Page images
PDF
EPUB

qu'auparavant qu'il s'acheminast à cette maudite entreprise, vous le vistes, et je dirois bien les lieux et endroits si je voulois. Pour l'encourager vous lui promistes Abbayes, Eveschez, et monts et merveilles, et laissastes faire aux Jésuites et à son Prieur1, qui passoient bien plus outre, et ne lui promettoient rien moins, qu'une place en Paradis au-dessus des Apostres, s'il advenoit qu'il y fust martyrisé. Qu'ainsi ne soit, et que ne fussiez bien adverty de tout le mystère, vous faisiez prescher le peuple qui parloit de se rendre, qu'on eust encor patience sept ou huit jours, et qu'avant la fin de la semaine on verroit quelque grande chose qui nous mettroit à nostre ayse. Puis si-tost que vostre Moyne endiablé fut parti, vous fistes arrester et prendre prisonniers en cette ville, plus de deux cents des principaux cytoyens et autres, que pensiez avoir des biens, des amis, et du crédit avec ceux du party du Roy, comme une précaution, dont vous vous proposiez servir, pour racheter le méchant Astarot 3, en cas qu'il eust esté pris avant le fait ou après; car ayant le gage de tant d'honnestes hommes, vous pensiez qu'on n'eust osé faire mourir cet assassin, sur la menace qu'eussiez faite, de faire mourir en contrechange ceux que teniez prisonniers, lesquels à la vérité sont bien obligez à ceux qui par une précipitée colère tuérent à coups d'espée ce méchant après son coup fait; et vous-mesmes vous ne les devez pas moins remercier. Car si on l'eust laissé vivre, comme il falloit, et mis entre les mains de justice, nous eussions eu tout le fil de l'entreprise naïfvement déduit, et y eussiez esté couché en blancs draps, pour une marque ineffaçable de vostre desloyauté et felonnie. Mais Dieu ne l'a pas ainsi permis, et ne sçavons encore ce qu'il vous garde.... C'est pourquoy, Monsieur le Lieutenant, vous eustes grand tort de faire démonstration de tant d'allégresse, ayant sçeu la nouvelle du cruel accident de celuy, par la mort duquel vous entriez au chemin de la Royauté. Vous fistes des feux de joye, au lieu qu'en debviez faire de funèbres; vous pristes l'echarpe verde en signe de réjouissance, au lieu que deviez redoubler la vostre noire, en signe de dueil. Vous deviez imiter David, qui fit recueillir les os de Saúl, et les fit honorablement ensépulturer, combien que par sa mort il devenoit Roy paisible, et perdoit en lui son plus grand ennemi. Mais vous au contraire, vous riez, et faistes festins, feux de joye, et toutes sortes de réjouissances, quand vous sçavez la cruelle mort de celuy de qui vous teniez tout ce que vous et vos prédécesseurs aviez de bien, d'honneur et d'authorité; et non content de ces communes allégresses, qui témoignoient assez combien vous approuviez ce malheureux acte, vous fistes faire l'effigie du meurtrier, pour la montrer en public, comme d'un Saint canonisé; et fistes rechercher sa

1. Edme Bourgoing.

2. Si vous prétendez qu'il n'en est pas ainsi.

3. Astaroth, nom donné par la Bible à la divinité phénicienne Astarté de là le sens de mauvais esprit, de démon.

mère et ses parents pour les enrichir d'aumosnes publiques, afin que celà fust un leurre et une amorce à d'autres qui pourroient entreprendre de faire un pareil coup au Roy de Navarre sur l'assurance qu'ils prendroient par l'exemple de ce nouveau Martyr, qu'après leur mort ils seroient ainsi sanctifiez et leurs parents bien récompensez. Or je ne veux point examiner plus avant vostre conscience, ny vous pronostiquer, ce qui vous peut advenir pour ce fait-là; mais il faudroit que la parole de Dieu fust menteuse (ce qui n'est point) si vous ne recevez bientost le salaire que Dieu promet aux meurtriers et assassinateurs.

LES POLITIQUES VEULENT LA PAIX, ET LEUR ROI LÉGITIME.

Il n'y a ni rodomontade d'Espagne, ni bravacherie Napolitaine, ni mutinerie Walonne, ni fort d'Anthonia 1, ny Temple, ni citadelle dont on nous menace, qui nous puisse empescher de désirer et de demander la paix. Nous n'aurons plus peur que nos femmes et nos filles soient violées, ni débauchées par les gens de guerre, et celles que la nécessité a détournées de l'honneur se remettront au droit chemin. Nous n'aurons plus ces sangsües d'exacteurs et maltotiers; on ostera ces lourds imposts qu'on a inventés à l'hostel de ville sur les meubles et marchandises libres et sur les vivres qui entrent aux bonnes villes, où il se commet mille abus et concussions, dont le profit ne revient pas au public, mais à ceux qui manient les deniers, et s'en donnent par les joues. Nous n'aurons plus ces chenilles, qui succent et rongent les belles fleurs des jardins de France, et s'en peignent de diverses couleurs, et en un moment de petits vers rampants contre terre deviennent grands papillons volants, peinturez d'or et d'azur. Nous n'aurons plus tant de gouverneurs qui font les Roytelets, et ne serons plus subjets aux gardes et sentinelles, où nous perdons la moitié de notre temps, consommons nostre meilleur âge, et acquerons des catarres, et maladies qui ruinent nostre santé. Nous aurons un Roy qui donnera ordre à tout, et retiendra tous ces tyranneaux en crainte et en devoir; qui chastiera les violents, punira les réfractaires, exterminera les voleurs et pillards, retranchera les aisles aux ambiteux, fera rendre gorge à ces esponges et larrons des deniers publics, fera contenir un chacun aux limites de sa charge, et conservera tout le monde en repos et tranquillité. Enfin nous voulons un Roy pour avoir la paix. Mais nous ne voulons pas faire comme les grenouilles, qui s'ennuyants de leur Roy paisible, esleurent la Cicogne, qui les dévora toutes. Nous demandons un Roy et chef naturel, non artificiel, un Roy déjà fait, et non à faire, et n'en voulons point prendre le conseil des Espagnols, nos ennemis invétérez, et qui veulent estre nos tuteurs par force. Nous ne voulons pour conseillers et médecins ceux de Lorraine, qui

1. «< Jérusalem avoit le fort d'Anthonia, le temple et le fort de Sion, qui bridoient le peuple.» (Discours de d'Aubray, suprà.)

de longtemps béent1 après nostre mort. Le Roy que nous demandons est déjà fait par la nature, né au vray parterre des fleurs de Lis de France rejetton droit et verdoyant de la tige de saint Louys. Ceux qui parlent d'en faire un autre se trompent, et ne sçauroient en venir à bout. On peut faire des sceptres et des couronnes, mais non pas des roys pour les porter; on peut faire une maison, mais non pas un arbre, ou un rameau verd; il faut que la nature le produise par espace de temps, du suc et de la moëlle de la terre, qui entretient la tige en sa seve et vigueur. On peut faire une jambe de bois, un bras de fer, un nez d'argent; mais non pas une teste. Aussi pouvons-nous faire des Mareschaux à la douzaine, des Pairs, des Admiraux, et des Secrétaires et Conseillers d'Estat, mais de Roy point; il faut que celuy seul naisse de luy-mesme, pour avoir vie et valeur.

Allons, allons donc, mes amis, tous d'une voix luy demander la paix : il n'y a paix si inique qui ne vaille mieux qu'une très-juste guerre. O quam speciosi pedes nuntiantium pacem, nuntiantium bona et salutem! dit Isaye. O que ceux ont les pieds beaux, qui portent la paix et annoncent le salut et la sauveté du peuple! Que tardons-nous à chasser ces fâcheux hostes, maupiteux bourgeois, insolens animaux, qui dévorent nostre substance, et nos biens comme sauterelles? Ne sommesnous point las de fournir à la luxure et aux voluptez de ces harpies? Allons, Monsieur le légat, retournez à Rome. Allons, Messieurs les Agents et Ambassadeurs d'Espagne, nous sommes las de vous servir de gladiateurs à outrance, et nous entretuer pour vous donner du plaisir. Allons, Messieurs de Lorraine, nous vous tenons pour fantosmes de protection, sangsües du sang des Princes de France; et que Monsieur le Lieutenant ne pense pas nous empescher ou retarder par ses menaces nous luy disons haut et clair, et à vous tous, Messieurs ses cousins et alliez, que nous sommes François, et allons avec les François exposer nostre vie, et ce qui nous reste de bien pour assister nostre roy, nostre bon Roy, nostre vray Roy, qui vous rangera aussi bientost à la mesme reconnoissance, par force, ou par un bon conseil, que Dieu vous inspirera, si en estes dignes.

MONTAIGNE.

Michel, seigneur de Montaigne en Périgord, naquit en 1533 et mourut en 1592. Il avait été conseiller au Parlement et maire de Bordeaux. Ses ouvrages sont les Essais

1. Aspirent. (Bayer, béer, inhiare.)

et un Voyage en Italie, recueil de lettres qui n'offre que fort peu d'intérêt.

La première édition des Essais, qui ne contenait que deux livres, est de 1580. La meilleure est celle de V. Leclerc, 1826-27, 5 vol. in-8°, avec d'excellentes notes 1.

Les Essais sont le premier et peut-être le meilleur fruit qu'ait produit en France la philosophie morale. C'est le premier appel adressé à la société laïque et mondaine sur les graves matières que les savants de profession avaient jusqu'alors prétendu juger à huis clos. Le principal charme de cet ouvrage, c'est qu'on y sent à chaque ligne l'homme sous l'auteur. Ce n'est point un traité, encore moins un discours; c'est la libre fantaisie d'un causeur aimable et prodigieusement instruit, qui se déroule capricieusement sous vos yeux. L'idée y prend un corps, l'abstraction devient vivante. Le livre et l'écrivain ne sont qu'une même chose. Montaigne a pour ainsi dire vécu son ouvrage au lieu de le composer.

Cet homme d'une raison si droite semble, dans la succession de ses idées, n'obéir qu'à cette faculté que lui-même appelle la folle du logis. Il choisit un sujet, le quitte, le reprend, promet une matière dans le titre, en traite une autre dans le chapitre. « Je n'ai point, dit-il, d'autre sergent de bande à arranger mes pièces que la fortune. A mesure que mes rêveries se présentent, je les entasse : tantôt elles se présentent en foule, tantôt elles se traînent à la file. Je veux qu'on voie mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu'il est; je me laisse aller comme je me trouve, je prends de la fortune le premier argument, pensant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris de leurs pièces, écartés sans dessein ni promesses. >

Toutefois sous cette allure fortuite se cache un intérêt sérieux et puissant. Malgré toutes ses excursions, Montaigne a constamment en vue un seul objet, qu'il nous peint, qu'il

1. Voir l'Éloge de Montaigne, par M. Villemain, dans ses Discours et Mélanges littéraires, tome I.

nous montre, qu'il nous explique sans cesse, c'est lui-même, ou plutôt c'est nous, c'est l'homme tel qu'il fut, tel qu'il sera toujours et c'est là le secret de l'immortalité de son ouvrage. Il a toute la grâce d'une fantaisie et toute la profondeur d'une étude, tout le charme d'une conversation et toute la valeur d'un traité scientifique.

Voltaire a dit avec raison: « Ce n'est pas le langage de Montaigne, c'est son imagination qu'il faut regretter. » Chez lui, plus que chez personne, le style c'est l'homme. Il maîtrise, il assouplit l'idiome rebelle encore qui lui est donné, et, comme un habile versificateur, il tire de la difficulté même cent combinaisons inattendues et charmantes. C'est aux paroles, dit-il, à servir et à suivre, et que le gascon y arrive si le français n'y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu'elles remplissent l'imagination de celui qui écoute, de façon qu'il n'ait aucune souvenance des mots. Aussi le langage de Montaigne est-il un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné que véhément et brusque, plus difficile qu'ennuyeux, éloigné de l'affectation, déréglé, décousu et hardi. On ne pourrait compter toutes les images, les expressions neuves, les alliances de mots qu'il a créées. Si l'on se plaît au français d'Amyot, on étudie la langue de Montaigne, et ses écrits. sont encore aujourd'hui un trésor, où notre prose, appauvrie par les dédains philosophiques du dix-huitième siècle, est heureuse d'aller rechercher ses anciennes richesses.

AMITIÉ DE MONTAIGNE ET DE LA BOÉTIE'.

Considerant la conduicte de la besongne d'un peintre que i'ay, il m'a prins envie de l'ensuyvre. Il choisit le plus bel endroict et milieu de chasque paroy pour y loger un tableau eslaboré de toute sa suffisance et le vuide tout autour, il le remplit de crotesques, qui sont

1. Étienne de La Boétie, né à Sarlat en 1530, mort en 1563, conseiller au parlement de Bordeaux à l'âge de vingt ans, avait écrit à dix-huit ans son Discours sur la servitude volontaire, éloquente invective contre la tyrannie, dans le goût des déclamations antiques.

« PreviousContinue »