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TROISIÈME PÉRIODE.

LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

PIERRE CORNEILLE1.

Pierre Corneille, né le 6 juin 1606, à Rouen, où il fut d'abord destiné au barreau, vint pour la première fois à Paris en 1629 et débuta par des comédies, oubliées aujourd'hui, qui eurent alors un grand succès. En 1635 il donna sa première tragédie, Médée. L'année suivante parut le Cid, le premier de ses chefs-d'œuvre; puis Horace, Cinna, tous deux en 1639; Polyeucte, 1640; la Mort de Pompée, 1641; Rodogune, 1646. En 1642 il donna au théâtre la première comédie de caractère, le Menteur. Admis à l'Académie en 1647, il produisit encore un grand nombre de pièces qui réussirent peu et qui n'offrent plus que des restes de son génie. On a de Corneille quelques écrits en prose, des Discours sur l'Art dramatique, des Examens de ses pièces. Il mourut pauvre, à Paris, le 1er octobre 1684.

La première édition estimée des Œuvres de Corneille est celle de Joly, 10 vol. in-12, 1738. — 1764. Édition en 12 vol. in-8°, avec les Commentaires de Voltaire. 1802. Édition

complète avec les Observations de Palissot sur les Commentaires de Voltaire, 12 vol. in-12. On lira avec fruit l'Histoire de la vie et des ouvrages de P. Corneille, par M. Taschereau, 1829 et 1855.

Le ressort principal du théâtre de Corneille, c'est l'admi

1. Histoire de la Littérature française, page 372: le Théâtre sous Richelieu.

ration; mais de ce sentiment naturellement calme il fait une passion aussi entraînante que noble. Du premier pas, il atteignit le but suprême de l'art; il sut à la fois émouvoir les âmes et les agrandir. Que ses héros soient Espagnols ou Romains, il reste Français, en s'attachant à ce qui est général, universel et humain. En cela il fut merveilleusement servi par la règle sévère qu'avait adoptée la tragédie française. L'unité d'action, de temps et de lieu, bannissait les épisodes, les longueurs, les distractions. L'intérêt se concentre par cette compression des événements, et la tragédie devient un problème moral, posé par le début, discuté par les péripéties, résolu par le dénoûment. La forme de la tragédie française, créée d'abord par le hasard, par l'imitation, par l'instinct national, trouva avec Corneille l'âme qui devait la faire mouvoir, la force vivante qui en justifiait la structure.

De la manière générale et du style de Corneille, il est difficile de rien dire qui n'ait été dit déjà et bien dit. « Les personnages de Corneille, dit M. Sainte-Beuve, sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en écartent jamais, on n'a pas de peine à les saisir; un coup d'œil suffit ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache: comme pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore. Aux endroits pathétiques ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer. Mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule.... Ses tyrans et ses marâtres sont tout d'une pièce comme ses héros, méchants d'un bout à l'autre, et encore, à l'aspect d'une belle action, leur arrive-t-il quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu.... Les hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux, ils se querellent sur l'étiquette; ils raisonnent longuement et ergotent à

haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion.... Ses héroïnes, ses adorables furies se ressemblent presque toutes leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur.

Le style de Corneille est le mérite par lequel il excelle, à mon gré.... Il me semble, avec ses négligences, une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse.... Il y a peu de peinture et de couleur dans ce style. Il est chaud plutôt qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y cède à la pensée et au raisonnement.... En somme, Corneille, génie pur, incomplet avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une séve abondante y monte; mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils se couronnent tard, se dépouillent tôt et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements, à ce tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée 1.

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LE CID'.

Don Rodrigue (surnommé bientôt le Cid, ou Seigneur, par les Maures qu'il a vaincus) aime Chimène, fille de

1. Sainte-Beuve, Critiques et Portraits littéraires, tome I, article Corneille.

2. Don Rodrigue de Bivar est en Espagne le héros d'un cycle légendaire, comme Charlemagne et Roland en France. Guillen de Castro trouva dans ses aventures, racontées par les vieilles romances espagnoles, la matière d'une comédie nationale, dont la renommée parvint jusqu'en France. Un vieux courtisan retiré à Rouen, M. de Châlon, signala à son jeune compatriote ce sujet dramatique. Corneille profita de l'avis; mais il ne copia pas servilement le modèle qu'on lui désignait. Chez le poëte espagnol, la vie entière du Cid se déroule sur la

don Gomès, comte de Gormas, et il en est aimé. Don Diègue, père de Rodrigue, au sortir d'un conseil où il a été nommé gouverneur du prince royal, vient demander à don Gomès la main de Chimène pour son fils. Don Gomès, irrité de se voir enlever par don Diègue l'emploi qu'il désirait pour lui-même, refuse son consentement, insulte le vieillard et lui donne un soufflet. Diègue met l'épée à la main, mais il est aussitôt désarmé par son adversaire. Rodrigue, chargé de la vengeance de son père, provoque le père de Chimène et le tue. Chimène, malgré son amour, va demander vengeance au roi. Pendant qu'elle poursuit sa demande, Rodrigue sauve Séville menacée par les Maures. Le roi ne peut punir le héros qui vient de lui rendre un pareil service. Chimène alors promet sa main au chevalier quel qu'il soit qui lui rapportera la tête de Rodrigue. Don Sanche, rival de Rodrigue, s'offre pour venger Chimène le roi permet le combat. Sanche vaincu et épargné par Rodrigue vient apporter son épée aux pieds de Chimène, qui, à sa vue, s'imaginant que Rodrigue a été tué, laisse éclater son amour avec sa douleur. Le roi, suivi de toute la cour, vient lui apprendre que Rodrigue est vivant et décide qu'elle devra épouser le héros qu'elle n'a pas cessé d'aimer.

:

ACTE I. SCENE III.

LE COMTE DE GORMAS, D. DIEGUE.

LE COMTE.

Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n'étoit dû qu'à moi,
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

scène; Corneille sut dégager de ce drame chevaleresque et féodal la donnée éternellement humaine. Le combat moral de l'honneur et de l'amour dans Rodrigue, de l'amour et du devoir dans Chimène, qui n'est qu'un épisode de l'œuvre de Guillen de Castro, devint le noud et l'unique intérêt de la tragédie française. L'apparition du Cid fut saluée d'un cri d'enthousiasme. Les fureurs comiques de Scudéry, la jalousie de Richelieu, les taquineries de l'Académie française n'y purent rien. Beau comme le Cid devint une formule proverbiale d'éloge et d'admiration. Voir, sur la querelle du Cid, l'Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille de M. Taschereau.

D. DIÈGUE.

Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille
Montre à tous qu'il est juste, et fait connoître assez
Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes,

Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu'ils savent mal payer les services présens.
D. DIÈGUE.

Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite.
La faveur l'a pu faire autant que le mérite,
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu
De n'examiner rien quand un roi l'a voulu..
A l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre,
Joignons d'un sacré nœud ma maison à la vôtre :
Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils,
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis,
Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE.

A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre,
Et le nouvel éclat de votre dignité

Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité.

Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince,
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi.
Joignez à ces vertus celle d'un capitaine,
Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille.
Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.

D. DIÈGUE.

Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie,
Il lira seulement l'histoire de ma vie.

Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter des nations,
Attaquer une place, et ranger une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE.

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir.
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,

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