on entende par volonté ou le pouvoir libre de se décider, ou la faculté par laquelle nous souffrons ou jouissons, il est clair que ce n'est pas elle qui juge, et qu'elle se détermine seulement d'après les connaissances de l'entendement. Nous ne sommes pas maîtres de juger un corps plus grand ou plus petit qu'un

autre; nous ne sommes pas maîtres de juger qu'il y a ou qu'il n'y a pas de Dieu : notre jugement n'est donc pas volontaire. Le seul cas où nous puissions suspendre notre jugement, c'est lorsqu'il est inductif, et encore n'est-ce pas sur l'induction que notre volonté agit directement, mais sur la mémoire, par l'effort que nous faisons pour nous rappeler les inductions contraires, ou du moins cette observation générale que l'induction est trompeuse. La volonté agit donc sur la perception et sur la mémoire, mais pour éclaircir l'une et l'autre, et non pour les enchaîner. Et d'ailleurs, quand même elle serait assez puissante pour nous empêcher de juger ou de nous souvenir, il ne faudrait pas moins la compter comme une faculté distincte du jugement et de la mémoire.

Les Lettres nous offrent encore de nouvelles objections d'Arnauld contre les Méditations. Celles-ci portent principalement sur la continuité de pensée que Descartes attribue à l'ame; sur les momens de la durée, que le philosophe allègue comme une preuve de l'existence de Dieu; sur le vide, et enfin sur la manière dont l'ame peut mouvoir les esprits animaux. Si l'ame pensait toujours, dit Arnauld, elle devrait garder le souvenir des premiers actes d'intellection pure qu'elle accomplit dans l'enfance, et qui, de l'aveu même de Descartes, n'ont pas besoin des impressions du cerveau pour s'accomplir; de plus, si la pensée est l'essence de l'ame, changeons-nous d'essence toutes les fois que nous changeons de pensée, et, quand nous sommes les auteurs de notre pensée, sommes-nous les auteurs de notre essence. Descartes répond que chez l'enfant l'intellection pure n'est pas encore éveillée, et que toutes les idées consistent en des images dont la mollesse du cerveau ne peut encore garder la trace; il distingue entre l'acte de pensée et ce qu'il appelle la nature pensante dont il compose l'essence de l'ame. Ce qui varie en nous, dit-il, c'est l'acte de pensée, mais non la nature pensante. Descartes, ayant renfermé l'ame dans la pensée, se trouvait amené à conclure que la pensée et l'existence étaient une seule et même chose, et qu'au moment où l'ame ne penserait pas elle serait anéantie,

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