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INTRODUCTION.

Les lettres de Descartes renferment, comme nous l'avons dit, une partie originale de son système, c'est-à-dire sa doctrine morale, et une confirmation de tous les autres points de sa Philosophie. Le volume précédent contient les lettres morales, et celles d'Henri MOORE OU MORUS à Descartes, avec les réponses de notre philosophe. Le débat roule sur la distinction de l'étendue, de l'espace et de Dieu, sur l'indivisibilité de la matière, et sur l'ame des animaux. Descartes avait identifié le corps et l'espace, déclaré la matière divisible à l'infini, et réduit l'animal à l'état de pure machine. C'est contre cette triple thèse que réclame l'écrivain anglais il lui semble que la présence du corps est annoncée par la tangibilité, et que là où il n'y a rien de tangible il n'y a point de corps; et, pour échapper à la difficulté qu'il éprouve à concevoir le vide, il suppose, comme l'ont fait depuis Newton et Clarke, que l'existence de Dieu constitue ce qu'on appelle l'espace. Ainsi DESCARTES CONfond l'espace avec le corps, et MORUS confond l'espace avec Dieu, Pour le premier, si l'on enlève toute espèce de corps du sein d'un vase, on suppose, par cela même, que les parois se rapprochent et se touchent; pour le second, le vide du vase serait comblé par la présence de Dieu : la différence entre Dieu et le corps, c'est que l'un est une étendue pénétrable et immobile, et l'autre une étendue douée d'impénétrabilité et de mobilité. Il ne peut comprendre que Dieu et l'ame agissent sur des étendues sans jouir eux-mêmes de l'extension; mais cette extension lui paraît susceptible de se contracter et de se dilater. Descartes accorde à l'ame et à Dieu une étendue d'action et non d'essence, et, comme il a défini le corps une étendue ayant les trois dimensions, il persiste à dire que l'espace est un corps, et qu'il y a des corps insensibles. On pourrait croire, au premier coup-d'œil, qu'il ne s'agit ici que d'une guerre de mots, car le philosophe

DESCARTES. T. IV.

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français ayant donné du corps une définition qui convient parfaitement à l'espace pur, il lui est certainement libre d'imposer à l'espace le nom de corps; mais, comme il ajoute que les parties de l'étendue ont non-seulement les trois dimensions, mais encore la figure, l'impénétrabilité et la mobilité, il cesse de pouvoir identifier le corps et l'espace, car. ce dernier n'est ni impénétrable ni mobile. De son côté MORUS nous paraît se contredire quand il affirme, d'une part, que Dieu est une étendue pénétrable et universelle, et, de l'autre, que cette étendue peut se contracter: car il est évident qu'après la contraction il doit y avoir quelque espace vide de Dieu. Nous ne voyons, quant à nous, aucune impossibilité à concevoir le vide, ou, si l'on veut, un espace coutenant, dans lequel se jouent des forces qui se résistent les unes aux autres, c'est-à-dire des corps, et d'autres forces qui se pénètrent et qui connaissent, c'est-à-dire Dieu et les ames.

Sur la divisibilité à l'infini, MORUS objecte qu'il est impossible de comprendre une ligne composée de parties infinies et qui cependant serait elle-même finie; Descartes répond que supposer des atomes indivisibles, même pour le doigt de Dieu, ce serait borner la puissance du Créateur. Henri Morus réplique qu'en supposant que Dieu lui-même ne peut atteindre la limite de la division, on fait également expirer son pouvoir. Le philosophe français accorde qu'il aurait dû se borner à dire : la divisibilité indéfinie, et non pas infinie; car, si la limite de la division échappe à ses sens, il ne peut affirmer que Dieu ne puisse l'atteindre. Or se prononcer ainsi, c'est admettre l'indivisibilité ; aussi Henri Morus donne t il son acquiescement.

Les deux adversaires ne peuvent arriver à la même conciliation sur l'ame des animaux : suivant Descartes, les objets extérieurs ne déterminent, dans l'animal, ni perception, ni volonté, mais des mouvemens mécaniques. Ce qui les distingue particulièrement de l'homme, c'est qu'ils n'ont pas un véritable langage, et que les signes extérieurs expriment chez eux non des pensées, mais des be soins du corps, sans qu'aucune ame dirige cette manifestation, Leur attribuer

une ame, ce serait d'ailleurs les douer de l'immortalité. Le philosophe anglais demande s'il est possible d'expliquer la mémoire et la sagacité dont les animaux font preuve par un simple mouvement matériel; il allègue que les oiseaux parleurs emploient les mots avec intention et non par un simi ple ressort automatique, et il n'éprouve pas de répugnance à départir une ame immortelle même aux plus chétifs insectes. Ces myriades d'ames lui paraissent comme une sorte de sable ou de poussière spirituelle allant et venant dans la matière, et pénétrant de vie la plus délicate molécule. Il nous paraît difficile de refuser à l'animal une force distincte du corps : les matérialistes du dix-huitième siècle et de nos jours n'ont fait que retourner contre l'homme les argumens de Descartes contre l'animal. Si vous pouvez expliquer par un jeu de la matière la connaissance que le chien a de son maître, ainsi que la joie, la tristesse, la crainte, le désir que nous lisons dans ses yeux, on expliquera de la même manière ce que vous réservez à l'ame, c'est-à-dire la connaissance de la pensée et jusqu'à l'idée de l'infini. Nous ne pouvons douter que l'animal n'emploie des signes avec intention, à moins de renoncer aux inductions les plus légitimes et même à celles qui nous font croire que les autres hommes sont nos semblables. MORUS va cependant trop loin quand il affirme que les oiseaux parleurs emploient les mots avec intelligence: ils pourront répéter par hasard à propos les phrases qu'ils auront apprises, mais ils les redisent si souvent hors de propos que bien évidemment ils n'attachent aucune valeur aux articulations. Il n'en est pas de même des mouvemens du corps et des sons inarticulés; jamais l'animal ne les emploie que quand il en a besoin, c'est-à-dire qu'il les prend pour de véritables signes ou des manifestations de sa pensée : les articulations, au contraire, ne sont pour lui qu'un objet d'amusement.

Nous avons rappelé ce débat de Descartes et de Morus, quoiqu'il soit renfermé dans les lettres du volume précédent, pour le rapprocher des discussions que contient le présent volume et faire envisager d'un seul coup-d'œil toutes les querelles métaphysiques que Descartes a essuyées

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indépendamment de celles qui sont connues sous le nom d'Objections contre les Méditations. Le second débat de ce genre est celui qui s'est élevé entre notre philosophe et un de ses disciples infidèles, Henri LEROY, professeur à Utrecht, qui après avoir adopté toutes les opinions de son maître les rejeta ensuite presque toutes, et même altéra celles qu'il conserva, au point que Descartes n'en voulut plus reconnaître une seule. La lutte s'engage d'abord sur une définition de l'homme que Leroy avait appelé un être par accident. Descartes lui remontre que cette expression peut soulever la colère des théologiens, et qu'il est bon d'avertir que ce qu'il y a d'accidentel dans l'homme ce n'est ni l'ame, ni le corps, mais la réunion de l'un et de l'autre. Ce n'est là encore qu'une remontrance secrète de la part d'un maître un peu vif et un peu jaloux de son autorité à un élève indocile, qu'il ne se flatte pas de ranger facilement sous la règle. Bientôt le dissentiment éclate au grand jour : LEROY avait publié un écrit en forme de placard où il exposait ses vues sur l'esprit humain, et où la plupart des articles était une réfutation indirecte du principe de Descartes ; celui-ci en fit donc la réfutation dans une de ses lettres. Leroy définissait l'esprit humain une faculté de penser: Descartes objecte que ce n'est pas indiquer si l'esprit est un mode ou une substance. Dans l'article second de son placard le professeur d'Utrecht avance que rien ne s'oppose à ce que l'esprit soit une substance corporelle, ou du moins un mode de la substance du corps. C'était marcher directement contre l'enseignement cartésien. Aussi le maître est-il indigné; il répond que l'étendue est l'essence du corps, et la pensée l'essence de l'ame, et qu'ainsi ces deux essences ne peuvent se confondre en une seule. On peut concevoir dit-il, la pensée sans le corps; donc la première n'est pas l'attribut du second, car on ne peut concevoir le mode sans la substance. Une substance, ajoute-t-il, peut être considérée comme mode relativement à une substance plus importante, mais cela n'empêche pas que la première n'existe comme une nature distincte. Descartes est bien près de faire évanouir ici la distinction entre la substance et le mode, et,

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